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Le développement d’analyses composites

Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

4. L’examen des destinées individuelles

4.2 Etudier les parcours de vie

4.2.3 Le développement d’analyses composites

Afin de rendre compte de parcours qui ne sont ni libres ni seulement déterminés par le jeu des structures sociales, plusieurs auteurs se sont alors attelés, en France, à développer des approches « hybrides » qui tiennent compte tant des logiques d’action individuelles que de l’effet des structures, en examinant nécessairement les conditions de l’association de ces éléments lors d’un événement particulier. Nous retrouvons alors chez ces sociologues le souci

160 Ibid. p. 17.

161 C. Bidart, « Devenir adulte : un processus », in D. Vrancken, L. Thomsin, Vers un état biographique? L'état

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de penser les biographies comme des processus. Daniel Bertaux162, un des précurseurs de

l’utilisation des récits de vie dans la sociologie française, propose déjà une démarche compréhensive et pragmatique des parcours. Dès les années 1970, il base ses réflexions sur l’exposition des limites des grandes enquêtes statistiques, dont il était pourtant partisan auparavant. D’après Pierre-Yves Sanséau163, ce sont les événements de mai 1968 qui l’ont

convaincu de la nécessité d’observer des situations réelles pour produire une connaissance plus juste des processus complexes qui constituent les phénomènes sociaux.

Mais c’est plus récemment, dans les années 1990, que des enquêtes vont résolument adopter un point de vue processuel sur les trajectoires. Tout en s’inscrivant dans le projet proposé par Jean-Claude Passseron164, ces recherches s’inspirent néanmoins plus ouvertement de la

sociologie interactionniste américaine. Jean-Claude Kaufmann165 par exemple, dans son

analyse des habitudes ménagères quotidiennes, accorde une place centrale à l’individu en tant que producteur du social. Lorsque quelques années plus tard il systématise son approche théorique166, cet auteur propose ainsi de saisir « de l’intérieur » les façons dont les personnes

gèrent leur identité subjective et comment cet examen permet alors de rendre compte de leurs trajectoires individuelles et des évolutions de la société.

Cette approche des biographies nous intéresse dans la mesure où elle permet effectivement de penser les individus non pas libres mais façonnés par des habitudes, sans pour autant encastrer leurs existences dans des structures strictement déterminantes. Mais en même temps, il nous semble que ce modèle ne replace pas suffisamment l’acteur dans son contexte d’action, notamment dans son environnement relationnel. Le modèle de l’homme pluriel que nous avons considéré comme pertinent implique pourtant de saisir ce qui se joue au contact des autres, dans le contexte présent de la situation, pour rendre intelligible les choix et les agissements personnels, tout au long d’une trajectoire.

162 D. Bertaux, Les récits de vie, Paris, Armand Colin, col. 128, 1997.

163 P-Y. Sanséau, « Les récits de vie comme stratégie d’accès au réel en sciences de gestion : pertinence,

positionnement et perspectives d’analyse », Recherches qualitatives, vol. 25, n°2, 2005, p.37.

164 J-C. Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », op. cit.

165 J-C. Kaufmann, Le cœur à l'ouvrage. Théorie de l'action ménagère, Paris, Nathan, col. Essais & Recherches,

1997.

166 J-C. Kaufmann, Ego. Pour une sociologie de l'individu. Une autre vision de l'homme et de la construction du

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Initiés pendant la même décennie, les travaux de Claude Dubar167 et Didier Demazière168

autour de la socialisation, de la construction des identités et de l’insertion professionnelle nous semblent eux mieux considérer l’inscription des individus dans des relations et des institutions, en même temps qu’ils prennent en compte le récit des acteurs sur ce qu’ils font. Ces auteurs s’attèlent en effet169 à reconstruire d’abord des « trajectoires objectives », c’est-

à-dire à reconstituer la suite des positions sociales occupées par un individu. Ils renvoient là au modèle des « trajectoires de classe » proposées par Bourdieu, mais ils estiment aussi que cette seule considération des statuts est réductrice.

Pour rendre intelligibles les biographies, ils n’associent donc pas forcément à ces positions un habitus de classe correspondant, mais ils cherchent plutôt à accéder au sens que confère chaque personne aux événements qui ponctuent sa biographie. Ils reconstruisent alors ensuite des « trajectoires subjectives », c’est-à-dire qu’ils recomposent des séquences successives dans les parcours à partir de la mise en récit qu’en fait l’acteur social. A la vue des configurations subjectivement significatives que révèlent ces séquences, Claude Dubar170

identifie alors des « formes identitaires ». Celles-ci permettent de rendre compte, en pratique, de manière plus pertinente que ne le permet la seule évocation du statut social, des façons dont une personne s’identifie, identifie les autres et perçoit la logique du déroulé d’une situation.

Ces formes identitaires nous intéressent car elles ne constituent pas des identités sociales établies mais elles donnent plutôt à voir des formes opératoires et transitoires : nous retrouvons là l’idée d’un processus qui se construit toujours au présent pour l’individu, en fonction de la configuration des éléments en jeu dans son environnement, à l’œuvre à différentes échelles. Nous comprenons donc que notre modèle explicatif doit nous permettre de constituer des données autour de faits « objectifs » : la jeunesse est une période riche en transitions d’un statut vers un autre, et nous aurons besoin de saisir ces changements, les éléments contextuels à l’œuvre (qu’ils soient sociaux, économiques, politiques,

167 C. Dubar, « Trajectoires sociales et formes identitaires : clarifications conceptuelles et méthodologiques »,

Sociétés Contemporaines, n°29, 1998, p. 73-85.

168 D. Demazière, C. Dubar, « Dire les situations d’emploi. Confrontation des catégorisations statistiques et des

catégorisations indigènes », Sociétés contemporaines, n°26, 1997, p. 93-107.

169 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion, Paris, Nathan,

col. Essais & Recherches, 1997.

170 C. Dubar, « Trajectoires sociales et formes identitaires : clarifications conceptuelles et méthodologiques »,

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institutionnels, relationnels…) et les étapes conjoncturelles de leur agencement. Dans le même temps, il nous faudra aussi constituer des données plus « subjectives » : la jeunesse est un processus au cours duquel se met au point l’identité sociale des individus, nous aurons donc besoin de comprendre quelles facettes de leur personnalité sont engagées dans ces situations et comment elles se « travaillent » à chaque étape, au gré des expériences, de ce qu’en perçoivent les personnes, dans les différents contextes de leur existence. Il nous faut donc penser les parcours comme constitués d’événements impliquant à la fois du temps et l’effet d’éléments hétérogènes.

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