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social et économique en mutation

2.2. Un processus de caractérisation d’exploitations agricoles marginalisées

Dans ce contexte, tant parmi les scientifiques qu’au sein de la profession agricole, les modèles de production sont mis en débat. Quelle place accorder à la pluriactivité ? Quels arbitrages décréter entre agriculture « d’entreprise » et agriculture familiale116 ? Plusieurs mouvements, associant chercheurs, agriculteurs et militants, participent à la formalisation et à la reconnaissance de modèles d’agriculture « à la marge ».

112 B. KAYSER, 1990, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental., Paris, A. Colin, 316 p.

113 N. MATHIEU, 1990, La notion de rural et les rapports ville-campagne en France. Des années cinquante aux années quatre-vingts, Économie rurale, n°197, pp. 35-41

114 « Au centre de la dynamique de recomposition de la société locale, se trouve la figure du paysan. Il est l’acteur principal de la valorisation des ressources locales, personnage symbole de la culture d’autrefois et de l’enracinement dans le terroir, objet du rapport ambigu entre tradition et modernité. » P. ALPHANDÉRY, Les campagnes françaises de l'agriculture à l'environnement (1945-2000) : politiques publiques, dynamiques sociales et enjeux territoriaux, Thèse citée pp. 284-289

115Comme le souligne la valeur symbolique des termes employés telle la notion « d’arrachement » P. BITOUN, E. DELÉAGE and Y. DUPONT, 2007, "Le sacrifice des paysans: introduction à ouvrage éponyme", non publié,

116 P. LACOMBE, 1990, "Agriculture, familles, exploitation", dans: COULOMB P., DELORME H., HERVIEU B. et JOLLIVET M., Les agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, pp. 239-256

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2.2.1. Pluriactivité et diversification des activités agricoles

Alors même que certains économistes en prédisaient la disparition, la statistique met au jour qu’un cinquième des exploitations sont pluriactives en 1979. Lors du colloque de l’ARF organisé en 1981117, les chercheurs, mettent en perspective l’inscription dans la longue durée de la pluriactivité dans les familles, les ménages, et le caractère conjoncturel et actuel de sa reconnaissance.

« L’intérêt porté à la multi-activité peut s’expliquer par la contribution qu’elle semble apporter, selon certains auteurs, à l’atténuation de difficultés de plus en plus nettement ressenties aujourd’hui : maintien des activités dans certaines zones, lutte contre le chômage, insertion professionnelle et sociale des agriculteurs, soutien du revenu agricole »118

Par l’image « discordante » qu’elle présente au regard du modèle de l’exploitation familiale précédemment illustrée, la pluriactivité fait l’objet d’âpres débats. Elle est inacceptable pour les défenseurs d’une parité de revenus, d’une spécialisation du travail, et d’une pureté professionnelle. Le maintien de la pluriactivité a contrario des prédictions sur sa disparition dérange la profession agricole. Sa reconnaissance est en revanche revendiquée par ceux qui y voient l’opportunité d’un maintien d’activités en milieu rural. Ce débat met au jour les rapports étroits entre l’économie formelle, les échanges non marchands de biens et services, le travail au noir et les activités domestiques, formes de résistance, selon H. Mendras119 de logiques qui relèvent d’une économie paysanne120. Constitués dès le milieu des années 70, les premiers réseaux qui émergent autour de l’accueil pédagogique ou de l’hébergement à la ferme soulignent la nécessité d’un élargissement de la définition du cadre étroit encadrant l’exploitation agricole comme simple unité productive.

2.2.2. De la définition de formes « résistantes » à celle d’un nouveau

référentiel de métier

a) Définition des formes résistantes

Dans ce contexte de concentration de la production dans les zones les plus productives, c’est dans les zones de montagne en particulier que se révèle l’urgence de définir d’autres modèles d’exploitation agricole. Plusieurs réseaux fédérant chercheurs, agriculteurs, organisations et associations de développement local s’organisent autour de cette problématique de maintien de la petite agriculture de montagne, dont notamment un pôle toulousain et un pôle grenoblois121. Celui-ci participe à la

117 Colloque organisé en 1981 sur le thème « La pluriactivité des exploitations agricoles est-elle une condition de survie pour le monde rural ? » A. d. R. Français, 1984, La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, A.R.F Editions, 343 p.

118 P. LACOMBE, 1984, "La pluriactivité et l'évolution des exploitations agricoles", dans: Français A. d. R., La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, A.R.F. Editions, pp. 35-53 , p35

119 H. MENDRAS, ibid., "Une politique nouvelle pour une nouvelle classe rurale", pp. 55-72

120 A. TCHAYANOV, 1990, L'organisation de l'économie paysanne, Alençon, Librarie du regard, trad. Berelowitch t. d. A., 344 p.

121 Pôle toulousain organisé autour de l’équipe de G. Allaire, voir la publication de la revue « Nouvelles campagnes ».

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conceptualisation de nouvelles formes d’exploitations, dans l’interaction entre l’IREP122, les politistes et aménageurs au CERAT123, des groupes d’agriculteurs et des militants. L’association Peuples et Cultures, et plus particulièrement le Comité d’Études et de Proposition de l’Isère, créé en 1979, avait pour ambition de mettre en relation chercheurs et agriculteurs autour de la question de la défense de la petite exploitation de montagne, dans une démarche de recherche-action, c'est-à-dire de conceptualisation par les chercheurs de solutions identifiées par les acteurs, dont rend compte la revue

Alternatives paysannes, Bulletin de liaison du Comité d’Études et de Propositions pour le

développement des activités paysannes (CEP), publiée à partir de juillet-août 1981124. Gravitent autour de ce pôle grenoblois différents groupes, mouvements et instituts de formation, notamment cités dans les revues le Syndicat Démocratique des Paysans de Savoie, MRJC - JAC Pays de Loire, les Paysans

travailleurs du pays de Loire, l’émission télévisée TPR, télé-promotion rurale, et par l’IFOCAP

Rhône-Alpes (Institut de Formation des Cadres Paysans).

Le travail de ce groupe participe dans un premier temps à une qualification, caractérisation des agricultures marginales. C’est ce que s’attache à montrer F. Pernet dans son ouvrage sur les Résistances Paysannes, où il met en évidence la rationalité qui préside aux stratégies des formes d’exploitations « résistantes » à travers une analyse de leurs trajectoires. Avec l’ambition de caractériser ces logiques sans les stéréotyper, il identifie trois caractéristiques à partir desquelles s’articulent une gamme de stratégies extrêmement diverses :

« Économiser » sur tous les postes de dépenses

« Valoriser » au mieux toutes les ressources disponibles « Complémenter » le revenu par une autre activité 125

L’analyse de ces formes résistantes ne peut se comprendre selon lui que selon deux mots clefs, « l’autonomie » et « le lieu », qu’il oppose à l’intégration de l’agriculture à des échelles nationales et internationales126.

122 L’INRA-IREP, Institut Régional D’Économie et de la Planification à Grenoble auquel est adossé le Centre National d’Études Économiques et Juridiques Agricoles organise des formations professionnelles et publie notamment la revue « Agricultures en question- cahiers des CNEEJA », lancée en 1978-79, revue d’analyse et de réflexion par des chercheurs sur les évolutions sociales, économiques de l’agriculture. Cette unité est caractérisée par une forte influence marxiste, et une recherche engagée.

123 Le CERAT, Centre d’étude et de recherche sur le Politique, l’Administration et le Territoire, de Grenoble, est inscrit dans une démarche de réflexion sur les restructurations de l’Etat Providence dans le mouvement du développement local, dans des démarches parfois impliquées de recherche action, comme le soulignent l’implication de F. Gerbaux et P. Müller au sein de l’association Peuples et Cultures.

124 Le projet Yeti est un exemple illustratif de cette démarche de recherche-action. La revue Alternatives Paysannes est une revue bimestrielle publiée à partir de 1981, elle prendra en 1992-93 le nom Alternatives rurales, le numéro 86 publié en hiver 2004-05 semble être le dernier numéro identifiable.

125 F. PERNET, 1982, Résistances paysannes, Grenoble, Broché: Presses universitaires de Grenoble, 189 p. , p77

126 « car dans presque toutes les solutions, on trouvera des produits, des activités, des techniques ou des rapports sociaux qui sont précisément caractéristiques d’un lieu situé dans son histoire et dans son écologie et simultanément, oubliés, dévalorisés dans le fonctionnement économique global » ibid. , p119

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b) Formalisation du référentiel de métier de l’entrepreneur rural

Dans un deuxième temps, s’appuyant sur les travaux de F. Pernet et en étroite collaboration avec ce dernier, l’ambition de P. Müller est de montrer que ces pratiques « marginales » ou « déviantes » représentent une forme d’innovation, de modernité et une alternative à la crise économique127. S’en suit un processus de conceptualisation du référentiel de métier de l’exploitation rurale qui émerge en plusieurs phases : 1) mise en perspective des enjeux que recouvrent les stratégies identifiées à l’échelle micro par F. Pernet dans le contexte économique et social global128 2) conceptualisation d’un référentiel de métier : l’entrepreneur rural129 3) institutionnalisation et constitution d’un corps de métier par la mise en place de formations « Exploitant rural »130. L’entrepreneur rural est défini comme un exploitant combinant la fonction productive à des fonctions de transformation et de commercialisation. Conduit à mettre en place des stratégies entrepreneuriales de coordination entre les différentes activités, l’entrepreneur rural est ainsi qualifié par opposition au « producteur » ou « paysan ingénieur », parce que mobilisant des compétences managériales de gestion de la complexité. Ainsi, nous identifions le passage de la qualification des formes résistantes d’exploitations agricoles à l’institutionnalisation d’un autre modèle d’exploitation agricole : l’entrepreneur rural.

c) « L’agriculteur intermédiaire » et le développement local

Dans Les champs du départ, P. Alphandéry, P. Bitoun et Y. Dupont, mettent en évidence une autre figure d’exploitants, « les agriculteurs intermédiaires »131, qui raisonnent suivant une rationalité « reproductive » plus que « productive », et qui intègrent les enjeux associés au maintien d’un tissu social vivant. Insistant également sur les deux notions clefs d’autonomie et du rapport au lieu spécifique, leur approche s’attache à montrer :

• les conceptions sociales et valeurs de ces agriculteurs, notamment le refus de séparer les dimensions sociales, écologiques et économiques dans la gestion de leur activité

• les rapports de sociabilité non marchande qui fondent la logique de ces agricultures résistantes, « relations de proximité structurant un territoire »132 en référence aux trois formes

127 P. e. Culture, 1992, Pour entreprendre au pays, Alternatives rurales, n°50,

128 P. d. MÜLLER and J. LE MONNIER, 1984, Les agricultures différentes., Grenoble, La pensée sauvage- Peuple et Culture, Collection Autonomies.

129 P. MÜLLER and M. GIRARD, 1986, L'exploitation rurale: formation, vente, réseau, Alternatives paysannes, n°27 ; P. MÜLLER, A. FAURE and F. GERBAUX. Les Entrepreneurs ruraux : agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux, Ouvrage cité

130 Les premières formations sont mises en place au CFPPA du Pradel puis diffusent via les réseaux en région toulousaine P. e. Culture, Pour entreprendre au pays, Article cité

131 La dénomination intermédiaire se veut définir l’expression d’une troisième voie « entre productivisme et immobilisme », entre « tradition et modernité », dans ce contexte de prégnance de représentations duales de l’agriculture. P. ALPHANDÉRY, P. BITOUN and Y. DUPONT, 1989, Les champs du départ: une France rurale sans paysans?, Paris, La découverte, 264 p.

132 « Nous avons appelé « agriculteurs intermédiaires », ces exploitants qui raisonnaient et souvent limitaient leur production en fonction d'aspirations diverses : volonté d'autonomie, choix de limiter le temps de travail, recours à l'entraide avec le voisinage, préservation de l'environnement, etc. » P. ALPHANDÉRY, Les campagnes françaises de l'agriculture à l'environnement (1945-2000) : politiques publiques, dynamiques sociales et enjeux territoriaux, Thèse citée ; pp. 14-34 P. ALPHANDÉRY, P. BITOUN and Y. DUPONT. Les champs du départ: une France rurale sans paysans?, Ouvrage cité , pp. 266-268

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de rapports non marchands mises en évidence par K. Polanyi et M. Mauss: la réciprocité, la redistribution et le don133.

Nous observons donc un processus de repérage et de caractérisation de la diversité des rationalités et des stratégies d’adaptation et d’interrogation sur le rôle du lieu, du local, du milieu dans l’innovation et la résistance économique. Subsiste néanmoins une interrogation quant à l’affirmation institutionnelle de ce processus.

2.3. Vers une institutionnalisation des agricultures diversifiées ?

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