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L’habitus, principe opératoire de la socialisation

Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

3. L’être social

3.2 L’habitus, principe opératoire de la socialisation

La socialisation est une notion qui nous permet d’appréhender le processus par lequel l’acteur social développe certaines pratiques au contact des autres et des groupes. Elle permet alors

115 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 [1895], p. 97.

116 C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, col. U,

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aussi de rendre compte des manières dont se met au point une identité sociale individuelle, en rapport à ces autres et à ces groupes. En effet, l’identité n’est pas donnée à la naissance mais se met en place pendant l’enfance, elle évolue pendant la jeunesse et elle continue même à se reconstruire tout au long de la vie, selon les expériences vécues, les positions sociales occupées et les personnes rencontrées.

Comme le montre Claude Dubar117, c’est dans l’enfance que l’individu apprend à se situer par

rapport aux autres, en fonction de son sexe, de son ethnie, de la classe sociale de ses parents. Par la suite, il s’identifie personnellement à un groupe professionnel, à un groupe culturel ou encore à un groupe d’amis. Si les instances de socialisations peuvent être plurielles et si elles se succèdent dans le cours de l’existence, la condition de l’homme est donc d’être constamment immergé dans un monde « vécu » au sein duquel d’autres hommes le précèdent et l’entourent, depuis toujours. Ainsi son environnement ne lui est pas présenté comme un univers possible parmi d’autres mais bien comme le seul monde existant et concevable. C’est en cela que la socialisation est génératrice des pratiques sociales communes : les façons d’agir et de penser les plus improbables sont exclues avant tout examen, au titre d’impensable.

Le concept de socialisation se voit donc associé d’un principe opératoire pour rendre compte des pratiques et des représentations ainsi formées et transformées. Pour décrire les habitudes personnelles qui se forgent dans l’activité sociale, la notion d’habitus est alors utilisée. Repris du latin, ce mot traduit le grec hexis employé par Aristote pour désigner « les dispositions acquises du corps et de l’âme »118. Emile Durkheim d’abord parle d’habitus en évoquant « une

disposition générale de l’esprit et de la volonté qui fait voir les choses sous un jour déterminé »119. L’auteur y décrit la façon dont le christianisme peut être considéré comme

une instance de socialisation permettant le développement de certaines conceptions morales composant l’habitus de ses contemporains, et comment l’éducation scolaire peut également jouer ce rôle de formation des individus, de leurs valeurs et de leurs pratiques.

Mais c’est Pierre Bourdieu qui va donner au terme une définition plus exploitable pour analyser les comportements individuels. Dans une première version en 1972, il décrit d’abord l’habitus comme « un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes

117 C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, op. cit. 118 Ibid., p. 67.

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les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions »120. La pratique, l’action de l’individu, est ainsi comprise comme

la rencontre entre la situation actuelle (finalement peu décisive dans ce premier modèle) et la présence plus active et synthétique de toutes les expériences passées qui ont produit l’habitus.

Telle que la pense Pierre Bourdieu encore en 1980, au moment de développer sa théorie de la pratique121, la socialisation permet donc l’intériorisation de schèmes presque immuables,

et ce dès les premières années de la vie. En référence aux stades de développement cognitif de l’enfant exposés par Jean Piaget122, Bourdieu conçoit en effet la construction de l’habitus

comme étant dominée par les premières expériences. L’idée d’un « habitus de classe » lui est alors chère car il considère que, puisque les membres d’une même classe sociale vivent dans leur enfance, statistiquement, les mêmes expériences, ils développent en conséquence les mêmes dispositions. L’habitus d’un individu particulier n’apparait alors que comme une variation plus ou moins à la marge de son habitus de classe, regroupant des schèmes d’action et de pensée permanents et transférables en toute situation.

Ainsi conceptualisé, l’habitus apparait statique et quasi-éternel, bien que Bourdieu n’ait pas avancé l’idée de déterminations mécaniques dans sa théorie, mais plutôt l’existence de causalités probabilistes. Malgré tout, cet outil conceptuel ne permet de penser que la production d’individus cohérents et unifiés en tout instant avec leurs expériences passées, dans leur milieu social, là où nous avons justement défini la société moderne comme faisant place à des acteurs sociaux aux trajectoires toujours plus individualisées, faits d’appartenances plurielles dans des cercles sociaux variés. En 1992 avec Loïc Wacquant, Pierre Bourdieu123 propose une version plus souple de l’habitus permettant de répondre en partie à

ces critiques. Le nouvel essai de conceptualisation tente désormais d’intégrer l’idée que l’évolution de l’environnement social au fil d’une biographie puisse entrainer des modifications dans les schèmes incorporés, par socialisation auprès de nouvelles instances. Si l’habitus structure encore le regard que l’individu porte sur la situation présente, Bourdieu admet donc qu’il puisse être en partie transformé dans le cours de l’existence. Les dispositions

120 P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Genève,

Librairie Droz, 1972, p. 261.

121 P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, col. Le sens commun, 1980.

122 J. Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, 9ème édition, Lonay, Delachaux et Niestlé, 1998 [1936]. 123 P. Bourdieu, L. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992.

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acquises n’apparaissent plus aussi immuables. Plus dynamique, l’habitus demeure cependant caractérisé par une forme d’inertie intrinsèque : les modifications qui lui sont apportées au fil de l’existence ne font que constituer de nouvelles couches qui opèrent à leur tour comme un prisme filtrant l’ensemble des expériences ultérieures.

Depuis les années 1980 pourtant, les théories de la socialisation accordent de plus en plus de place au processus d’individualisation, comme le rappelle Muriel Darmon124. Il s’agit

désormais de faire une place, dans l’explication des pratiques sociales, à la pluralité des contextes sociaux au sein desquels évoluent maintenant les individus, pour pouvoir penser l’effet de ces influences multiples sur les identités.

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