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Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

3. L’être social

3.3 Des logiques d’action plurielles

3.3.3 Les dynamiques de l’homme pluriel

A l’habitus en tant que « système de dispositions durables et transposables » sont donc substitués des schèmes d’action incorporés plus limités et circonscrits. Ceux-ci sont modélisés comme étant stockés dans des répertoires, conçus pour ne s’activer que dans des situations pertinentes correspondantes : soit il s’agit du contexte même dans lequel l’habitude s’est façonnée et dans lequel elle continue d’être répétée, soit l’individu trouve des ressemblances entre la situation présente et ses expériences passées.

La façon dont le schème adéquat est sélectionné est alors variable. Un souvenir peut remonter explicitement à la conscience de l’acteur et ainsi aiguiller sa pratique, mais les habitudes sont aussi mobilisées inconsciemment. Comme le souligne Bernard Lahire au moment d’expérimenter son modèle134, c’est justement parce que l’individu est « disposé » qu’il agit

de manière infra ou semi-consciente, sans avoir à questionner à chaque instant ce qu’il fait ou qui il est. L’habitude peut tout aussi bien être activée par certains traits généraux de la situation que l’individu reconnait spontanément (par exemple, un schéma relationnel incorporé des relations entre hommes et femmes, ou entre supérieurs hiérarchiques et subordonnés, peut faire surgir un comportement adapté) ou bien par un simple détail décontextualisé (une odeur, un objet, un lieu, une personne…). En fait, étant donné leur caractère toujours incomplet, les dispositions ne sont jamais des réponses mécaniques à un stimulus, mais elles constituent plutôt des manières de voir, de sentir et d’agir qui s’ajustent avec souplesse aux différentes situations rencontrées.

Ces « produits de la socialisation à usages différés »135, sont disponibles, en attendant leur

mobilisation à partir des éléments présents dans une situation, dans une interaction. Notons que les contextes d’action peuvent tout aussi bien permettre d’activer certaines dispositions qu’en inhiber d’autres, inadaptées à la situation. D’autres habitudes encore peuvent « dormir » si elles ne trouvent plus de nouvelles situations pour les activer. Les schèmes d’action sont ainsi rarement transversaux à l’ensemble des contextes sociaux (sauf s’ils trouvent un grand nombre de situations auxquelles s’appliquer). Ils sont plus généralement partiels et locaux, ne s’activant que dans des situations limitées. C’est d’ailleurs ce caractère partiel et localisé des habitudes qui permet à l’acteur pluriel de vivre son existence sans

134 B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. 135 B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, op. cit.,, p. 62.

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souffrir de l’hétérogénéité du stock de dispositions qu’il a incorporé, qui viendrait sinon mettre en danger l’image qu’il se fait de sa cohérence personnelle.

L’individu n’est pas un « agent double » dès lors que ses habitudes coexistent pacifiquement, en ne s’exprimant que dans des contextes éloignés. Si elles ne sont activées que dans des situations bien distinctes, auprès de personnes différentes, dans des lieux et des moments séparés, les dispositions peuvent même être contradictoires. Par exemple, un homme peut avoir des habitudes de langage très différentes selon qu’il s’adresse à un groupe d’amis ou bien à ses collègues de travail, mais il a appris à distinguer les moments et les relations pour moduler son élocution en conséquence. Dans leurs activités sociales les acteurs ne s’engagent pas « entièrement », en se présentant avec tout leur stock de dispositions, mais plus modestement ils s’adaptent, ils s’accordent entre eux sur des points précis, pour interagir dans des situations limitées. Nous pouvons ajouter que c’est aussi certainement pour cette raison que l’individu moderne éprouve l’impression d’être autonome et en décalage avec le monde social, tant tout ce que ses expériences passées ont déposé en lui ne peut s’exprimer dans le moment présent, limité et contextualisé.

Bien souvent, les différences internes passent alors inaperçues, parce que le jeu de l’apprentissage d‘un schème d’action, comme celui de la reconnaissance d’une situation qui permet son activation ou son inhibition, se fait de manière infra consciente. Les habitudes permettent d’agir sans avoir à fournir d’effort réflexif particulier sur ce que l’on fait. Si les transfuges de classes (les personnes ayant connu un épisode de déclassement ou de mobilité sociale ascendante) peuvent certainement souffrir du décalage entre leurs anciennes dispositions, celles qu’ils développent dans leurs nouveaux contextes de vie et ce qu’exigent les situations de leur existence (comme en témoigne par exemple Annie Ernaux dans son récit autobiographique136), c’est justement parce que cet écart est évident et qu’il se manifeste à

eux consciemment. Mais comme le montre Bernard Lahire à partir de l’étude de plusieurs cas137, il y a bien d’autres contradictions qui habitent les pratiques quotidiennes sans que cela

ne génère de conflit intérieur pour autant. Une personne peut par exemple être très calme dans le cadre de ses activités associatives bénévoles tandis qu’elle apparait plus irascible dans son couple. Ces contrastes sont alors considérés comme des facettes différentes de sa personnalité.

136 A. Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, collection Folio Poche, 1983. 137 B. Lahire, Portraits sociologiques, Paris, Nathan, 2002.

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Ainsi, c’est parce que les différences internes ne se retrouvent que rarement exposées à la conscience (ou alors partiellement, dans des contextes limités) que l’action de l’individu ne se retrouve pas paralysée par de trop grandes tensions, et qu’il peut continuer à se penser lui- même dans son apparente unité. Nous voyons que le souci d’authenticité qui anime un acteur social aux habitudes pourtant plurielles constitue donc plus un rapport à soi qu’une réalité. Il peut lui arriver momentanément, lors d’un épisode d’introspection par exemple, de réaliser un décalage entre des valeurs qu’il se dit défendre dans certaines situations, et ses habitudes à d’autres moments. Mais par la suite, les activités dans ses contextes d’actions quotidiens auront tôt fait d’encourager subtilement la résurgence des mêmes dispositions contradictoires.

La réflexivité de l’individu est alors elle-même considérée comme une habitude à resituer dans la pluralité interne de l’acteur et de ses logiques d’action. Pour Bernard Lahire138, l’individu

n’est pas pensé a priori comme un être rationnel : ses raisonnements sont toujours limités à un contexte, par l’activation de certains schèmes de pensée. Les attitudes réflexives restent des « abrégés d’expériences » qui se constituent elles aussi par accumulation-répétition. Les habitudes réflexives demeures partielles et toujours contingentes des situations vécues. Selon les expériences (selon les éléments présents à l’extérieur et selon le patrimoine de dispositions à l’intérieur), les acteurs produisent donc parfois des stratégies individuelles, des décisions rationnelles et intentionnelles. A l’inverse, ils ne font parfois que réagir à une situation dans un contexte, notamment dans l’urgence, sans mettre en œuvre de calculs ou de projet réfléchi. L’analyse de ces rapports complexes entre passé des acteurs et présent en situation, nous permettra de rendre compte comment, dans leurs déplacements à travers le monde social vers les positions de l’âge adulte, les jeunes se projettent parfois dans le futur et tentent de manœuvrer pour obtenir ce qu’ils souhaitent, quand d’autres fois ils sont plutôt portés par le cours des événements.

Au moment où Bernard Lahire met au point son modèle, il cherche d’abord à mieux rendre compte de la pluralité des logiques d’action qu’il observe chez les individus dans les champs de l’éducation et de la culture, les domaines qu’il étudie. Pour cela, il associe une sociologie de la socialisation attentive au passé des acteurs, à une nouvelle appréciation du poids des

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interactions au présent dans l’analyse de l’action. Se dessine alors un homme pluriel qui correspond particulièrement bien à l’individu moderne que nous avons décrit : engagé simultanément et au cours de sa vie dans des cercles sociaux différents, il est le produit d’instances de socialisation multiples. Si ses habitudes hétérogènes ne peuvent pas être généralisées par la notion unificatrice d’habitus, ses identités ne sont pas fragmentées pour autant : l’agencement de ses dispositions au sein de répertoires contextualisés assure qu’il n’ait pas à questionner l’idée sa cohérence personnelle à tout instant.

Dans cette recherche, nous aurons ainsi recours à cette sociologie dispositionaliste et contextualiste développée par Bernard Lahire. Nous avons vu que les expériences vécues par les jeunes et les situations auxquelles ils sont confrontés dans les modes d’accès à l’âge adulte peuvent être très différentes selon les milieux sociaux. La jeunesse elle-même constitue un processus fait d’essais et d’expérimentations au contact de multiples fréquentations, de plusieurs instances de socialisation, et au gré de déplacements entre des positions qui impliquent différents contextes d’activités dans la vie sociale. Pour rendre compte des choix et des agissements des jeunes dans le cours de ce processus biographique, il nous semble donc judicieux de ne pas postuler a priori de l’existence d’un acteur social unifié ou rationnel à tout instant. Nous allons plutôt nous atteler, comme le préconise Lahire, à « reconstituer, selon les univers sociaux, selon les types d’acteurs et les types d’action, les différents temps de l’action et les différentes logiques d’action »139, afin de mieux évoquer ces individualités

contrastées, agissant différemment au cours d’épisodes distincts dans les biographies. Penser les trajectoires des jeunes au travers de leur émancipation dans plusieurs socialisations, donner à voir leur complexité dispositionnelle et la diversité des domaines de pratiques participera ainsi en partie à éclairer les trajectoires individuelles et, alors, à rendre compte de certains fait sociaux pertinents pour saisir de manière plus générale les phénomènes de (re)production des inégalités sociales. Sans chercher à être exhaustif dans la reconstitution du patrimoine dispositionnel de chacun, nous nous focaliserons plutôt sur certaines habitudes de pensée en particulier, sur certaines manières de faire bien identifiées : celles qui se déploient dans la gestion des relations personnelles. Sans prétendre pouvoir toujours remonter à l’origine de chacune de ces dispositions, nous opérerons cependant systématiquement au repérage de la répétition de ces comportements et à la délimitation des

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contextes de leur application. Nous mettrons en lumière les différentes habitudes de sociabilité qu’un même individu développe au contact de ses relations personnelles. Les contrastes et la diversité des effets que révèleront ces schèmes d’action s’avèreront particulièrement décisifs au regard de la capacité de l’entourage à accompagner les évolutions de l’individu vers les positions de l’âge adulte.

Maintenant que nous avons dessiné les contours des conditions d’existence et d’action des personnes dans le contexte sociétal actuel, nous pouvons nous atteler à déployer les concepts théoriques que nous allons utiliser pour pouvoir observer correctement les phénomènes sociaux à l’œuvre pendant la jeunesse. Cela commence par reconnaitre que pour saisir la façon dont se distribuent les positions sociales de l’âge adulte, il faille se rapprocher des individus.

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