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C’est précisément cette démarche qu’a adopté Kiker dans un article intitulé « The Historical Roots of the Concept of Human Capital » (Kiker 1966). Kiker se concentre sur les différentes tentatives d’estimation du capital humain. Il accorde ainsi une importance considérable aux actuaires et aux statisticiens des finances publiques qui ont été les premiers à développer un cadre théorique rigoureux pour comptabiliser la valeur du capital humain, et ce dès 1850. Nous avons fait, quant à nous, le choix méthodologique de débuter l’histoire de la révolution du capital humain aux auteurs considérés comme des précurseurs par les protagonistes de la révolution eux-mêmes.

Nous considérons en effet que ceux qui ont fait la révolution du capital humain dans les années 1950, en donnant du crédit à certains économistes passés, en les citant, en s’appuyant sur leurs analyses pour développer les leurs, en se positionnant par rapport à eux, les ont fait entrer dans l’histoire de la révolution du capital humain, au titre de précurseurs, ou à minima de sources d’inspiration. La restriction de l’analyse rétrospective aux œuvres de Nicholson, Walsh, Friedman et Kuznets (tous trois cités par Becker, Mincer et Schultz) nous permet de nous prémunir contre une reconstruction à posteriori d’une théorie à partir d’éléments qui n’ont pas directement participé à son émergence. Analyser des contributions qui ne font pas partie de la grammaire intellectuelle mobilisée par Becker, Mincer et Schultz reviendrait à établir une filiation théorique artificielle.

Plan de la thèse

En conséquence des choix méthodologiques que nous venons d’exposer, dans le chapitre 1 intitulé « Les travaux précurseurs de la révolution du capital humain », nous analysons les contributions théoriques qui ont concouru à faire advenir la révolution du capital humain. Nicholson est le premier auteur cité par Schultz dans son article fondateur (Schultz 1959a). En 1891, il écrit un article sur le capital vivant intitulé « The living capital of the United Kingdom » (Nicholson 1891). Au-delà de l’influence que ce texte a réellement eu sur Schultz, il convient de remarquer que c’est la première fois qu’un texte porte un titre faisant

explicitement référence à l’humain comme une forme de capital. Si de nombreux économistes ont abordé cette question, il est le premier à en faire le sujet d’un article à part entière. Il est une chose de discuter de l’inclusion du capital vivant dans le capital, il en est une autre d’en donner une estimation. Nicholson fait les deux.

Deuxième étape décisive de cette rétrospective : l’article de Walsh « Capital Concept Applied to Man » (Walsh 1935). Il pousse plus loin l’analogie avec le capital physique en considérant les dépenses individuelles de formation comme résultant de choix rationnels. Il produit une estimation des revenus agrégés des personnes selon leur niveau d’étude et les compare aux coûts engagés pour les études.

Enfin, la dernière étape que nous avons choisi de mettre en lumière dans ce chapitre consacré aux précurseurs de la révolution du capital humain est le livre de Friedman et Kuznets « Income from Independent Professional Practice » (Friedman et Kuznets 1945). Ces auteurs considèrent l’éducation comme un des principaux déterminants du revenu. Ils tentent d’analyser et de modéliser le comportement individuel face aux choix d’orientation professionnelle. Dans le cadre d’une comparaison entre le taux de retour de la profession de dentiste et de la profession de médecin, ils essayent de mesurer l’impact du coût de la formation sur le salaire futur capitalisé. Les travaux de Nicholson, Walsh, Kuznets et Friedman vont constituer le terreau de la révolution du capital humain. Il faudra cependant attendre la fin des années 1950 pour qu’ils soient exhumés par Becker, Mincer et Schultz. Durant cet intervalle de temps, Schultz va emprunter un certain nombre de détours avant de concentrer ses recherches sur le capital humain.

L’objectif du chapitre 2 intitulé « Le parcours intellectuel de Schultz vers le capital humain : économie de l’agriculture et théories de la croissance (1940-1958) », est de montrer que la théorie du capital humain de Schultz s’enracine dans ses analyses relatives à la distribution des revenus agricoles et à la croissance de la production. Schultz pense d’abord le concept de capital humain comme un moyen de résoudre la pauvreté agricole et de faciliter le transfert sectoriel de la main-d’œuvre. Progressivement il considère les compétences et capacités productives des individus comme une forme de capital résultant d’un investissement.

Au début des années 1950, Schultz opère un premier tournant dans ses travaux. Il porte son attention non plus sur le revenu des agriculteurs mais sur les déterminants de la production. Il se heurte alors aux limites de la fonction de production à deux facteurs qui ne permet de rendre

compte que d’une petite partie de la croissance économique. Dans cette perspective, il s’intéresse aux travaux de comptabilité de la croissance menés au NBER par Kuznets, Fabricant, Abramovitz et Kendrick. Ces auteurs, chacun à leur manière, mettent en lumière les faiblesses de la théorie économique standard et en particulier de la mesure du travail. Ils proposent des dépassements qui préfigurent à bien des égards la révolution du capital humain qui aura lieu quelques années plus tard.

L’énigme de la croissance fournit à Schultz l’opportunité de développer et faire connaître la perspective nouvelle du capital humain. Il s’appuie sur les travaux des comptables de la croissance pour justifier l’intérêt de sa découverte. L’enjeu est alors macro-économique : il s’agit de comprendre quels sont les déterminants de la croissance. Schultz conçoit le capital humain comme le facteur manquant à l’origine de la partie de la croissance jusqu’alors inexpliquée. Le croisement entre ses travaux d’économie de l’agriculture et les travaux de comptabilité de la croissance va très vite le persuader de la nécessiter d’intensifier les recherches sur le capital humain. Dès l’année 1958, il concentre ses travaux sur ce nouvel objet théorique.

Dans le chapitre 3, intitulé « La construction d’un cadre théorique : définition et mesure du capital humain chez Schultz (1958-1962) », nous analysons la contribution de Schultz à la révolution du capital humain. La constitution et la stabilisation de cet objet sont un préalable au développement de son analyse spécifique. Schultz commence par tracer les frontières de la théorie du capital humain. Il propose un critère pour distinguer les dépenses de consommation des dépenses d’investissement, et s’interroge sur l’allocation optimale des ressources entre l’investissement en capital physique et l’investissement en capital humain.

Il propose ensuite la première estimation macro-économique des dépenses d’éducation fondée sur les coûts de production. Grâce aux résultats obtenus il peut évaluer le poids des dépenses d’éducation dans l’économie. Il propose en définitive de mesurer la contribution de l’éducation à la croissance. Nous montrons qu’il ne parvient pas réellement à ce résultat notamment parce qu’il doit affronter de nombreux biais de mesure.

Ce travail pionnier ouvre néanmoins la voie au développement de la théorie du capital humain. Schultz va s’efforcer, pendant les quatre années de la révolution, de justifier son optimisme vis-à-vis du pouvoir explicatif de capital humain. Il est convaincu que l’investissement dans l’éducation est la source principale de la croissance économique, et

l’ensemble de sa contribution à la théorie du capital humain s’articule autour de ce lien entre éducation et croissance. Ce questionnement macro-économique va pourtant disparaître avec l’apparition du modèle micro-économique de Becker.

Dans le chapitre 4, intitulé « La modélisation de la théorie du capital humain : l’apport de Becker et Mincer », nous montrons que ces deux auteurs développent une version micro-économique du concept de capital humain, et insistent essentiellement sur la théorie de la décision qui sous-tend le processus d’accumulation de ce capital. Il s’agit pour eux d’un investissement issu d’un choix rationnel portant sur le coût et le bénéfice espéré de cette dépense.

Becker commence à s’intéresser au capital humain par le biais de l’étude du taux de rendement privé de l’investissement dans l’éducation. Cette première étude empirique menée au NBER le conduit à établir une modélisation de l’investissement en capital humain. Becker modifie la condition d’équilibre entre le produit marginal et le salaire afin de prendre en compte le coût de la formation. Il propose ainsi une explication de la répartition du coût et du bénéfice de la formation entre le travailleur et la firme.

Dans sa thèse de doctorat, Mincer construit un premier modèle permettant de prendre en compte les effets de l’investissement dans la formation sur le salaire des travailleurs. Mais au début des années 1960 il finit par abandonner sa propre modélisation et réalise son étude empirique majeure à partir du modèle de Becker. Ainsi, en 1962, grâce à la contribution théorique de Becker et à la contribution empirique de Mincer, le modèle canonique du capital humain voit le jour.

L’orientation prise par Becker et Mincer, résolument micro-économique, éloigne rapidement le programme de recherche du capital humain des préoccupations premières de Schultz. L’édifice théorique qui ressort de la révolution reflète assez mal les plans de son principal architecte. La faille qu’ils contenaient a été dissimulée par la dynamique d’incorporation du capital humain dans le cadre standard de la théorie économique. Les critiques récentes peuvent alors être comprises comme la résurgence de cette ligne de fracture.

Chapitre 1. Jalons pour une

proto-histoire de la révolution du capital

humain : Nicholson, Walsh,

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