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Une sociologie de la dimension relationnelle des parcours individuels

2. L’individu moderne

2.1 Genèse de l’individu moderne : spécialisation des fonctions et conscience de so

2.2.2 Les supports sociaux de l’individu

Exister en tant qu’individu dans une société d’individus exige, dans la vie de chacun, un travail de construction de soi pour être reconnu comme tel. Pour Danilo Martuccelli100, une autre

expérience fondamentale de la modernité se retrouverait alors dans le souci des acteurs de se singulariser. Dans nos sociétés, les individus ont en effet tendance à réfléchir à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, à celles qu’ils pensent que les autres leur attribuent, en cultivant un certain rapport à eux-mêmes pour cerner et valoriser leur individualité. Ce souci d’atypicité, qui est plus un rapport à soi qu’une réalité objective tant les codes culturels sont partagés, confine parfois au culte de l’authenticité. Nous avons déjà évoqué ce phénomène comme composante du processus de construction identitaire dans la jeunesse. Cette généralisation de la norme de l’autonomie individuelle, quand elle devient une injonction à constamment se produire soi- même, peut alors provoquer une certaine « fatigue d’être soi », comme l’appelle Alain

98 V. de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement

social, Paris, Seuil, 2005.

99 F. Bourricaud, L'individualisme institutionnel. Essai sur la sociologie de Talcott Parsons, Paris, Presses

Universitaires de France, 1977.

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Ehrenberg101. A travers le processus d’individualisation, les problèmes sociaux se retrouvent

même « mentalisés » en termes personnels comme autant de « souffrances psychiques »102

vécues subjectivement. Des souffrances que ne connaissent pas les acteurs sociaux lorsque leur existence est toute entière accaparée par la vie en communauté, tandis que des rituels fournissent la signification de chaque pratique et de chaque représentation.

En fait, comme le résume Marc-Henry Soulet103, les individus sont plus vulnérables dès lors

qu’ils sont exposés à l’incertitude, provoquée par l’exigence de se construire et de se maintenir comme sujet responsable. Se produire soi-même, c’est aussi savoir communiquer, négocier, se motiver, gérer son temps… Les exigences de responsabilité sont accrues, les individus se retrouvent plus fragiles et davantage isolés face à ce travail jamais terminé de réalisation personnelle. Selon les positions dans lesquels ils sont engagés, selon les ressources dont ils disposent, tous les individus ne sont pas exposés de la même manière à ces fragilités. Jusque dans les capacités à se présenter et à être reconnu positivement comme un individu, nous allons retrouver des logiques de domination basées sur la reproduction des inégalités sociales.

Robert Castel104 est un auteur qui a travaillé à mettre à jour les supports sociaux à l’œuvre

derrière les possibilités même d’exister en tant qu’individu, et leur inégale répartition entre les personnes. Dans une approche objectiviste, il montre qu’il est nécessaire de posséder plusieurs moyens matériels pour effectivement se conduire en individu, c’est-à-dire pour être relativement autonome, pour s’exprimer en son propre nom ou encore pour avoir une certaine liberté de choix. Pour qu’un individu soit considéré comme responsable, il faut ainsi s’assurer qu’il ait les possibilités réelles d’exercer sa liberté : il a besoin de ressources matérielles et de droits lui offrant l’occasion de développer sa propre trajectoire, ce que l’économiste Amartya Sen105 appelle des « capabilités ».

Le premier support de l’individu indépendant que Robert Castel106 identifie est la propriété

privée. Le droit à la propriété individuelle fait en effet partie de ces supports qui nous sont hérités directement de la Révolution française, au moment où se met en place une société

101 A. Ehrenberg, La fatigue d'être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998. 102 J. Ion (dir.), Travail social et souffrance psychique, Paris, Dunod, 2005.

103 M-H. Soulet, « La vulnérabilité comme catégorie de l'action publique », op. cit. 104 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit. 105 A. Sen, Ethique et économie, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 [1993]. 106 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit.

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individualiste. Par exemple, par son article 19, la déclaration des droits de l’homme de 1789 fait déjà de la propriété un droit « inviolable et sacré ». Car en possédant un patrimoine, des biens, l’individu s’assure des revenus qui lui permettent effectivement d’être plus autonome, puisqu’il a le temps et les moyens de développer des stratégies individuelles. Au contraire, comme l’analyse Karl Marx107, sur le marché du travail, la personne qui ne dispose pas de

ressources est forcément commandée par le besoin. Elle ne peut pas attendre ni développer de stratégie alternative : elle se plie à ce qu’on lui impose. En ce sens, elle ne peut pas vraiment être un individu puisqu’elle n’exerce aucune autonomie. Ainsi, comme le résume Robert Castel, dans ce contexte sociétal, « c'est par la propriété privée que l'homme peut accéder à la propriété de soi »108.

Ce constat, le philosophe John Locke le faisait déjà dans son Angleterre du XVIème siècle. Il l’accompagnait d’une autre observation qui est elle aussi toujours d’actualité : la propriété privée est le support de l’individu, mais la majorité des personnes en sont dépourvus. Robert Castel raconte alors comment, à partir de la fin du XIXème siècle, d’autres supports sont progressivement et péniblement mis en place, afin de donner une chance aux non- propriétaires de devenir à leur tour des individus. Une « propriété sociale » qui donne accès à des ressources collectivisées voit ainsi le jour. Protections sociales, mutualisations des risques et nouveaux droits sociaux garantis constituent autant de supports qui permettent petit à petit de généraliser à d’autres hommes le processus d’individualisation, en les faisant rentrer dans un système de protection collectif. « A défaut d'être propriétaire de biens, le travailleur devient propriétaire de droits »109 résume Robert Castel.

Propriété privée et/ou propriété sociale sont ainsi les deux supports majeurs requis pour devenir un individu capable d’être reconnu et traité comme tel dans la société. Dans l’analyse de Robert Castel, le travail occupe alors une place prépondérante puisque c’est bien souvent à partir de leur activité professionnelle que les individus conquièrent ces supports, qu’il s’agisse de la propriété elle-même ou bien de protections qu’offre la condition salariale. Sans ces ressources indispensables, les personnes ne peuvent pas assurer une existence autonome ni développer de stratégies individuelles. Or, la distribution des positions professionnelles

107 A. Vachet, « La dialectique de l’individu et de la collectivité dans la pensée de Marx : Remarques pour une

esquisse d’une théorie marxiste des fondements des droits et des libertés humaines », Philosophiques, vol. 2, n°1, 1975, p. 23–53.

108 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit., p. 16. 109 R. Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l'individu, op. cit., p. 416.

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dans la société (et la reconnaissance de ce qui est reconnu ou non comme un travail) est conditionnée par de nombreuses inégalités sociales. Nous avons vu comment l’hérédité de catégorie socioprofessionnelle constitue toujours une tendance lourde sur les destinées individuelles, et comment l’école participe aussi à reproduire des logiques de domination. Dans ces conditions, lorsque les normes d’autonomie et de responsabilité continuent de s’exercer avec force dans le cadre d’une exigeante production de soi, ce sont les supports même de l’individu qui sont niés. Les inégalités sociales elles-mêmes se retrouvent singularisées. L’individu en échec social (à l’école, au travail) est reconnu comme le seul, ou du moins le principal, responsable de sa situation, malgré les processus objectifs qui concourent à l’inégale distribution des ressources et des supports. C’est ce phénomène analysé par Didier Demazière110 qui permet de culpabiliser les chômeurs ou les « disqualifiés »

du système scolaire, pendant que ceux qui ont les ressources peuvent s’inscrire dans une compétition « entre égaux ».

Pour Robert Castel, la condition de l’individu moderne est ainsi toujours éprouvée par excès ou par défaut. Les individus par excès sont ceux qui possèdent les supports (et donc les ressources) pour vivre positivement la singularisation de leur trajectoire. Le souci de leur authenticité les conduit parfois aussi à se passionner d’eux-mêmes. Ils perçoivent la société comme un obstacle à leurs potentialités, tandis qu’ils ont évacué toutes les déterminations structurelles qui les inscrivent pourtant dans le monde social. A l’inverse, les individus par défaut constituent une catégorie regroupant les exclus et les précaires qui, n’ayant pas accès à suffisamment de supports (et de ressources), développent un rapport négatif à leur individualité. Face à l’exigence de porter la responsabilité de ce qu’ils subissent, ces individus malgré-eux souffrent de porter une identité qui semble inaboutie, au regard des possibilités qui leur étaient offertes de « se réaliser ». Marc-Henry Soulet111 détaille d’ailleurs comment,

quand le travail social ne peut plus constituer une activité générative transitoire visant l’autonomisation des individus mais qu’il devient un exercice de gestion durable de l’assistance aux personnes vulnérables, il s’agit alors d’abord d’assurer la réhabilitation de l’individu comme personne morale et porteur de dignité.

110 D. Demazière, « La négociation des identités des chômeurs de longue durée », Revue française de sociologie,

vol. 33, n°3, 1992, p. 335-363.

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Dans le contexte actuel de notre société, la norme d’autonomie contribue donc aussi à légitimer des inégalités sociales. Il existe ainsi un réel enjeu à repérer et à révéler les supports personnels qui accompagnent les acteurs sociaux dans l’expérience de leur trajectoire individuelle. Cela est d’autant plus vrai au moment où les supports collectifs permettant de se substituer à l’absence de propriété privée assurent de moins en moins leur rôle. En effet depuis les années 1970 (en parallèle du nouvel essor de la figure de l’individu autonome) la dynamique néolibérale à l’œuvre dans les politiques publiques tend à remettre en cause les régimes de protections collectives. Marc-Henry Soulet parle de « dé-collectivisation des protections »112 pour évoquer la façon dont les coûts des risques jusque-là assumés par la

collectivité sont progressivement rebalancés vers les individus au nom de leur responsabilité. Les règles sociales sont ainsi flexibilisées, l’accès aux droits se retrouve davantage singularisé et conditionné à l’engagement des personnes à participer activement à leur propre intégration. Au contact des Caisses d’allocations familiales par exemple113, les individus

doivent désormais travailler à afficher le profil adapté pour bénéficier d’un droit social conditionné. Dans cet exercice, les autres sont alors perçus comme des concurrents dans l’accès à cette ressource limitée, ce qui soumet à une individualisation forcée des personnes qui nécessitent pourtant des supports sociaux dans le développement de leur autonomie. Pour Robert Castel114, cette inflexion est d’autant plus périlleuse que ce sont des collectifs qui

avaient permis l’acquisition de ces supports, en les imposant au travers d’un Etat social. Or selon lui, le processus d’individualisation est aujourd’hui si avancé que de telles organisations ont perdu de leur efficacité. En effet, les acteurs sociaux sont de moins en moins conduits à se penser en référence à des collectifs dans leurs activités, tant ils sont pris dans ce rapport « entrepreneurial » à eux-mêmes. Dès lors, il est plus difficile pour les acteurs sociaux en position de faiblesse de continuer à exister positivement en tant qu’individus, sans être en position de dépendance.

Ainsi aujourd’hui, lorsque nous observons les jeunes accéder aux positions sociales de l’âge adulte, au travers de trajectoires singulières au cours desquelles chacun construit son identité,

112 M-H. Soulet, « La vulnérabilité comme catégorie de l'action publique », op. cit., p. 51.

113 S. Béroud, P. Bouffartigue, H. Eckert, D. Merklen, En quête des classes populaires. Un essai politique, Paris,

La Dispute, 2016.

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nous n’assistons pas au déroulé d’un phénomène universel. L’émergence d’un acteur autonome et individualisé est la conséquence particulière d’une division du travail social toujours plus spécialisée et d’une diversification des appartenances qui, dans l’histoire, a contribué à rendre les hommes moins dépendants des groupes auxquels ils sont affiliés, et à ce qu’ils portent sur eux-mêmes un certain regard individualiste, alors même qu’ils continuent à exister en relation avec les autres. Dans ce contexte, les acteurs sociaux éprouvent en effet une dissociation entre le sujet et la société, quand bien même ce sentiment résulte justement de l’intériorisation de modèles collectifs soutenant les conduites individuelles. Conjugué à de nouvelles formes institutionnelles vantant une conception libérale de l’individu, ces phénomènes favorisent alors la négation de tous les supports sociaux de l’individu pour ne mettre en avant que son autonomie et sa responsabilité.

A l’issue de ces réflexions sur les conditions d’existence de l’individu moderne, nous pouvons donc appréhender les trajectoires individuelles des jeunes sous un aspect bien particulier. Dans notre étude du processus de la jeunesse, nous nous proposons en fait de repérer certains supports sociaux venant accompagner les jeunes dans leur accès aux positions de l’âge adulte et dans la construction de leur identité, en ayant à l’esprit que l’expérience de leur individualité les conduits à sous-estimer le rôle de ces supports. Les ressources pour accomplir cette exigence de production de soi peuvent être d’ordre sociale, économique, ou encore culturelle, mais dans cette recherche nous nous focaliserons particulièrement sur les supports véhiculés par et dans l’entretien des relations personnelles.

Mais avant de décrire la manière spécifique dont nous allons examiner les trajectoires des jeunes, il nous faut encore mettre au clair la façon dont nous concevons les pratiques et les représentations de ces acteurs sociaux. En effet, pour éclairer leurs choix et leurs évolutions dans le monde social, nous pensons qu’il nous faut d’abord apprécier la manière dont les expériences passées colorent les conduites présentes. Nous pensons aussi que les relations personnelles des jeunes participent tant à influencer leurs habitudes que par ailleurs ils les engagent dans certaines situations. Il nous faut donc mettre à jour les façons dont nous pensons les logiques d’action et de réflexion de cet individu moderne que nous avons décrit. Cela va nous amener à penser la façon dont son passé et son présent se conjuguent dans les différents contextes de ses activités sociales.

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