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l’objectivation des parcours et des réseau

1. La constitution de l’échantillon

1.1 Un échantillon non-représentatif

La constitution de l’échantillon est un temps important de la recherche puisque cette étape détermine en partie les conditions de l’extrapolation des résultats. Les enquêtes en sociologie

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fondées sur l’analyse d’échantillons de populations ont généralement pour objectif un certain degré de généralisation de leurs résultats. C’est-à-dire que leurs auteurs cherchent à passer de la description d’une parcelle localisée du monde social à une compréhension plus générale d’un morceau de la société ou d’un phénomène. Bien sûr, en sociologie, toutes les observations ne portent jamais que sur un contexte spatio-temporel singulier qui ne peut pas être reproduit, ce qui limite dès lors le cadre de l’extrapolation. Comme l’énonce Jean-Claude Passeron298, la sociologie relève d’une épistémologie non-poppérienne : les conditions

d’observation des faits historiques dans le monde social sont telles qu’on ne peut pas prétendre à la généralisation inductive opérée par ailleurs par les sciences expérimentales. Les résultats sont dès lors circonscrits à un champ de validité spécifique. Pour produire une certaine intelligibilité du monde social, ce qui est difficile puisque le contexte n’est jamais le même, le chercheur peut s’appliquer à éclairer sous plusieurs angles le processus qu’il étudie, en procédant à des changements d’échelles, comme le conseillent Ariel Mendez et ses collaborateurs299. Nous proposons aussi d’exposer clairement les fondements théoriques de

notre raisonnement, nous identifions les moments où nous avons recours à l’interprétation des données, nous faisons connaitre les conditions d’enquête… et donc, nous révélons les modalités de constitution de l’échantillon dans la population étudiée. Comme le rappellent Delphine Mercier et Erwan Moiry300, ce n’est que dans ces circonstances que les résultats

peuvent prétendre à une certaine forme de généralisation : en comparant des contextes apparentés mais jamais identiques, la sociologie produit des effets d’intelligibilité dans le registre particulier de la présomption.

Comment penser alors la taille et la composition de cet échantillon ? Une méthode utilisée dans les sciences sociales, et notamment par les tenants de l’expérimentation statistique, consiste à mettre au point un échantillon représentatif, c’est-à-dire que le sous-ensemble observé est conçu pour afficher les mêmes caractéristiques que la population étudiée, notamment au regard des critères sur lesquels on souhaite enquêter. On présume ainsi que les résultats obtenus à partir de l’échantillon s’appliquent aussi à la population-mère. S’il s’agit

298 J-C Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan,

1991.

299 A. Mendez, (dir.), Processus. Concepts et méthode pour l'analyse temporelle en sciences sociales, Louvain-la-

Neuve, Academia Bruylant, col. Intellection, 2010.

300 D. Mercier, E. Oiry, « Le contexte et ses ingrédients dans l'analyse de processus : conceptualisation et

méthode » in A. Mendez, (dir.), Processus. Concepts et méthode pour l'analyse temporelle en sciences sociales, loc. cit., p. 29-41.

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d’une approche pertinente pour nombre de travaux, notamment les études quantitatives ayant recours par exemple à des questionnaires, ici nous n’avons pas retenu cette entrée. En effet, comme nous le rappellent Stéphane Beaud et Florence Weber301, dans le

raisonnement par la preuve statistique, l’échantillon doit déjà faire preuve d’une certaine taille minimale en proportion de la population totale pour être significatif. A l’intérieur de cet échantillon représentatif, les enquêtés sont également conçus comme interchangeables : ce qui est dit sur eux vaut également pour un autre échantillon aux caractéristiques similaires. Or nous avons choisi de procéder à une enquête par entretien qui, pour répondre aux objectifs théoriques de notre recherche, nous éloigne de ces deux exigences.

Afin de considérer minutieusement tous les éléments à l’œuvre dans le cours des épisodes de transition statutaire dans les trajectoires de plusieurs jeunes, comme pour rendre compte avec précision de leur entourage relationnel, nous nous engageons dans une démarche davantage qualitative : ce que nous allons raconter sur eux, sur leur histoire et sur leurs relations, ne peut pas être transposé vers d’autres personnes, même vers un autre échantillon qui présenterait des attributs similaires. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les phénomènes que nous cherchons à saisir demandent de pouvoir observer jusqu’aux interactions les plus singulières entre les activités d’une personne, ses choix, les contextes de son existence et les rapports qu’il entretient avec les personnes autour de lui.

Nous allons donc travailler à partir de données immanquablement ancrées dans l’existence des personnes à partir desquelles elles ont été élaborées. Cette volonté d’examiner dans le détail des moments et des relations personnelles propres à des individus particuliers nous pousse aussi à nous concentrer, pour des raisons de faisabilité, sur l’examen d’un nombre plus réduit de cas. Ainsi nous questionnons moins d’individus, mais la richesse des données constituées nous permet de rendre compte de phénomènes qui sinon restent inaperçus. Si, déjà, l’enquête sociologique ne permet pas d’établir de « lois » au même titre que les sciences expérimentales, si en plus le travail qualitatif par entretien auprès d’un échantillon réduit n’autorise pas non plus à prétendre à la représentativité, alors qu’est-ce qui fonde la pertinence de notre recherche ? La façon particulière de généraliser se situe en fait ici dans l’élaboration et la comparaison de modèles de processus et de comportements. Le cas des 30 individus étudiés ici ne nous intéresse pas parce qu’il serait emblématique de ce que vivent

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par ailleurs les autres jeunes, mais plutôt parce que cette exploration de vies singulières nous permet de mettre en évidence des effets, des logiques et des interdépendances qui « travaillent » le monde social au-delà de l’examen de ces situations.

Comme nous y encouragent Stéphane Beaud et Florence Weber, « nous n’abdiquons pas toute ambition à la généralisation. Simplement nous ne généralisons pas sur des "individus" ou des "populations", mais sur des "processus" et des "relations" »302. Pour Claude Dubar et

Didier Demazière303, qui ont également recouru à l’analyse d’entretiens biographiques, c’est

bien la connaissance de l’ensemble des situations, des relations et des comportements révélés par le corpus d’une enquête qui autorise à reconnaitre des processus généraux à partir d’histoires particulières.

La constitution de notre échantillon ne doit donc pas être pensée dans l’objectif limité de rendre compte de la trajectoire individuelle de 30 jeunes. Bien au contraire, nous devons anticiper l’élaboration de la population d’enquête en ayant l’ambition de révéler des logiques sociales plus générales qui touchent les individus. Au regard de nos objectifs de recherche, il s’agit de pouvoir mettre en avant les articulations dynamiques entre les habitudes de sociabilité des jeunes, la forme et l’effet de leur réseau personnel, tout en considérant le déroulé de leurs séquences de transition statutaire. C’est l’analyse de ces situations empiriques précises qui va nous permettre d’éclairer des mécanismes sociaux plus généraux qui les traversent. Comme le résument Jean-Claude Passeron et Jacques Revel304, il s’agit en

fait de raisonner à partir de singularités et non à propos de singularités.

Pour rendre intelligible ces phénomènes qui nous intéressent, qui engagent les individus, leurs dispositions, leurs relations personnelles et les statuts occupés au fil de leur parcours, nous avons fait l’hypothèse que l’origine sociale des jeunes allait peser de manière significative sur ces situations. Il nous semble donc pertinent de constituer un échantillon d’enquête fondé, non pas sur un souci de composer un panel d’individus typique de la jeunesse française, mais plutôt sur notre volonté de donner à voir des processus, des relations et des comportements contrastés dans le cours d’itinéraires hétérogènes, vers des positions de l’âge adulte disparates.

302 S. Beaud, F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p. 289.

303 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion, op. cit. 304 J-C. Passeron, J. Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Editions de l’E.H.E.S.S., col. Enquêtes, 2005.

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Nous allons ainsi composer un échantillon non-représentatif mais résolument bâti autour d’individus aux origines sociales différenciées. Nous pensons que les expériences vécues par les uns et les autres permettront de révéler des phénomènes suffisamment nuancés pour que nous y décelions l’effet de mécanismes sociaux divergents. C’est l’exploration de ces singularités contrastées qui doit nous permettre d’en extraire un raisonnement de portée plus général, dont les conclusions seront réutilisables. Maintenant que nos ambitions théoriques nous ont permis d’identifier les objectifs méthodologiques sous-jacents à la constitution de notre échantillon, nous pouvons alors aborder les conditions pratiques dans lesquelles nous avons procédé à la sélection des jeunes enquêtés.

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