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Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

3. L’être social

3.3 Des logiques d’action plurielles

3.3.2 L’homme pluriel

Il nous semble que la condition de l’acteur social moderne que nous avons mis à jour (un individu aux appartenances multiples, qui évolue au contact de nouvelles formes institutionnelles appliquant un contrôle moins strict sur les pratiques pour mettre en avant l’autonomie et la responsabilité de chacun) demande effectivement d’accorder une place plus importante aux situations présentes (qui peuvent être davantage variées) pour comprendre la construction de sa personnalité et pour rendre compte de ses agissements.

En même temps, nous pensons que les manières de faire et de penser puisent immanquablement leur source dans le passé des individus, au travers des différentes expériences auxquelles leurs affiliations hétérogènes les ont exposés. Nous pensons d’ailleurs que ces abrégés d’expériences passées peuvent dans certains cas constituer des supports au processus d’individualisation biographique qui se joue pendant la jeunesse. Les capacités de chacun à exister en tant qu’adulte autonome et responsable se développent certes sur la base de ressources économiques, de droits sociaux et juridiques, mais aussi au regard de certaines habitudes de pensée et de schèmes d’action significatifs lorsqu’ils sont employés dans les

129 G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, Paris, Presses Universitaires de France, col. Le lien social, 2006

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contextes adaptés. Dans cette recherche, nous aurons notamment à cœur de révéler la multiplicité des dispositions mobilisées par les acteurs sociaux dans l’entretien de leurs différentes relations personnelles. Il nous apparait donc nécessaire de penser les pratiques individuelles comme le produit de la rencontre entre une situation présente et des dispositions qui sont le prolongement d’expériences vécues, mais dans une dialectique plus complexe, qui fasse place aux incertitudes et à la diversité des contextes de l’existence. C’est précisément le modèle de l’acteur pluriel développé par Bernard Lahire130 à partir des années

1990.

Lorsque Pierre Bourdieu propose un assouplissement de son concept d’habitus131, nous avons

vu qu’il remet quelque peu en cause le principe de durabilité des schèmes acquis, en laissant entrevoir comment ceux-ci peuvent évoluer dans le cours de la vie, au contact d’un nouvel environnement social. Par la même occasion, c’est aussi l’idée de transférabilité des dispositions intériorisées à toutes les situations qui commence à être relativisé. Bourdieu rappelle que l’habitus n’est pas un mécanisme autosuffisant mais qu’il doit être envisagé en corrélation avec la situation présente, pour rendre compte de l’action en cours. Il appelle alors à considérer l’état conjoncturel particulier du « champ » (pensé comme un espace social relativement autonome et cohérent) dans lequel se déroule cette action, pour comprendre la transférabilité, ou pas, du schème dans la situation. Dépouillé de ses dispositions strictement durables et transposables, l’habitus individuel perd de sa cohérence et de son unité, qui fondaient pourtant son modèle. Par la suite, Bernard Lahire se défait alors tout simplement de ce concept pour proposer une théorie de la socialisation qui porte en son cœur l’intériorisation d’habitudes hétérogènes.

Pour Bernard Lahire132, le modèle de l’habitus est en effet inadapté aux sociétés hautement

différenciées, puisque les conditions socio-historiques actuelles donnent désormais à voir des acteurs à la fois plus individualisés et moins unifiés, évoluant dans une pluralité de contextes sociaux. Il propose alors un modèle de l’homme pluriel qui convient résolument à des individus se mouvant d’un champ à l’autre dans l’espace social, en intégrant les multiples occasions qu’ils ont de connaitre des influences dissonantes, de sortir des trajectoires déterminées, de connaitre des désajustements et des crises dans les activités multiples de leur vie.

130 B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Fayard, col. Pluriel, 2011 [1998]. 131 P. Bourdieu, L. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, op. cit.

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La socialisation se présente alors comme s’exerçant dans les différents contextes de l’existence, tout au long de la trajectoire (par exemple dans la famille, à l’école, au travail dans une entreprise puis dans une autre, au contact de personnes différentes). Auprès des autres hommes et des institutions qui jouent auprès de lui ce rôle d’instance de socialisation, l’individu incorpore une pluralité de schèmes d’action (de perception, d’appréciation…) et d’habitudes (de pensée, de langage, de mouvements...) qui sont associés au contexte qui les a vu naître (ou dans des situations qui apparaissent similaires). Pour qu’une disposition s’incorpore progressivement, il faut aussi beaucoup de temps, de répétitions et d’exercice, qu’il s’agisse de l’inculcation directe de croyances et de pratiques ou bien d’un effet plus diffus. Bernard Lahire insiste alors sur le caractère incomplet des habitudes acquises, qui sont à chaque fois en train de s’affiner, pour être utilisées dans des registres toujours mieux identifiés. L’auteur souligne d’ailleurs que, comme Pierre Bourdieu semble l’oublier, Jean Piaget affirmait déjà que les schèmes d’actions ne sont parfois que partiellement intériorisés133.

Dans ce nouveau modèle, l’acteur incorpore une multiplicité de schèmes d’actions (au gré de ses diverses socialisations) qui s’organisent en autant de répertoires que de contextes sociaux pertinents, qu’il apprend à distinguer. Bernard Lahire conserve donc l’idée de Pierre Bourdieu que la pratique d’un individu est le produit de la relation dialectique entre une situation et des schèmes d’action incorporés, mais il reconsidère radicalement la transposabilité et la durabilité des dispositions individuelles. L’homme pluriel module en fait ses pratiques selon le domaine de l’existence dans lequel il se trouve et la position qu’il y occupe : il n’a pas les mêmes habitudes au travail, dans sa famille, avec son groupe d’amis, dans son club de sport... Par exemple, une personne peut être très méthodique dans la gestion de son temps et de son espace de travail, tandis qu’à son domicile elle apparait plus désordonnée. C’est là que la situation présente révèle toute son importance puisque c’est elle qui sert de déclencheur à la disposition incorporée qui semble la mieux adaptée, selon les spécificités du moment, selon ce que l’individu y perçoit et reconnait. Nous allons maintenant détailler rapidement comment Bernard Lahire conçoit la dynamique entre les habitudes et les contextes d’action, et la place qu’il accorde alors à l’unité de l’individu et à sa réflexivité.

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