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Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

1.6 Un processus d’individualisation

1.6.2 Une épreuve identitaire

Une fois de plus, les phénomènes à l’œuvre pendant la jeunesse nous apparaissent nuancés selon l’origine sociale des individus. L’existence prolongée dans ce « nouvel âge de la vie », les expériences qui y sont faites et le déroulé du processus de construction identitaire sont eux- aussi contrastés par l’environnement social dans lequel évoluent les jeunes. Leurs ressources, leurs pratiques culturelles, les caractéristiques de leurs relations personnelles (à commencer par leur famille d’origine), ou encore les rapports qu’ils entretiennent avec les institutions contribuent à les aiguiller sur différents itinéraires. Pour autant, dans notre raisonnement, penser le processus de construction identitaire à l’œuvre durant la jeunesse s’avère primordial. L’étude des conditions de la production d’acteurs sociaux singularisés nous permet en effet de comprendre comment est vécu, à l’échelle des biographies individuelles, le phénomène massif de reproduction des inégalités sociales.

Même si leurs conditions d’existence sont contrastées, tous les jeunes sont invités par les institutions du monde social à parcourir leur propre itinéraire vers les positions qu’ils désirent occuper dans l’âge adulte. A travers l’expérience scolaire notamment70, chacun est appelé à

se construire une identité en tant qu’individu autonome et responsable. Ainsi Léa Lima71 décrit

bien le caractère individualisant des « politiques d’activation » désormais adressées aux jeunes bénéficiant d’une assistance sociale. Les Missions locales développent par exemple une activité d’accompagnement personnalisé des jeunes, qui intègre les différentes dimensions de leur vie personnelle. Comme le détaille Anne Le Bissonnais72, les problèmes d’emploi sont

pensés par les conseillers des Missions locales en interaction avec les éventuels problèmes de logement, de santé ou de famille, en mettant alors l’accent sur la responsabilité de l’individu et sur ses capacités d’action. Les jeunes fréquentant ces antennes sont ainsi conviés à

70 F. Dubet, D. Martuccelli, A l’école : sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996. 71 L. Lima, Pauvres jeunes. Enquête au cœur de la politique sociale de jeunesse, op. cit.

72 A. Le Bissonnais, Les Missions du possible. Avec et pour les jeunes en parcours d’insertion, Rennes, Apogée,

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participer à des événements organisés en partenariat avec d’autres organismes et des entreprises, au cours desquels ils apprennent notamment à se présenter aux autres, à échanger ou encore à mettre au point leur projet professionnel. Pour assurer l’insertion sociale, nous voyons que les conseillers tentent en fait de développer chez les jeunes les comportements socialement signifiants et convertibles permettant d’accéder à l’autonomie. C’est tout le pan du travail social actuel qu’Anthony Giddens73 et d’autres auteurs à sa suite

comme Marc-Henry Soulet74, qualifient de « politique générative », c’est-à-dire promouvant

une mise au travail de l’individu sur lui-même.

A l’école, au travers de l’épanouissement dans un nouvel âge de la vie et/ou au contact des institutions du travail social, chacun apprend ainsi au cours de la jeunesse à se percevoir comme « entrepreneur de lui-même » et responsable de sa trajectoire. Pourtant, nous avons vu que la tendance à l’hérédité des catégories socioprofessionnelle d’une génération à l’autre reste importante. Nous pensons alors que le phénomène de construction identitaire qui compose l’expérience contemporaine de chaque jeune participe en fait à l’acceptation par tous des logiques de cet ordre social inégalitaire. A travers ce « travail sur soi », au gré d’une trajectoire moins balisée qu’avant, ce sont les destinées contrastées des uns et des autres qui ressortent légitimées comme étant d’abord les conséquences d’expériences singulières et personnelles, là où les positions de départ de chacun dans la structure sociale sont pourtant également déterminantes. De ce point de vue, le phénomène de massification scolaire, en célébrant l’égalité des droits et l’égalité des chances, tend alors en fait à naturaliser les différences sociales. Comme le montre Marie Duru-Bellat75, les résultats des individus sont

mis sur le compte de leur capacité propre en oubliant qu’ils découlent en partie de leur environnement social.

Nous rejoignons là un constat que fait François Dubet76. Pour cet auteur, à défaut de seuils

d’entrée dans la vie adulte évidents et ritualisés, la jeunesse est désormais plutôt caractérisée par des « épreuves », des séries d’expériences qui font sens dans le processus d’accès à l’âge adulte, et qu’il s’agit de repérer. La scolarité constitue ainsi pour lui une épreuve d’investissement. Depuis que les positions sociales ne sont plus héritées mécaniquement

73 A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

74 M-H. Soulet, « De l'habilitation au maintien. Les deux figures contemporaines du travail social », Savoirs, vol.

18, n°3, 2008, p. 33-44.

75 M. Duru-Bellat, Le mérite contre la justice, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. 76 F. Dubet, « La jeunesse n’est-elle qu’un mot ? », op. cit.

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(comme dans la société d’ordre de l’Ancien Régime), c’est désormais l’obtention d’un diplôme qui vient sanctionner le mérite des individus et qui leur donne accès à une carrière professionnelle correspondante. Or lui aussi constate que depuis que l’école est devenue « la grande machine à distribuer les individus dans la structure sociale »77, cette épreuve ne

change guère le résultat de la distribution (en termes de rapports de domination). Le mécanisme compétitif de la scolarité reste commandé par des inégalités initiales, qu’elle vient légitimer : les jeunes les plus défavorisés sont rendus responsables de leurs échecs scolaires, pendant que les élites peuvent se sentir fières de leurs réussites. Sous cet aspect, la jeunesse apparait comme un processus qui, dans le cours des biographies, assure la production et la reproduction des inégalités sociales par la généralisation d’un rapport à soi pensé individualiste.

Pour cerner ce dernier phénomène, Dubet met alors en avant une seconde épreuve dans les biographies : une épreuve identitaire, constitutive de la jeunesse. Selon lui, les institutions sociales ont effectivement changé depuis les années 1970 pour promouvoir l’idée que désormais « tout dépend de soi ». Plutôt qu’un contrôle direct et vertical par l’école ou la famille, chacun est maintenant appelé à se percevoir comme l’auteur de sa propre vie. Les seuils d’entrée dans la vie adulte ne sont plus autant ritualisés et ce sont désormais les expérimentations de la jeunesse qui constituent les signes de la conquête de son identité. Les normes se diffusent alors plutôt de manière horizontale. Les relations personnelles, et en particulier le groupe de pairs à l’école, constituent notamment des miroirs pour tenter de se situer et de cerner les facettes de sa personnalité. Dans ce contexte, un certain culte de l’authenticité est alors entretenu : chacun se doit d’être reconnu comme un individu singulier, original et maître de son destin, malgré le conformisme des codes juvéniles et le poids des inégalités sociales dans les parcours. Voilà ce qu’est donc aussi la jeunesse : à un éclatement objectif des expériences sociales vécues par les personnes selon leurs ressources et leur milieu d’origine, correspond aussi un processus d’individualisation qui met en avant des critères identitaires pour rendre compte des destinées de chacun.

Cependant, contrairement à Dubet, nous ne pensons pas que la jeunesse soit aujourd’hui seulement organisée autour de ce processus d’individualisation, à travers cette épreuve identitaire. La jeunesse n’est pas qu’une expérience subjective. Les mouvements de positions

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sociales dans l’accès à l’autonomie de l’âge adulte constituent toujours pour nous des situations socialement contrastées, pertinentes pour éclairer les grandes divisions qui sillonnent le monde social. C’est donc l’ensemble de ces évolutions qu’il s’agit de saisir dans le cours des trajectoires pour comprendre comment se distribuent les positions sociales dans l’âge adulte.

A l’issue de ces réflexions, nous avons mis au point une définition opérationnelle de la jeunesse. Elle a pour principe d’unité de caractériser une période dynamique dans les biographies entre des positions sociales. Elle raconte le processus qui accompagne les individus depuis leur famille d’origine et jusqu’à l’acquisition des statuts sociaux de l’âge adulte (par l’installation dans les rôles professionnel, conjugal et parental). Elle a pour principe de diversité de faire état de la multiplicité des itinéraires empruntés dans le monde social pour accéder à cette autonomie. Les changements dans la scolarité, dans le monde du travail et dans les rapports familiaux à l’œuvre depuis un demi-siècle ont en effet contribué à la dispersion des expériences vécues par les uns et les autres, à la désynchronisation des calendriers professionnels, conjugaux et matrimoniaux et au prolongement de cette phase transitoire. A vrai dire, ces évolutions ont tellement marqué la jeunesse qu’aujourd’hui les itinéraires apparaissent comme individualisés. Cette période de la vie se présente alors aussi comme un temps de découverte et d’apprentissage pendant lequel se joue la construction identitaire d’un individu pensé comme autonome et singulier. Mais en fait, ce dernier processus se révèle être plus un rapport à soi qu’une réalité, puisque les positions de départ des jeunes dans la structure sociale, leurs ressources et leurs cadres culturels continuent d’orienter fortement leurs trajectoires. Simplement, à l’issue de la jeunesse, chacun est reconnu individuellement comme le responsable des positions sociales qu’il occupe.

La jeunesse est donc un double processus toujours plus étendu visant à produire des adultes, en tant qu’êtres à la fois autonomes et individualisés, alors qu’en arrière-plan se reproduisent des inégalités dans la distribution des positions sociales. Observer les parcours des jeunes vers l’âge adulte ce sera donc, pour nous, observer les logiques sociales à l’œuvre dans le cours des trajectoires et leur intériorisation à une échelle individuelle. Nous allons maintenant voir que la production de tels individus n’a pas toujours existé mais qu’elle est plutôt la conséquence d’une histoire et d’une configuration sociale particulière.

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