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Les relations personnelles, une forme sociale parmi d’autres

Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

4. L’examen des destinées individuelles

4.3 Etudier l’entourage relationnel

4.3.4 Caractériser les liens et les réseau

4.3.4.1 Les relations personnelles, une forme sociale parmi d’autres

Nous pouvons penser conjointement l’effet des structures relationnelles sur les comportements individuels et les qualités des personnes et de leurs liens, pour peu que l’on procède à une clarification essentielle. Il s’agit de bien considérer les relations que met à jour l’analyse des réseaux pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des constructions analytiques partielles, extraites de ce que le chercheur perçoit de la réalité sociale. Dès lors, nous pouvons nous atteler à resituer ces relations au milieu des différents engagements qui lient les individus dans d’autres collectifs, dans d’autres composantes de la structure sociale.

Pour Harrison White245 déjà, le caractère évident et fondamental que revêt la notion de

relation dans cette approche conduit parfois à « naturaliser » les relations elles-mêmes, au détriment de la considération de leur histoire et de leur complexité. Tout collectif organisé dans le monde social n’est alors plus considéré qu’à travers la forme des liens qui le compose. Mais comme le met en évidence Michel Grossetti, à travers cette conception « les familles, les organisations, les collectifs, les communautés sont réduits à des ensembles de relations, elles- mêmes définies de façon assez sommaire. Cela peut conduire à une vision très pauvre du monde social »246.

Nous avons déjà mis en avant la façon dont nous considérons pourtant que ni les individus ni les relations ne constituent un élément qui serait fondamental par rapport à l’autre, pour s’attacher davantage à décrire la façon dont ils émergent les uns des autres. Comme le souligne Grossetti247, White est tout particulièrement sensible à cette vision dynamique de la

production des phénomènes sociaux. Il tente ainsi de dépasser l’effet réducteur de relations naturalisées en invitant à reconsidérer chaque lien au regard des contextes de vie et des rôles qu’elle implique pour les protagonistes dans leurs échanges248. A partir des travaux du

245 H. White, « Passages réticulaires, acteurs et grammaire de la domination », Revue Française de Sociologie,

vol. 36, 1995, p.705-723.

246 M. Grossetti, « ¿ Qué es una relacion social ? Un conjunto de mediaciones diádicas », REDES. Revista

hispana para el análisis de redes sociales, vol. 6, n°2, 2009, p. 45.

247 M. Grossetti, « Note sur la notion d’encastrement », Sociologies [en ligne], Théories et recherches, 2015,

http://journals.openedition.org/sociologies/4997 (consulté le 03 décembre 2017).

248 H. White, Markets from networks. Socioeconomic models of production, Princeton, Princeton University

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sociologue américain, Michel Grossetti249 concrétise alors ces efforts en resituant plus

clairement les structures relationnelles comme ne constituant qu’un type de « forme sociale » parmi d’autres, et dont il faut penser les articulations.

Nous réaffirmons donc ici que la société ne peut pas uniquement être perçue comme un immense réseau de relations. Des structures se sédimentent aussi au-delà des liens qu’entretiennent les personnes. Le monde social est ainsi composé d’institutions et de cercles sociaux dont l’organisation, la reconnaissance et la durabilité ne peuvent être pleinement expliqué à partir des seuls individus, de leurs relations et des réseaux qu’elles forment. Comme le dit Claire Bidart, « une préfecture, une entreprise, une association sont fondées sur des assises juridiques et sociales qui dépassent les liens entre individus, et qui leur survivent »250. Le travail du sociologue peut alors consister à révéler les façons dont les

relations personnelles, en dessinant des structures transversales aux autres formes sociales, s’entrelacent avec et dans les institutions. C’est notamment ce que s’applique à faire Michel Grossetti, à travers les notions d’encastrement des relations à l’intérieur des institutions, ou à l’inverse, du découplage de ces premières jusqu’en dehors des secondes (en reformulant en partie les concepts développés par Harrison White251).

Les réflexions de ces auteurs nous enjoignent ainsi à mieux circonscrire le type de relations dont traite avec pertinence les analyses de réseaux sociaux. Ces enquêtes se focalisent en effet, plus ou moins explicitement, sur certaines relations en particulier. Comme le rappelle Michel Grossetti, les études sur les réseaux s’appliquent d’abord à reconnaitre l’existence des relations interpersonnelles, c’est-à-dire des liens impliquant une connaissance réciproque entre les protagonistes, un engagement à minima (ne serait-ce que par la reconnaissance de l’autre) et une certaine répétition des interactions. Nous définirons plus précisément dans le prochain chapitre quelles relations personnelles nous allons examiner en particulier dans cette recherche, mais il est simplement nécessaire ici de présenter ces caractéristiques pour cerner ce que sont les relations personnelles, et ce qu’elles ne sont pas.

Ainsi l’analyse des réseaux sociaux ne prend généralement pas pour objet d’étude les relations purement institutionnelles (celles qui, justement, n’engagent que les statuts sociaux des individus en situation dans des collectifs organisés, par exemple la relation entre un vendeur

249 M. Grossetti, « ¿ Qué es una relacion social ? Un conjunto de mediaciones diádicas », op. cit. 250 C. Bidart, « Étudier les réseaux. Apports et perspectives pour les sciences sociales », op. cit., p. 38. 251 H. White, Identité et contrôle. Une théorie de l’émergence des formations sociales, op. cit.

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et un client dans un magasin). Elle ne s’intéresse à la relation que lorsque le lien existe en dehors des institutions ou bien lorsqu’il dépasse les rôles prévus par l’organisation (lorsque le vendeur et le client se reconnaissent mutuellement et entretiennent alors un lien spécifique). D’un autre côté, Jérémy Boissevain252 souligne, lui, que ce type d’analyse exclut aussi les

interactions éphémères, qui constituent néanmoins le cadre de certaines formes d’action (par exemple, une interaction entre deux passants dans la rue). Si la rencontre se fait en dehors de tout contexte institutionnel, l’analyse des réseaux sociaux ne considère ce lien que lorsque les protagonistes ne sont plus substituables l’un par rapport à l’autre.

En délimitant et en resituant de la sorte les relations interpersonnelles, les réseaux qu’offrent à voir l’analyse structurale s’apprécient ainsi comme des ensembles qui s’articulent avec les engagements des individus dans d’autres formes collectives de natures différentes. C’est là où pour nous se situe la pertinence de telles enquêtes : lorsqu’elles permettent de mettre en évidence les structures relationnelles qui recoupent et parfois chevauchent les institutions formelles. Dans cette optique, les réseaux de relations interpersonnelles ne sont donc pas « détachés » des statuts sociaux des personnes et des institutions. En fait, ces liens particuliers sont souvent influencés par l’appartenance à des groupes constitués, puisque comme le montrent Alain Degenne et Michel Forsé253, la plupart des amitiés se forment précisément

dans des contextes formels comme l’école, le travail ou les associations.

Ces liens personnels participent ainsi au fonctionnement même des organisations, en favorisant en interne la circulation des ressources et la diffusion des normes entre les membres d’un même collectif. Emmanuel Lazega254 examine par exemple comment, au sein

d’un cabinet d’avocats d’affaires, se mettent en place des formes de coopération entre pairs. De telles analyses permettent aussi d’identifier des formes relationnelles débordant des institutions normées. A partir de données pourtant fragmentaires, et en se focalisant sur la morphologie des relations, Mark Granovetter255 a ainsi grandement contribué au

développement de l’analyse des réseaux sociaux en mettant en évidence, dès les années 1970, le fait que le marché de l’emploi ne puisse pas être analysé seulement en termes d’offres et de demandes entre les entreprises cherchant à recruter et les établissements d’accueil des

252 J. Boissevain, « The Place of Non-Groups in the Social Sciences », Man, vol. 3, n°4, 1968, p. 542-556. 253 A. Degenne, M. Forsé, Les réseaux sociaux, op. cit.

254 E. Lazega, « Analyse de réseaux d'une organisation collégiale : les avocats d'affaires », Revue française de

sociologie, vol. 33, n°4, 1992, p. 559-589.

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chômeurs. De même, la recherche d’un emploi ne peut pas non plus être réduite à des actions individuelles et aléatoires. Cet auteur démontre que les candidats comme les employeurs conduisent en fait leurs recherches à partir des relations personnelles qu’ils ont nouées, bien avant le moment de leur prospection. Ce sont donc ces réseaux informels de connaissances personnelles qui permettent d’éclairer les processus d’embauche, en révélant les effets spécifiques de la confiance noués entre les partenaires.

Mais si l’analyse des réseaux sociaux permet effectivement, parfois, d’identifier des groupes informels et des logiques transversales aux institutions, le fait que les relations personnelles se constituent et se déploient généralement au sein des collectifs organisés donne en fait à voir, souvent, une image proche de celle que proposent les analyses traditionnelles par les statuts sociaux. Lorsque-elles prennent le temps de resituer les relations personnelles au sein des autres formes sociales, les enquêtes structurales témoignent alors elles aussi du poids des facteurs sociaux classiques comme l’âge, l’origine sociale et le niveau de diplôme. Par exemple, dans les années 1980, Claude Fischer256 a explicitement combiné l’analyse des

positions dans le réseau personnel avec les caractéristiques sociodémographiques des personnes. Il a alors retrouvé l’effet des déterminations sociales jusque dans la taille et dans la forme du réseau qui entoure chaque personne.

Cependant, la plupart du temps, comme le constate Michael Eve257, les analyses structurales

ne peuvent pas rendre compte de ces phénomènes car elles ne considèrent pas les statuts sociaux des individus. Surtout, elles n’explorent généralement qu’un seul champ de pratique pour reconnaitre des relations, reconstituer des réseaux et faire apparaitre des groupes, là où les relations sont parfois plus riches. Nous retrouvons là encore une fois un effet lié au mode de constitution des données : élaborées sur la base d’informations relationnelles quantitatives fournies par une administration ou bien recueillies par questionnaire, elles se focalisent généralement dans une seule sphère de sociabilité.

Par exemple, Ronald Burt258 dessine des formes relationnelles à partir des liens qui unissent

les différents cadres d’une même grande entreprise. Il ne possède pas d’informations sur l’origine ou sur le contenu de ces relations. Peut-être que deux collègues se fréquentent également en dehors de leur temps en entreprise, pour pratiquer des loisirs ou pour participer

256 C. Fischer, To dwell among friends, Chicago, University of Chicago Press, 1982. 257 M. Eve, « Deux traditions d'analyse des réseaux sociaux », op. cit.

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à une association. Peut-être même se connaissent-ils depuis une époque précédant l’arrivée du second protagoniste dans l’entreprise, et le recrutement de ce dernier est-il lié à l’existence préalable de leur relation. Ces dimensions de la relation, potentiellement significatives, demeurent invisibles si l’on ne recueille que des informations sur les liens entre collègues en tant que tels.

Dans notre recherche, nous nous intéressons précisément à l’analyse des réseaux sociaux parce que nous pensons que les structures que forment les relations personnelles autour d’un individu peuvent contribuer à révéler à la fois les interdépendances entre les différents contextes de son existence et les logiques d’action distinctes qui y sont développées. Plutôt que nous intéresser à l’ensemble des relations présentes dans une organisation (comme une entreprise) ou dans une situation particulière (comme lors d’une recherche d’emploi) nous souhaitons plutôt partir d’un individu pour examiner, à partir de ses statuts sociaux et de ses expériences, quelles relations il entretient dans les différents contextes de sa vie sociale, les interconnexions et les frontières qui existent entre ces personnes, et leurs influences sur sa trajectoire.

Ce souci de penser la complexité des relations personnelles, de leurs histoires et des attributs de leurs protagonistes, nous amène alors à penser la constitution d’un genre particulier de réseau auquel l’analyse structurale s’est moins attachée. Après avoir précisé le type de liens que ces méthodes permettent d’examiner (les relations personnelles), il nous faut donc maintenant interroger le type de structure relationnelle que nous souhaitons mettre à jour : les réseaux égocentrés.

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