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Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

4. L’examen des destinées individuelles

4.2 Etudier les parcours de vie

4.2.4 Un examen séquentiel des parcours

Nous cherchons à saisir les réalités successives que façonne chaque événement dans la biographie, à chaque avancée dans le temps, en fonction des éléments de contextes présents, de leur configuration, et des éventuelles stratégies individuelles qu’y déploient les acteurs. Cette vision du parcours comme un processus, comme un chemin qui se fait en même temps que l’individu avance, est toute particulière. Nous avons déjà évoqué le fait que des chercheurs en micro-histoire comme Maurizio Gribaudi171 ont développé un regard similaire

sur les vies individuelles. Mais comme nous allons le voir, d’autres auteurs ont également cherché à accorder une place à l’incertitude et à l’événement dans leurs analyses.

Plutôt que d’opposer les travaux entre approches « objectivistes » et « subjectivistes », Frédéric de Coninck et Francis Godart172 ont proposé de regrouper les enquêtes portant sur

les parcours de vie en trois catégories, en considérant les différents rapports qu’elles entretiennent aux temporalités et aux effets de contingence. Le modèle « archéologique » regroupe les enquêtes centrées autour de la recherche d’un point d’origine pertinent, depuis lequel découle toute une série d’événements. Le modèle « structurel » se fait, lui, l’écho des analyses centrées sur la pré-structuration des parcours individuels par des temporalités externes, des contraintes indépendantes et préexistantes (c’est là que se situent les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron autour des trajectoires modales). Enfin, le modèle du « cheminement » rassemble les études centrées sur la transition d’un état à un autre, en

171 M. Gribaudi, Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin dans la première moitié du XXe siècle,

op. cit.

172 F. de Coninck, F. Godart, « L'approche biographique à l'épreuve de l'interprétation. Les formes temporelles

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mettant en forme un processus, en reconstituant la logique d’enchainement des éléments en présence. C’est bien sûr dans ce dernier modèle général que nous nous situons plutôt, même si nous nous en distinguerons quelque peu lorsque nous préciserons la mise en place de notre dispositif méthodologique, au prochain chapitre.

Dans cette approche processuelle, les temporalités interagissent : le passé peut affecter le présent, mais c’est toujours dans l’analyse des effets de contingence propres à une situation étudiée que le chercheur fait apparaitre des connexions logiques. Ainsi ce modèle conduit à un traitement séquentiel des biographies : le sociologue distingue des segments de vie, à l’intérieur desquels différents éléments pertinents sont connectés, forment une configuration conjoncturelle. C’est dans cette perspective que nous allons mobiliser les concepts développés par la deuxième génération de sociologues interactionnistes de l’école de Chicago et leurs successeurs.

Par exemple, lorsqu’il étudie les fumeurs de marijuana, Howard Becker173 constate que la

plupart des travaux sur la déviance rendent compte des comportements individuels principalement en cherchant à en établir les causes, dans le cadre d’analyses explorant l’effet de plusieurs variables. Lui se propose plutôt d’expliquer la consommation de marijuana en considérant une succession de changements tant dans les comportements que dans les perspectives des individus. C’est en recueillant la parole des fumeurs qu’il reconstitue alors les différentes phases du processus, ce qu’il appelle la « carrière ». Cette notion reprise du monde professionnel et dont le sens est ici étendue à d’autres pratiques a d’abord été conceptualisée par Everett Hughes174. Elle permet à chaque fois de décrire des changements

dans la situation officielle d’une personne, mais aussi les implications plus subjectives que constituent, par exemple, l’anticipation de ces changements, ou les interprétations qui en sont faites en termes de réussite ou d’échec.

Le concept de carrière traduit donc bien l’idée que l’on se fait dans notre étude des processus, à travers lesquels nous souhaitons reconstituer des enchainements de faits dans le temps, sans pour autant que ce travail puisse être assimilé à la reconstruction d’une chaine de causalité. Howard Becker exprime justement les différences entre une analyse purement causale et son approche plus narrative : « Les styles d’analyse narratifs se concentrent sur l’élaboration d’histoires expliquant ce qu’est l’objet […] et comment il est devenu ce qu’il est.

173 H. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, col. Leçons de choses, 1985 [1963]. 174 E. C. Hughes, « Carrières, cycles et tournants de l'existence », op. cit.

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Lorsqu’un analyste causal a bien fait son travail, le résultat qu’il propose rend compte d’un maximum de variantes. Lorsqu’un analyste narratif a bien fait son travail, le résultat qu’il propose est une histoire qui explique pourquoi tel processus devait nécessairement mener à tel résultat »175.

En même temps, nous avons aussi à l’esprit les réserves émises par les penseurs structuralistes comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, quant au risque de céder à une illusion unificatrice de l’individu en procédant à une telle mise en récit. Leurs indications nous exhortent ainsi à bien considérer le concept de carrière non pas seulement comme un moyen de rendre compte des logiques individuelles mais d’abord comme un outil permettant l’objectivation, à chaque étape, de l’enchainement de plusieurs éléments hétérogènes, internes et externes, participant à caractériser une situation.

Muriel Darmon176 est une auteure qui a travaillé sur la formation et la transformation des

dispositions individuelles en considérant les phénomènes de socialisation comme des processus. Elle mobilise ainsi le concept de carrière pour traiter, par exemple, des évolutions du « devenir anorexique »177. Elle situe ainsi son approche : « alors qu’on pourrait parler des

risques de reconstruction liés aux récits sur lesquels [le concept de carrière] s’appuie, je rappelle qu’il peut être utilisé comme arme contre l’illusion rétrospective ; alors qu’il pourrait permettre de redonner sa place à l’analyse des individus, je suggère d’y voir une procédure d’agrégation et de mise en ordre des idiosyncrasies sous l’angle du collectif »178. De notre côté,

analyser les trajectoires individuelles comme des carrières nous permet donc de rendre compte tant de l’articulation des ressources et des contraintes en jeu lors de chaque séquence que des perceptions qu’en a l’individu et des effets sur son identité.

Dans la continuité, un autre concept intéressant pour nous est alors celui de « turning points », les « tournants de l’existence ». Lui aussi développé à l’origine par Everett Hughes179, il

consiste à repérer certaines phases de transition dans une carrière, au cours desquels non seulement les statuts sociaux de la personne peuvent changer mais durant lesquels l’individu est aussi amené à remanier son image, voire son identité. Par exemple, après plusieurs années

175 H. Becker, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte,

col. Grands Repères, 2002 [1988] p. 104.

176 M. Darmon, La socialisation, op. cit.

177 M. Darmon, Devenir anorexique. Une approche sociologique, La Découverte, 2008.

178 M. Darmon, « La notion de carrière : un instrument interactionniste d'objectivation », Politix, vol. 82, n°2,

2008, p. 164 et 165.

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de mariage, une personne peut divorcer ou bien elle peut être licenciée de son emploi ; dans les deux cas, ces changements de position peuvent être accompagnés de transformations dans la façon dont l’acteur se perçoit et est effectivement perçu par les autres. L’identification de ces épisodes dans le cours de la vie nous permet ainsi de soulever une donnée que sous- entendait déjà notre approche séquentielle des biographies, mais qui se retrouve ici clairement exprimée : l’existence est divisée en segments « calmes », au cours desquels la vie suit son cours et les positions sont stables, et en d’autres moments décisifs où les statuts sociaux, les rôles joués, les contextes d’actions et les images de soi évoluent, de façon plus ou moins imprévue et avec des conséquences toujours incertaines. Michel Grossetti180 a ainsi

contribué à intégrer ces « événements », ces « ruptures » et autres contingences, dans un cadre conceptuel venant enrichir l’explication sociologique des parcours de vie.

Certes, un parcours se construit sur un temps long. L’existence d’une personne peut se prolonger dans les mêmes contextes d’actions, au contact des mêmes institutions, en y jouant les mêmes rôles. Des relations personnelles peuvent l’accompagner pendant toute sa vie. Et même lorsque des évolutions sont constatées, le poids des héritages socioculturels est parfois tel qu’il implique de distinguer une logique générale qui guide toute la trajectoire : les temporalités biographiques sont étendues, le changement social est lent. Mais le concept de

« turning points » permet de rendre compte du fait qu’un parcours est aussi composé de

moments plus concentrés au cours desquels les événements se précipitent, en particulier dans le contexte sociétal actuel autorisant plus d’autonomie pour les individus et les exposant à plus d’incertitude. Ce sont des périodes de crises, des situations imprévues, ou bien encore des conjonctures particulières qui conduisent l’individu jusqu’à un « carrefour », avec des choix à faire. C’est dans ces moments-là que le chercheur a tout intérêt à reconstruire l’événement comme un processus racontant l’orientation d’une destinée dans une certaine direction.

Aux Etats-Unis, Andrew Abbott181 a largement contribué à réintroduire la dimension

temporelle dans l’analyse des dynamiques sociales. En 2001, il plaide ainsi pour une analyse narrative qui reconnait trois propriétés aux processus sociaux pensés comme des histoires : l’ordre (l’agencement de l’apparition des événements), l’enchainement (le lien entre une

180 M. Grossetti, « L'imprévisibilité dans les parcours sociaux », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 120,

n°1, 2006, p. 5-28.

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étape et la suivante) et la convergence (la récurrence du résultat de certaines séquences). Dans cette perspective, les processus sociaux - qu’ils soient biographiques ou bien organisationnels - constituent pour lui une succession d’événements contingents, dans le sens où leur analyse requiert de recomposer la configuration d’éléments hétérogènes qui façonne l’histoire au fur et à mesure. Cet auteur conçoit ainsi les « carrières » individuelles comme étant composées de périodes stables, les « trajectories », et de points de transition faisant le lien entre elles, les « turning points ». A sa suite, Diane Vaughan182 a par exemple décrit les

processus de séparation des couples en les considérant comme de tels moments-clés dans les carrières conjugales.

En France, des chercheurs réunis autour de Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti183

ont mobilisé ces concepts pour étudier précisément des épisodes de « bifurcations ». Dans leurs travaux, ces auteurs décomposent ainsi chaque processus de réorientation en plusieurs étapes. Ils ne considèrent pas seulement le point de départ et le point d’arrivée, mais ils détaillent aussi les configurations intermédiaires qui sont éventuellement nécessaires dans le déroulé de l’histoire : les contextes institutionnels, les contraintes et les ressources offertes par les relations comme les motivations personnelles sont identifiés et mobilisés pour rendre compte du chemin emprunté. Dans la mise en récit de ces évolutions, ils cherchent aussi à comprendre comment s’articulent les expériences et les perceptions qu’en ont les acteurs, à chaque pas.

Ces approches séquentielles des processus qui rythment les biographies permettent ainsi de concevoir le parcours de vie dans sa globalité comme étant constitué d’une succession de situations vécues par les individus, dans les différents contextes de leur vie sociale (au travail, dans leur famille, dans l’association qu’ils fréquentent…). La trajectoire d’une personne n’est donc pas linéaire mais composée d’étapes distinctes dans les multiples dimensions de l’existence, aux temporalités parfois divergentes. Le travail du chercheur consiste alors à rendre intelligible ces situations en reconstituant les articulations entre les éléments agissant conjointement à plusieurs niveaux (comme l’a montré William Sewell184) et souvent même

entre plusieurs domaines de la vie qui semblent séparés. Dans cette recherche, c’est

182 D. Vaughan, Uncoupling. Turning points in Intimate Relationships, Oxford, Oxford University Press, 1986. 183 M. Bessin, C. Bidart, M. Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement,

op. cit.

184 W. Sewell, « Trois temporalités : vers une sociologie événementielle », in M. Bessin, C. Bidart, M. Grossetti

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précisément ce type d’analyse que nous allons produire pour rendre compte des déplacements des individus dans le monde social, au cours de leur jeunesse.

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