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Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

4. L’examen des destinées individuelles

4.4 Description de notre modèle

Portés par les analyses et les réflexions des auteurs rencontrés au fil de ce chapitre, nous avons peu à peu développé le modèle qui va maintenant nous guider dans notre enquête, nous permettant d’éclairer sous un jour particulier les trajectoires des jeunes vers les positions de l’âge adulte.

Dans le dispositif théorique que nous avons mis en place, nous nous proposons de conjuguer une analyse processuelle des parcours individuels (en nous focalisant sur les séquences de transitions statutaires) avec une analyse de la structure et de la composition des réseaux de connaissances personnels (en examinant notamment les liens intervenant dans le cours de ces séquences). Tout au long de cette recherche, nous serons aussi particulièrement sensibles aux phénomènes de socialisation des individus à des logiques d’action plurielles.

Cette démarche nous semble heuristique dans l’objectif d’apprécier les conditions contemporaines de la distribution des positions dans le monde social, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, nous avons mis en évidence le fait que le contexte sociétal actuel favorise la production d’individus modernes, caractérisés par des appartenances à des cercles sociaux pluriels, dans le cours de trajectoires davantage soumises à l’incertitude, au regard des normes d’autonomie et de responsabilité individuelle désormais à l’œuvre. Pourtant, dans ce contexte a priori plus libre, les inégalités sociales ont tendance à se reproduire d’une génération à une autre. Il nous semble alors que c’est dans l’exploration des destinées individuelles que se situent désormais davantage les éléments pertinents pour comprendre les propriétés plus générales de la société et de ses évolutions. Il s’agit pour nous de combiner l’analyse des parcours de vie et des réseaux sociaux afin de mettre en évidence des phénomènes sociaux encore peu étudiés, mais pourtant non moins décisifs. En analysant finement les articulations entre les carrières, les relations et le réseau personnel, nous souhaitons en fait donner à voir comment les logiques de la reproduction sociale n’agissent pas comme un déterminisme abstrait mais comment elles se co-construisent notamment dans l’entretien concret des relations personnelles.

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Ainsi, nous nous penchons sur les destinées individuelles non pas parce que la société serait désormais moins inégalitaire, au point que les catégories traditionnelles de la sociologie telles les classes sociales ne seraient plus pertinentes. Il s’agit plutôt de reconnaitre que, dans un contexte où la dimension individuelle a pris de l’ampleur dans la vie sociale, il faut désormais mettre au point un regard permettant d’observer les mécanismes sociaux plus complexes à l’œuvre jusque dans les vies d’individus aux logiques d’action plurielles. Notre démarche consiste alors à employer des outils développés pour rendre compte des actions individuelles (l’analyse des parcours de vie et des réseaux sociaux) afin de retrouver et de mettre en valeur, à travers eux, des phénomènes plus généraux toujours essentiels tel le poids de l’origine sociale sur les conditions d’existence.

Notre modèle pourrait être utilisé pour examiner d’autres moments dans le cours des trajectoires. En effet, le parcours et le réseau personnel ne cessent d’évoluer tout au long de la vie et sont perpétuellement animés par des interactions et des dynamiques multiples que nous pourrions chercher à saisir pour rendre compte de l’évolution des identités et des positions sociales de chacun à travers l’existence. Mais la jeunesse constitue pour autant un processus particulièrement bien adapté au déploiement d’une telle enquête dans le cours des biographies.

D’abord, elle concentre dans une même période plusieurs épisodes de transitions statutaires, repartis dans les principaux contextes de l’existence (entre le monde des études et le monde du travail, entre la famille d’origine et la famille de procréation). En nous focalisant sur cet âge dans les biographies nous sommes ainsi assuré de pouvoir comparer et articuler plusieurs séquences dans différentes dimensions de la vie sociale. Ensuite, la jeunesse nous intéresse car nous l’avons justement identifiée comme l’âge de la vie dédié à l’installation dans les positions sociales de l’âge adulte et à la construction identitaire d’individus autonomes et responsables. Il nous apparait alors primordial d’aller observer les logiques sociales à l’œuvre tant dans les conditions d’accès à ces statuts sociaux que dans les processus de légitimation qui participent à ce que chacun, en tant qu’individu, reconnaisse généralement sa position comme étant l’expression de ses qualités personnelles.

Pendant la jeunesse, les héritages socioculturels de chacun n’ont pas encore été pleinement convertis dans l’accès aux positions sociales adultes, en dehors de la famille d’origine. L’analyse des processus d’accès à l’autonomie et à la responsabilité qui composent cette période constitue donc pour nous une fenêtre particulièrement attrayante. Leur examen nous

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permet en effet de prendre toute la mesure du poids des origines sociales dans les destinées individuelles, comme il nous permet de saisir les situations et les éléments pertinents à partir desquels les personnes échappent parfois à la condition à laquelle leur milieu d’origine semblait les prédestiner.

Dans cette enquête, nous allons alors mobiliser l’analyse du réseau de connaissances personnel pour mettre en lumière les configurations dans lesquelles se conjuguent des influences multiples, participant à aiguiller une carrière dans une certaine direction plutôt que dans une autre. Nous serrons alors attentif aux différentes habitudes de sociabilité déployées par les individus, concourant à l’élaboration de ces réseaux aux formes et aux effets distincts. Bien sûr, la structure d’un réseau personnel se façonne au gré des évolutions de l’individu dans différents contextes, en fonction de sa position dans le cycle de vie, des milieux sociaux qu’il fréquente et de ses choix relationnels. Mais nous pensons que les dispositions à nouer, à entretenir de nouveaux liens et à gérer la coexistence des différentes sensibilités dans l’entourage, participent aussi à la mise au point de réseaux inégalement vastes, plus ou moins hétérogènes, davantage ouverts ou fermés. Derrière le déploiement de ces habitudes, ce sont les capacités du réseau à fournir des ressources décisives dans les moments de transition statutaire qui sont en jeu. Nous nous attacherons donc à repérer les différentes logiques de sociabilité qui se co-construisent dans les rapports avec chaque lien personnel. Nous chercherons aussi à distinguer les relations ou les groupes de relations au contact desquels un même individu entretient ces dispositions hétérogènes.

A travers cette enquête, nous allons chercher à rendre compte des dynamiques plurielles et des phénomènes de réciprocité dans la constitution des relations, du réseau et du parcours. A chaque fois, nous serons soucieux d’éclairer les logiques de classes sociales qui animent ces processus, contribuant à façonner des réseaux contrastés dans le cours de parcours inégaux.

Après avoir développé un tel modèle théorique, nous voilà maintenant équipé pour développer notre enquête cherchant à considérer le devenir des jeunes au regard de l’influence de leurs relations personnelles. Nous pouvons alors reformuler plus précisément les hypothèses que nous avions simplement évoqué dans l’introduction de cette thèse, en même temps que nous identifions les différentes étapes qui vont guider notre analyse.

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- Nous pensons que dans le cours des trajectoires des jeunes, la présence et l’intervention de

leurs relations personnelles sont décisives, en plus d’éléments pertinents à d’autres niveaux.

Pour nous en assurer, nous allons donc développer une analyse des séquences de transitions statutaires qui jalonnent cette période de la vie, dans les principales carrières de leur existence (dans les études, dans le monde professionnel, dans la famille, dans la vie amoureuse, dans leurs activités associatives). Au cours de cet examen, nous chercherons à identifier et circonscrire l’effet de tous les éléments pertinents dans le déroulé de chaque processus pour reconnaitre et situer l’empreinte des relations personnelles. Ce travail constitue le chapitre 3 « Séquences de transition statutaire et analyse des "ingrédients relationnels" ».

- Nous pensons que la capacité des relations personnelles à constituer des éléments décisifs

dans le cours des biographies est liée aux propriétés du réseau de connaissances personnel.

Nous allons donc développer une analyse de l’entourage relationnel des individus, permettant d’apprécier les propriétés des relations et des structures que forment leurs interconnexions. Nous nous attacherons aussi au repérage des caractéristiques et de la place occupée par les relations qui interviennent effectivement dans le cours des séquences de transition statutaire précédemment analysées. Ce travail constitue le chapitre 4 « Réseaux de connaissances personnels et relations-clés ».

- Nous pensons que l’élaboration de réseaux aux formes et aux effets variés se fait notamment

dans la mise en œuvre de certaines habitudes de sociabilité. Nous allons donc développer une

analyse des modes de constitution, de fréquentation et d’entretien des relations personnelles que développe chaque individu, en considérant aussi ses manières parfois plurielles de gérer la coexistence des multiples liens dans son réseau personnel. Nous apprécierons également la façon dont ces habitudes se construisent et évoluent dans les interactions avec les différentes personnes constituant l’entourage. Ce travail fait l’objet du chapitre 5 « Savoir-faire relationnels et dynamiques socialement différenciées ».

- Nous pensons que l’origine sociale des individus contribue à tracer des lignes de séparation pertinentes entre leurs trajectoires. Malgré les transformations récentes de la jeunesse et la

place aujourd’hui accordée dans la société à l’individu, à son autonomie et à ses choix, des logiques de reproduction des inégalités sociales sont toujours à l’œuvre. Au fil de ces

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chapitres, nous chercherons donc à démontrer le poids majeur que constitue l’origine sociale des individus jusque dans les phénomènes relationnels qui rythment leurs avancées vers l’âge adulte. Dans le même temps, nous chercherons néanmoins à rendre compte de la façon dont des effets propres aux réseaux personnels et à leurs conditions d’entretien constituent pourtant des opportunités originales dans le parcours de chacun.

5. Conclusion

Dans ce chapitre, nous sommes parti de notre volonté initiale de rendre compte de l’inégale distribution des positions dans le monde social pour finalement développer un modèle théorique permettant de mettre en lumière les parcours des jeunes vers les statuts (professionnel, conjugal, parental) associés à l’âge adulte, en considérant les effets de leur entourage relationnel et les modes de sociabilité concourant à sa structuration.

Entre temps, nous avons considéré plusieurs éléments. D’abord, il nous a fallu démêler les différents concepts que sous-tendent les notions polysémiques de « jeunesse » et d’ « individu ». La jeunesse, telle qu’elle nous intéresse ici, a été reconnue comme un processus marquant le cours des trajectoires de chacun, permettant de s’affranchir des positions sociales de dépendance à la famille d’origine pour s’inscrire dans le monde du travail et fonder son propre foyer. Ce processus, qui était il y a un demi-siècle encore marqué par le passage précoce de seuils coordonnés entre les différentes positions, nous est apparu aujourd’hui repoussé dans le cours des biographies, au gré de mouvements plus incertains et désynchronisés dans les calendriers professionnel, résidentiel et matrimonial. Dans cet éclatement des expériences vécues par les uns et les autres se dessinent cependant des différences significatives en fonction de l’origine sociale des individus.

La complexité et l’incertitude qui caractérisent désormais la progression des jeunes dans le cours de trajectoires plus diversifiées, ont alors été reconnus comme des phénomènes faisant écho à un mouvement plus général, voyant la dimension individuelle prendre de l’ampleur dans la vie sociale. Les jeunes sont désormais invités par les institutions qui autrefois encadraient strictement leurs évolutions (comme la famille et l’école) à être davantage responsables et à prendre en main leur parcours, vers des positions de l’âge adulte également moins assurées. Au-delà des évolutions de statuts, nous avons alors aussi identifié la jeunesse comme un processus permettant l’élaboration et la mise au point d’une identité individuelle.

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C’est en ce sens qu’il nous a fallu nous pencher sur les conditions historiques de production, depuis deux à trois siècles, d’un tel individu « individualisé », autonome et responsable. Après avoir mis en avant les phénomènes de spécialisation dans la division du travail et de multiplication des appartenances ayant contribué à l’émergence de cet individu moderne, nous avons mis en évidence le fait que l’existence de tels acteurs sociaux nécessite qu’ils bénéficient d’une propriété de biens et de droits. Encore une fois, nous avons souligné des inégalités sociales dans l’accès à ces différents supports de l’individu.

Par la suite, nous avons alors tenté d’identifier quelles pouvaient être les logiques d’action de tels individus aux appartenances multiples et aux destinées davantage individualisées. Nous avons pour cela conceptualisé les processus de socialisation d’acteurs résolument pluriels : les habitudes de chacun sont pensées comme se formant et se transformant dans le cours des différentes situations que propose la vie sociale. Les individus façonnent ainsi différents répertoires de dispositions adaptés qui sont mobilisés avec pertinence selon le contexte d’action. Cette approche nous sera notamment utile pour penser les modes de sociabilité pluriels développés par les jeunes au cours de leur trajectoire.

En considérant tous ces éléments, nous avons alors déterminé que pour procéder à une mise en intelligibilité des phénomènes généraux structurant aujourd’hui le devenir des jeunes vers l’âge adulte, il allait nous falloir glisser la focale vers l’individu pour composer une analyse permettant d’apprécier les phénomènes particuliers à l’œuvre dans le cours des biographies. Après avoir souligné les apports des études ayant recours à l’observation des parcours de vie, nous avons mis en avant l’intérêt que nous trouvons à nous focaliser sur les séquences de transitions statutaires en tant que processus ancrés dans la vie des individus. Là, les interdépendances entre les différents contextes et carrières de l’existence nous sont apparues comme des éléments pertinents mais trop peu souvent considérés. Nous avons alors proposé l’examen des relations personnelles comme constituant un moyen adapté pour rendre compte de ces imbrications.

Pour penser cet entourage relationnel, nous avons donc investi le champ de la sociologie des réseaux sociaux. Après examen des résultats fournis par de telles analyses, nous avons établi la pertinence qu’il y a dans notre démarche à reconstituer un réseau égocentré, permettant de rendre compte de la variété des relations personnelles d’un individu et de leurs interconnexions. Ce réseau a été reconnu comme une construction dynamique en interdépendance avec les positions occupées au fil du parcours de vie. C’est à travers l’examen

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de ses propriétés que nous allons pouvoir saisir la façon dont les relations personnelles contribuent aux processus de socialisation, comme la manière dont elles interviennent plus directement dans le cours des séquences de transition statutaire.

Enfin, nous avons alors pu mettre au clair les objectifs de cette recherche : nous nous proposons d’apprécier les évolutions de plusieurs jeunes vers l’âge adulte, en procédant à un examen des séquences de transitions statutaires dans leurs parcours, depuis leurs positions initiales dans leur famille d’origine. Conjugué à une analyse de leur réseau de connaissances personnel, nous pourrons alors mettre en avant les conditions dans lesquelles les relations personnelles constituent des ressources et des contraintes dans le cours de ces épisodes. Il s’agira notamment de repérer des différences sociales jusque dans l’effet de ces liens a priori singuliers. Nous mettrons enfin en avant la façon dont des habitudes de sociabilité hétérogènes dans les répertoires de dispositions de chacun contribuent à la mise en place et à l’entretien de réseaux personnels aux formes et aux effets contrastés sur le cours des trajectoires.

Avant de procéder à cette analyse, nous allons d’abord décrire la méthodologie que nous avons employée au cours de notre enquête de terrain.

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EN QUÊTE D’HISTOIRES DE VIE

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