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Réseau personnel et processus de transition statutaire

Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

4. L’examen des destinées individuelles

4.3 Etudier l’entourage relationnel

4.3.5 Produire une analyse des réseaux de connaissances personnels

4.3.5.2 Réseau personnel et processus de transition statutaire

Parce qu’il constitue un certain « mode d’accrochage » de l’individu dans la société, le réseau personnel nous éclaire sur les contextes relationnels dans lesquels évoluent l’individu et les facettes de sa personnalité. En ce sens, nous venons de voir que l’acteur social entretient des similarités avec ses relations personnelles : c’est leur activité dans un même contexte qui a pu permettre leur rencontre, ils sont parfois affiliés à un même groupe, ils entretiennent certaines pratiques et représentations du monde en commun. Pour autant, le réseau personnel est aussi porteur de différences. Au cours de sa vie, dans le déroulé d’une journée, l’individu moderne traverse plusieurs cercles sociaux, dans lesquels il joue des rôles distincts. Dans ces occasions, il fréquente des personnes elles aussi animées par des engagements pluriels.

Les analyses de réseaux égocentrés permettent ainsi d’apprécier le degré de ressemblance et de diversité qui colore plus ou moins l’entourage relationnel de chacun. A partir d’une enquête

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longitudinale menée auprès d’une cohorte d’adolescents suédois, William Burk, Christian Steglich et Tom Snijders285 ont par exemple abordé ces phénomènes en considérant la façon

dont le réseau personnel se constitue entre des processus d’influence (on se conforme aux membres de son réseau) et de sélection (on élimine du réseau les personnes trop hétérogènes). En France, Alexis Ferrand286 a aussi mobilisé l’analyse des réseaux de

connaissances personnels pour montrer comment les individus entretiennent une certaine diversité d’opinions dans leur entourage, qui naît justement de ces interactions. La coexistence autour de soi de personnes plus ou moins proches, aux ressources hétérogènes et aux avis parfois contradictoires, nous amène alors à penser les façons dont les relations personnelles sont impliquées dans les choix de carrière des individus.

Plus tôt, nous avons reconnu le réseau de connaissances personnel comme un objet évolutif, qui se construit au fil de la trajectoire et des rôles joués dans différents collectifs, en fonction des liens qui sont noués, des relations qui se défont, des personnes qui sont présentées les unes aux autres et de celles qui demeurent éloignées. Mais cette conception dynamique nous amène alors maintenant à considérer un phénomène réciproque : par sa présence autour de l’individu, au regard des caractéristiques des relations et de la structure de leurs interconnexions, le réseau personnel participe à son tour à orienter la trajectoire dans une direction ou dans une autre. Si le réseau se forme et se transforme au gré du parcours, le parcours se façonne lui aussi en fonction de l’entourage.

Pour comprendre l’évolution des acteurs sociaux entre plusieurs positions sociales, il faut bien sûr considérer les rôles qu’ils jouent dans diverses institutions, l’historique de leur carrière dans ces organisations, l’effet des stratégies qu’ils mettent parfois en place. Mais il faut aussi prendre en compte les engagements auprès de leurs relations personnelles, qui peuvent représenter des ressources et des contraintes tout aussi déterminantes dans le cours de ces carrières. C’est exactement ce que préconisent certains chercheurs de la sociologie des parcours de vie, comme Glen Elder287. Et c’est en prenant au pied de la lettre ses

encouragements que nous avons justement investi l’analyse des réseaux sociaux.

285 W. Burk, C. Steglich, T. Snijders, « Beyond dyadic interdependence : Actor-oriented models for co-evolving

social networks and individual behaviors », International Journal of Behavioral Development, n°31, 2007.

286 A. Ferrand, Appartenances multiples, opinion plurielle, op. cit.

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La reconstitution et l’examen du réseau égocentré de relations personnelles peut ainsi contribuer à la compréhension des processus de transitions statutaires d’un individu, en révélant des interactions qui demeurent inaperçus si l’on s’en tient à une approche par les rôles, les institutions et les statuts sociaux. Certes, là-encore, l’examen des structures relationnelles ne révèle pas que des phénomènes strictement originaux par rapport à une analyse focalisée sur les caractéristiques sociodémographiques des acteurs. Mais ce modèle permet de détailler les implications concrètes de l’inscription des personnes dans des milieux sociaux hétérogènes, en même temps qu’il fait ressortir l’effet particulier de cet entourage sur le cours de la vie. Si, comme nous l’avons vu, le réseau personnel a tendance à redoubler l’effet des hiérarchies sociales, c’est aussi à travers lui que se dessinent des ouvertures vers des personnes, des lieux et des ressources originales, à même de venir réorienter le cours d’une trajectoire. C’est pourquoi il est pertinent d’analyser le réseau personnel pour rendre compte des processus de transition statutaire.

Les analyses de Claire Bidart288 nous apprennent plusieurs choses quant à l’effet du réseau

personnel sur le parcours de vie. Les phénomènes à l’œuvre peuvent engager tant les caractéristiques et les ressources des personnes autour de soi, que la qualité des liens ou bien encore les propriétés de la structure du réseau. D’abord, par sa simple présence, l’entourage permet à l’acteur non seulement de se situer dans le monde social mais aussi de dégager un certain « champ des possibles » pour son action. En fonction de leur histoire et de leur situation, les relations personnelles constituent en effet des exemples de vie contrastés de ce qui semble réalisable ou de ce qu’il est préférable d’éviter. Leurs appartenances le renseignent ainsi sur ses possibilités de déplacement social, sur les itinéraires conseillés ou bien qui semblent voués à l’échec. Nous retrouvons là des phénomènes que nous avons déjà abordés en considérant l’effet socialisateur du réseau personnel.

Mais dans ce réseau, au moment d’infléchir le cours d’une trajectoire, toutes les relations ne se valent pas, certaines ont plus d’influence que d’autres. Par la place particulière qu’ils occupent dans la vie de l’individu, les parents ou le conjoint apparaissent ainsi souvent comme des personnes dont les avis et les conseils sont particulièrement pris en considération. Des amis et d’autres membres de la famille peuvent également avoir noué un lien tout particulier avec l’individu. Ces personnes les plus proches sont aussi celles qui sont généralement les plus

288 C. Bidart, « Dynamiques des réseaux personnels et processus de socialisation : évolutions et influences des

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motivées pour fournir une aide et un accompagnement, dans les situations de crise comme dans le cours habituel de la vie sociale (un ami compétent dans un certain domaine d’activité peut par exemple fournir des conseils décisifs au moment d’accepter un emploi). A l’inverse, les oppositions constituées par ces relations sont plus délicates à contourner (comme lorsque des parents sont en désaccord avec à un certain choix d’orientation dans les études). Nous retrouvons là en fait certains aspects des « autrui significatifs » que George Herbert Mead a mis en avant dans son analyse de la socialisation des individus.

Au-delà de ces liens particuliers, nombre de conseils, d’informations et d’autres ressources transitent aussi par l’intermédiaire des relations personnelles. Ces phénomènes ont quelque peu été abordés par les auteurs qui, comme Pierre Bourdieu289 ou Nan Lin290, ont développé

un intérêt pour le « capital social » des individus. Il s’agit là de considérer qu’en plus de leurs propres moyens, les acteurs sociaux peuvent aussi mobiliser les ressources disponibles par l’intermédiaire de leurs relations. Plusieurs auteurs ont alors recouru à l’analyse des réseaux sociaux pour observer en pratique les conditions de circulation de ces ressources. Des tenants de l’approche structuraliste comme Mark Granovetter291, Ronald Burt292 mais aussi Nan de

Graaf et Hendrik Flap293 ont ainsi mis en évidence les ressources fournies par les relations

personnelles dans la construction des carrières professionnelles. Plus proches de nous, Michel Grossetti, Jean-François Barthe et Nathalie Chauvac294 ont aussi révélé la façon dont des

ressources de toute nature transitent parfois le long d’une « chaine » relationnelle plus ou moins longue, impliquant des liens personnels comme des institutions, avant de parvenir jusqu’à un individu.

Bien souvent, c’est donc le caractère interpersonnel des relations qui permet la circulation de ressource (mais aussi de contraintes) contribuant activement aux processus de changement de position dans le cours des biographies. C’est parce qu’on est proche de quelqu’un qu’on accepte de lui rendre un service, qu’on lui fait parvenir une information ou qu’on lui prête un

289 P. Bourdieu, « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 31, 1980, p. 2-3.

290 N. Lin, « Les ressources sociales : une théorie du capital social », Revue française de sociologie, vol. 36, n°4,

1995, p. 685-704.

291 Granovetter, Mark. « L'influence de la structure sociale sur les activités économiques », Sociologies

pratiques, vol. 13, no. 2, 2006, pp. 9-36.

292 R. Burt, « Le capital social, les trous structuraux et l'entrepreneur », op. cit.

293 N. De Graaf, H. Flap, « With a Little Help from My Friends : Social Resources as an Explanation of

Occupational Status and Income in West Germany, The Netherlands, and the United States », Social Forces, vol. 67, n°2, 1988, p. 452-472.

294 M. Grossetti, J-F. Barthe, N. Chauvac, « Les chaînes relationnelles dans un suivi longitudinal d'entreprises de

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bien. Ces transferts ne peuvent pas être appréhendés si l’on ne s’intéresse pas aux caractéristiques et à la structure des relations personnelles autour de chacun. Ces liens permettent parfois la circulation de références, de savoirs et de solutions qui sinon demeurent inaccessibles pour l’acteur social au centre. Chaque personne composant l’entourage, en étant elle-même impliquée dans plusieurs autres cercles sociaux, au gré d’un parcours différent de celui de l’individu, représente en fait potentiellement un accès privilégié à des ressources originales, pour peu qu’elle accepte de les partager.

Généralement, lors de leur rencontre, les acteurs sociaux n’engagent d’abord qu’une facette de leur identité (à l’école, au travail, dans un diner entre amis…), mais le lien qui se construit dans la répétition des échanges autorise ensuite la découverte d’autres appartenances et d’autres contextes d’action des protagonistes. Claire Bidart295 a ainsi étudié comment chaque

relation personnelle ouvre à son « petit monde ». Dans l’entretien des rapports, une nouvelle relation permet ainsi parfois de se familiariser à d’autres habitudes, à d’autres références, dans un autre milieu culturel. Les relations personnelles peuvent littéralement donner accès à des lieux, à des personnes et à des organisations inédites. Là, les influences à l’œuvre et les ressources qui transitent sont susceptibles de contribuer aux changements dans toutes les carrières de l’individu, alors mêmes qu’elles ne semblent pas connectées à ces domaines de l’existence.

En marge des caractéristiques des personnes et des relations, les propriétés de la structure même du réseau constituent alors un élément décisif dans l’orientation du parcours de vie. Nous avons évoqué plus tôt comment les types de structures relationnelles peuvent faciliter ou au contraire restreindre les déplacements des individus dans le monde social. Dans leurs enquêtes, Claire Bidart, Alain Degenne et Michel Grossetti296 s’attèlent ainsi à mettre à jour

des réseaux plus ou moins denses ou fragmentés, hermétiques ou ouverts à d’autres milieux sociaux. Il s’agit pour eux de repérer les différents ensembles et les liens remarquables qui composent l’entourage de chacun, ainsi que le degré d’interconnexion entre ces relations. En effet, dans un réseau dense, fortement interconnecté, l’individu est pris dans un seul « milieu » où il est certes bien intégré mais au sein duquel les informations et les autres ressources mises à disposition risquent rapidement d’être redondantes. Dans un réseau plus

295 C. Bidart, « Les jeunes et leurs petits mondes: relations, cercles sociaux, nébuleuses », Cahiers de la MRSH,

1996, p. 57-76.

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fragmenté, l’individu est certainement plus soumis à des incertitudes mais il bénéficie potentiellement d’opinions et de ressources plus variées, en fréquentant des relations et des groupes hétérogènes. Un réseau peut également apparaitre centré autour d’une même relation qui fréquente elle aussi bon nombre des autres liens (par exemple, le conjoint). Là-encore, ces auteurs constatent la pertinence d’apprécier ces types de structures au regard des caractéristiques sociodémographiques des individus qui les supportent. Ainsi les réseaux des jeunes encore scolarisés sont assez denses (de nombreuses relations se côtoient elles aussi dans l’environnement concentré du lycée) quand la suite des parcours laisse entrevoir des configurations plus fragmentées ou composites. Ce sont également les individus évoluant dans les classes sociales les plus aisées qui ont tendance à avoir les réseaux personnels les plus vastes et les plus ouverts, multipliant par là-même leur possibilité d’accès à des ressources plus nombreuses et variées. Nous constatons donc une fois de plus l’intérêt à penser l’analyse des réseaux sociaux en lien avec les catégories classiques de la sociologie : l’examen des réseaux personnels peut contribuer à révéler les conditions pratiques de la reproduction des inégalités sociales, en même temps que cet exercice permet de dévoiler les espaces d’ouverture qui se dessinent dans l’entretien des relations personnelles.

A l’issue de cette exploration des apports de la sociologie des réseaux sociaux, nous avons donc précisé notre approche à travers le recours à une analyse des réseaux de connaissances personnels. En empruntant les outils théoriques et méthodologiques développés d’abord par les tenants d’une analyse proprement structurale des relations sociales, nous nous proposons de construire des réseaux égocentrés, ancrés dans la vie des individus, prenant davantage en compte les caractéristiques des personnes et des relations constituant l’entourage. Ce réseau personnel et les positions occupées par l’acteur social au gré de son parcours sont pensés comme interactifs et articulés. Leur analyse va nous permettre de dégager l’effet des relations personnelles dans les processus de socialisation et dans les épisodes d’évolution de positions sociales qui rythment les biographies. Si ces structures relationnelles relayent les grandes divisions qui animent le monde social, leur examen nous laissera cependant observer la façon particulière dont ces logiques se co-construisent aussi dans l’entretien des liens personnels. Après avoir mis en évidence les interdépendances entre le parcours de vie et le réseau personnel dans la constitution des positions sociales et des identités, nous voici désormais

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prêts à exposer le modèle explicatif que nous allons utiliser dans cette recherche pour rendre compte des destinées individuelles.

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