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Les conditions de passation de l’entretien

l’objectivation des parcours et des réseau

2. Une enquête par entretiens

2.1 Les conditions de passation de l’entretien

Précisons d’abord que tous les entretiens ont été réalisés à Montpellier en 2016. Que la discussion se soit tenue dans les bureaux de la Mission locale, dans les locaux de l’incubateur de start-up ou bien à la terrasse de cafés, nous avons toujours employé la même procédure, avec la même application, tel que nous le retraçons dans les deux prochaines sections de ce chapitre. Il y a cependant de moments où les situations, les interactions ont demandé à ce que nous adaptions notre approche afin d’assurer la qualité des propos recueillis. Nous mettons alors au jour ces légères variations.

Chaque entretien a duré environ 2 heures au cours desquelles nous avons questionné mais surtout écouté l’enquêté de manière active. Le plus court fait 1 heure et 15 minutes, le plus long fait 2 heures et 45 minutes. Tous les échanges ont été enregistrés au dictaphone afin d’être ensuite transcris intégralement, tels que prononcés. Tout au long de l’analyse, des extraits de ces discussions seront ainsi mobilisés pour soutenir ou pour contribuer à notre argumentation. Dans ces extraits, nous avons cependant pris le parti d’alléger le texte de certaines phrases confuses, d’hésitations et de tics de langage, afin de faciliter la lecture de

316 C. Bidart, « What does time imply? The contribution of longitudinal methods to analysis of the life course »,

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ces propos initialement tenus à l’oral. Les éléments parasites n’ont été conservés que lorsque nous avons jugé qu’ils étaient significatifs et qu’ils participaient à l’interprétation.

Nous avons choisi de recourir aux entretiens dans le but de faire parler les enquêtés sur les situations de leur jeunesse, les personnes de leur entourage, leurs habitudes et leurs représentations. En procédant de la sorte, nous avons cherché à enclencher une dynamique de conversation qui aille plus loin que la simple réponse aux questions. La réalisation d’un entretien se distingue donc de la passation d’un questionnaire, plus anonyme et impersonnel. Là, l’enquêteur et l’enquêté s’engagent plutôt, le temps de quelques heures, dans la constitution d’une véritable relation sociale, toute inhabituelle et particulière qu’elle soit. Il faut alors considérer la façon dont les propriétés de cette relation contribuent à orienter les propos exprimés par l’enquêté. Les conditions de passation de l’entretien, comme la posture de l’enquêteur, ont des effets sur ce qui est raconté et sur la manière dont c’est raconté. Au cours d’un tel exercice, nous ne nous contentons pas de recueillir un propos préexistant et déjà ordonné dans la tête de l’enquêté, mais nous participons à la production et à la mise en ordre d’un certain discours sur soi. En reconnaissant et en intégrant ces paramètres, nous pouvons alors travailler à en maitriser les effets, afin d’optimiser la qualité du matériau ainsi produit.

L’objectif, dans la réalisation de chaque entretien, a été d’essayer de créer au mieux un moment et un espace d’écoute sans jugement afin que l’enquêté puisse se sentir libre de parler sans gêne et sans crainte. Dans le même temps, nous avons aussi travaillé à être attentif à ses paroles, en incitant la personne à être la plus précise possible dans ses descriptions. Cela s’est traduit concrètement, dans chaque rencontre, par l’instauration d’une confiance et d’un engagement mutuels comme conditions nécessaires pour que l’échange ait lieu. L’entretien s’est en fait présenté comme un exercice au cours duquel on essaye ensemble de constituer le matériau le plus convaincant, tout en s’assurant que l’estime de chacun des participants soit toujours préservée.

L’élaboration de ce cadre commence déjà en amont de l’entretien, au moment de proposer la participation à l’enquête. En présentant mon étude, j’ai tout de suite cherché à assurer la personne du sérieux de ma démarche et de l’usage strictement scientifique qui serait fait de ses paroles. Les garanties d’anonymat et de confidentialité sont également présentées à ce

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moment-là. Ils constituent eux aussi des éléments contribuant à mettre en place le climat propice à la discussion.

Quand la personne accepte alors de participer à l’entretien, se noue en quelque sorte un « contrat incomplet » entre les deux parties, comme l’appelle Pierre Fournier317. L’enquêté

s’est porté volontaire mais il ne sait pas précisément quels sujets il va aborder, ni quels propos il va tenir. Même s’il n’a signalé aucune difficulté dans l’accueil de l’investigation, des indéterminations demeurent donc. De son côté, l’enquêteur a certainement une longueur d’avance puisqu’il connait les questions qu’il souhaite poser et parce qu’il est aussi plus routinier de l’exercice. Néanmoins la personne en face de lui n’est jamais la même et l’histoire qu’il s’apprête à entendre est à chaque fois originale.

Ce n’est que lorsque l’entretien commence que le « contrat » va pouvoir progressivement se compléter de part et d’autre. Généralement, la conversation démarre de manière informelle, avant même que nous soyons installés. Il s’agit de mettre à l’aise l’enquêté en le rassurant quant à mes questions : il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses car ce sont véritablement ses expériences, son vécu et son ressenti qui m’intéressent. Il s’agit aussi de rappeler le caractère universitaire de mon travail : les enquêtés se montrent alors souvent motivés pour s’appliquer à être précis dans la réalisation de cet exercice.

Avant de mettre en marche le dictaphone, demander l’accord de la personne pour enregistrer sa voix participe là-encore à matérialiser les principes de respect de l’autre et de maitrise de l’engagement de chacun. L’enclenchement de l’appareil marque alors solennellement le début de la discussion. Les premières minutes sont assez « formelles », les réponses sont souvent brèves et il est encore difficile de s’extraire des discours convenus. Le début de l’entretien est alors surtout mis à profit pour encourager l’enquêté, en posant des questions sur sa situation professionnelle actuelle dont les réponses sont relativement simples et évidentes pour lui (comme nous le verrons au moment de détailler notre grille de questions). Certains personnes apparaissent peu disposées à parler d’elles-mêmes, parce qu’elles n’ont pas l’habitude de se raconter ou parce qu’elles ne considèrent pas leur histoire digne d’intérêt. D’autre peuvent être tentés de mobiliser des discours sur eux-mêmes qu’ils emploient déjà par ailleurs, comme lors d’un rendez-vous avec leur conseiller de la Mission locale, ou bien

317 P. Fournier, « Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur

», ethnographiques.org [en ligne], n° 11, 2006, http://www.ethnographiques.org/2006/Fournier (consulté le 16 janvier 2018).

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comme dans un salon entre professionnels, au moment de présenter leur projet entrepreneurial.

Dans tous les cas, je cherche alors à obtenir des précisions, je multiplie les relances en demandant d’expliciter les propos tenus, afin de sortir de la reproduction de ces schémas. Reformuler ce qui vient d’être dit s’avère un moyen très efficace pour s’assurer d’avoir bien compris ce que l’enquêté raconte, tout en l’incitant à aller plus loin dans ses descriptions. En m’efforçant de rester au plus proche de ce qui a été énoncé, je reste en même temps attentif à ne pas moi-même suggérer des clés explicatives aux situations qui me sont exposées. Au gré des questions, des réponses et des relances, le contrat commence alors à se préciser pour chacun des protagonistes. Nous abordons les autres contextes de son existence et ses relations personnelles. L’enquêté est amené à rapporter des faits et ses impressions, c’est lui qui est compétent pour me faire découvrir son environnement comme pour me partager ses opinions. Au fil des minutes, les échanges se font généralement plus fluides, la parole se libère, l’enquêté est plus enclin à faire des confidences et la qualité du matériau constitué s’en ressent. C’est là que les marques d’attention sont importantes. Par des signes d’approbation de la tête, par des regards et par les mouvements du corps, je signifie que je suis toujours à l’écoute et que je souhaite connaitre plus de détails. Puisque entre chaque question c’est essentiellement l’enquêté qui parle, je manifeste ma participation par ce langage non-verbal, ou bien par de courtes relances telles que « d’accord », « OK », « oui », etc.

J’ai pu constater que si l’enquêté mobilise, pour produire son discours, toutes les informations que je communique volontairement, il s’appuie aussi sur d’autres éléments que je ne peux pas dissimuler comme mon âge, mon genre ou encore certaines attitudes qui trahissent ma culture et mes habitudes. Par exemple, une femme enquêtée ne m’a peut-être pas confié certains éléments qu’elle a jugé inappropriés ou inutiles de raconter à un homme, et ce malgré la confiance réciproque et l’attention aux détails qui marquent notre engagement mutuel dans la conversation. Comme nous l’avons dit, la relation d’entretien est une relation sociale, et comme toute relation interpersonnelle, elle mobilise des dispositions et des références qui dépassent le cadre spécifique de ces échanges. Même si nous travaillons consciemment à nous distinguer de ces interactions habituelles, il est ainsi illusoire d’imaginer neutraliser totalement les effets de la relation. Au contraire, il s’agit plutôt de faire avec.

Le fait d’être moi-même jeune a par exemple certainement contribué à ce que les enquêtés acceptent de « jouer le jeu » et consentent à se confier à quelqu’un proche de leur âge.

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Certains enquêtés d’abord réticents à l’idée de participer et se livrer, ont aussi témoigné du fait que c’est en considérant mon statut d’étudiant qu’ils ont finalement accepté de m’aider. Les jeunes entrepreneurs notamment, en ayant eux aussi faits des études supérieures par le passé, ont pu s’identifier à ma situation. Mais mettre en avant cette facette de moi-même « étudiant en doctorat » n’a cependant pas toujours été la solution la mieux adaptée. Au contact de personnes n’ayant jamais fait d’études supérieures, ce décalage risquait même être perçu comme une distance sociale problématique.

Il a alors fallu travailler à limiter les effets de cette violence symbolique, comme le préconise Pierre Bourdieu318. Au-delà des principes de confiance, de respect et d’attention engagés dans

la conversation, par-delà aussi le fait d’être jeunes l’un et l’autre, les connexions se sont parfois établies en empruntant des chemins alternatifs. D’abord, j’ai pu évoquer mes propres origines populaires dans le centre-ville de Marseille. Certains n’ont en effet pas hésité à me demander à leur tour d’où je venais et quel était mon parcours. Cette information a pu contribuer à les rassurer quant à mes capacités à pouvoir correctement interpréter et rendre compte de leur vécu. Ensuite, il se trouve que j’ai travaillé, en parallèle de ma recherche, dans un collège situé dans un quartier populaire de Montpellier. J’ai donc été en mesure de reconnaitre des lieux, des habitudes et parfois même des illustres figures locales auxquels les récits ont fait référence.

D’une manière ou d’une autre, selon le terrain et selon le profil de l’enquêté, nous avons donc cherché à entretenir une proximité sociale avec l’enquêté, gage d’une « communication non violente » dans l’accès à son histoire personnelle. Cependant, il a fallu en même temps s’assurer que ces rapprochements ne transforment pas l’entretien en conversation ordinaire, au cours de laquelle les précisions ne seraient plus nécessaires puisque chacun semble comprendre ce dont l’autre parle. Si l’objectif scientifique de l’exercice a été bien établi et rappelé, le dictaphone placé entre nous a alors constitué le rappel matériel et continu de ce besoin d’explications. Il est le « spectateur indispensable » comme le nomment Stéphane Beaud et Florence Weber319.

A ce stade de l’entretien, le « contrat » est alors bien précisé. Chacun a mieux compris son rôle dans cette « mise en scène ». L’enquêteur est comme le « maitre du jeu », il pose les questions et cultive son étonnement au gré des événements évoqués et des mondes sociaux

318 P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993. 319 S. Beaud, F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p. 178.

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parcourus. L’enquêté lui est conforté dans son rôle « d’expert » : il connait la situation mieux que quiconque puisqu’il s’agit de son existence, et il s’attelle à nous en détailler les faits et les logiques pour que nous puissions plus tard les examiner et les comparer. C’est l’instauration d’un tel contrat tacite dans le cadre d’un rapport de confiance qui, il nous semble, nous a permis de poursuivre l’entretien jusqu’à son issue, même lorsque nous avons évoqué des périodes difficiles dont la remémoration aurait pu générer des souffrances. Enfin, le fait que l’enquêté sache que lui et moi ne serions pas amenés à nous recroiser a aussi contribué à ce qu’il puisse s’exprimer plus librement.

Ainsi, même si au contact des uns et des autres les ressorts de l’entretien ont pu sensiblement varier, c’est toujours la même volonté qui nous a animé : celle de constituer un environnement respectueux où chacun est appliqué dans l’exercice, dans le but de produire un discours suffisamment développé pour être soumis à l’analyse. Nous allons maintenant voir que la qualité des paroles recueillies a aussi été suscitée par le recours à une grille de questions conçue pour nous guider à travers l’entretien.

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