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exploitations agricoles

3.3. Affirmation d’une approche « territoriale » de l’action publique

3.3.4. Les territoires de projet, renouvellement des jeux d’acteurs

a) De l’aménagement rural au développement territorial

La loi de décentralisation de 1982307 qui renforce les compétences des collectivités territoriales marque le premier pas d’un mouvement d’intense production territoriale complexifiant l’architecture institutionnelle française. Ce mouvement caractérise aussi une dynamique de décentralisation et de déconcentration de l’intervention publique en matière d’aménagement et de développement territorial (EPCI, Pays).

De la vision planiste de l’aménagement rural dominante dans le courant des années 70, notamment dans la mise en œuvre des Plans d’Aménagement Ruraux (PAR), les échelles et les modalités d’action publique évoluent vers une logique de « développement territorial » qui devient dominante à partir des années 1990. Les principes de l’action publique territoriale deviennent depuis la fin des années 90 les maîtres mots des dispositifs d’aménagement et de développement des territoires : élaborer un projet de territoire ; faciliter les interactions entre acteurs publics, privés ; développer la confiance au sein des réseaux ; favoriser l’entrepreneuriat local.

Cette évolution des modalités d’action publique accompagne une mutation des enjeux relatifs à l’aménagement, au développement des espaces ruraux. D’un enjeu du développement des infrastructures jusqu’au milieu des années70, l’enjeu central devient le développement d’infrastructures « douces ». Les politiques s’orientent ainsi sur la mobilisation des approches

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participatives et sur la possibilité de stimuler les capacités d’innovation des territoires à partir des acteurs privés308.

« The role of public policy and development agencies is to trust, foster and enable local action. (...) "Soft rural development" Public policy should support the social processes which are essential to rural development as "hard" economic intervention. »309

b) Le territoire de projet : produit d’une double articulation projet/contrat

Le « territoire de projet », défini à l’échelle supra-communale type pays, est institué comme le niveau d’articulation entre un projet de territoire, défini collectivement par les acteurs, et un contrat qui définit le cadre procédural de financement des actions.

La double articulation projet/contrat apparaît fondatrice de l’appui aux dynamiques économiques endogènes dans le cadre de « dispositifs territorialisés ». D’après la typologie d’A. Esposito, ceux-ci peuvent être généralistes, c'est-à-dire qu’ils renvoient à une stratégie globale sur un espace, (ex : Leader), spécialisés avec une orientation définie par les acteurs (ex : pôles de compétitivité) ou encore dispositifs sectoriels territorialisés, c'est-à-dire une déclinaison territoriale d’une politique sectorielle (ex : PSADER)310. Dans chacun de ces cas, les différents financeurs régionaux (CDDRA), nationaux (Pôle de compétitivité) ou européens (Leader) sont porteurs de l’appel à projet ou co-financeurs de ces dispositifs. Le principe de contractualisation constitue l’axe central de mise en cohérence des politiques entre niveaux institutionnels, mais il tend à devenir le principe de normalisation européenne et nationale des programmes d’action territoriaux311.

L’allocation des financements sur les territoires se déroule suivant différentes modalités : financement de fonctionnement des structures territoriales pour la mise en réseau des acteurs, animation territoriale312 ; financement d’actions (projets collectifs d’investissement, d’innovation, d’animation portés par des acteurs privés, publics ou associatifs). Ces dispositifs territorialisés définissent donc de nouveaux champs d’interaction entre les acteurs qui sont amenés à devenir « partenaires » autour de projets collectifs.

Au-delà de ces démarches d’appui au développement territorial, la logique de projet se généralise plus largement aux outils d’urbanisme. En effet, depuis la loi SRU, plans d’urbanisme PLU et SCOT doivent être précédés de l’élaboration d’un Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD). Établi selon différentes modalités de consultation/concertation des tiers concernés, le PADD

308 J. MURDOCH, 2000, Networks - a new paradigm of rural development? , Journal of rural studies, n°16, pp. 407-419

309 J. VERGUNST and M. SHUCKSMITH, 2009, "Conclusions: Comparing Rural Development", dans: ÀRNASON A., SHUCKSMITH M. et VERGUNST J., Comparing Rural Development. Continuity and Change in the Countryside of Western Europe, Passtow, Ashgate Publishing Limited, pp. 171-184 , p183

310 A. ESPOSITO-FAVA, Territorialisation et action agricole: quelles ressources et dispositifs pour quelles gouvernances? Une analyse à partir des cas du Parc Naturel Régional du Marais du Cotentin et du Bessin, de Métropole Savoie et de Rovaltain, Thèse citée

311 Ainsi par exemple le programme Leader 2007-13 impose aux territoires d’inscrire leur stratégie dans les lignes d’action du programme national pour le développement rural et restreint largement la marge d’action des territoires, beaucoup plus large dans le précédent programme Leader +. Ibid.

312 Cela représente une part non négligeable des financements dans le cadre des CDRA en Rhône-Alpes, mais devient en revanche caduque dans les dispositifs du type « pôles d’excellence rurale »

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confère au projet de territoire une tournure institutionnelle autre que celle d’être le support d’une logique contractuelle de développement.

c) Le projet de territoire : espace collectif de définition d’un bien commun territorial?

L’action publique territoriale institue d’abord le territoire comme scène locale de définition des problèmes, de définition de l’intérêt général dans un processus transversal de « délibération collective »313. Sous des formes diverses (PADD, charte de territoire), le « projet de territoire »314, élaboré dans un processus de concertation entre acteurs économiques sociaux, représentants la société civile315, devient un véritable outil de définition des orientations territoriales. Dans la mise en discussion des priorités, il permettrait l’émergence d’un « bien commun territorial », produit de la confrontation des identités d’action des groupes sociaux sur le territoire316 et d’une intégration des enjeux globaux par la ressource informationnelle dont dispose un collectif, par la construction donc d’un « local planétaire »317. Défini autour d’un périmètre délimité et médiatisant une identité au sens de la définition d’un dedans et un dehors, le projet de territoire et le pays confèrent aux rapports sociaux une substance, une matérialité contextuelle, et permet d’introduire le territoire « la

combinaison identitaire du groupe social spatialisé qui la façonne » 318.

Néanmoins, la prise de recul sur la réalité des « pays » invite à la production d’un regard critique sur cet idéal d’un projet défini collectivement. Y. Jean interroge cette recherche de pertinence, d’unité, de cohérence qu’il analyse comme une recherche par l’État d’une « mise en ordre » des espaces

ruraux319. Il met en exergue plusieurs effets masqués de cette prétendue unité que nous reprendrons ici au fil d’autres lectures.

313 « Autant l'action publique classique suppose une conception préalable de «l'intérêt général», autant l'action procédurale se propose de construire par étapes un «bien commun» localisé, assurant la cohérence et la légitimité des décisions. » P. LASCOUMES and J.-P. LE BOURHIS, 1998, Le bien commun comme construit territorial. Identités d'action et procédures Politix, Volume 11 /n°42, pp. 37-66 , p40

314 « Le projet est conçu comme le choix et l’harmonisation des moyens pour réaliser les aspirations et les buts du sujet (individu, groupe, société). Le projet est intermédiaire entre l’intention et le plan. […] Pour un individu dans un groupe ou dans une société, le projet consiste en un compromis permanent entre, d’un côté, ses aspirations, ses intérêts, les systèmes de représentations et de valeurs auxquels il se réfère, et, de l’autre, les moyens dont il dispose, les structures sociales dont il est dépendant, la manipulation dont il est l’objet, les possibilités de changement qui lui permettront de modifier sa situation. » Ph. Chombart de Lauwe (1975) cité dans J.-P. PROD'HOMME, 2008, "Logique des projets et projet de territoire", Journées Jean-Pierre Deffontaines, INRA Versailles,

315 Le Conseil de Développement institué dans le cadre de la LOADDT de 1999 marque l’instauration de scènes de démocratie participative adossé à l’institution des pays. Mais la loi SRU qui engage les communes, intercommunalités à faire reposer leurs dispositifs d’urbanisme sur un projet de territoire s’inscrit dans la même démarche de mise à contribution des acteurs dans la concertation.

316 Les auteurs insistent notamment sur le processus d’ajustement d’ intérêts contradictoires qui se déroule aux différentes étapes de la définition des orientations, les « tournois » P. LASCOUMES and J.-P. LE BOURHIS, Le bien commun comme construit territorial. Identités d'action et procédures Article cité

317 M. VANIER and B. DEBARBIEUX, 2002, Ces territorialités qui se dessinent, La Tour d'Aigues, Eds de l'Aube, 268 p. , p263

318 G. DI MEO. Géographie sociale et territoires, Ouvrage cité , p9

319 « J’ai choisi d’évoquer, de façon non exhaustive, quelques réflexions concernant les postulats qui fondent le discours de l’Etat sur cette quête d’unité de l’espace intercommunal. Il semble que cette recherche conditionne et induit presque naturellement d’autres termes, tels que celui de cohérence, de pertinence, de rationalisation des structures, d’identité, de territoire, de projet et d’excellence territoriale.» Y. JEAN, 2000, "La notion de pays: entre mode et mouvement social", dans: CROIX (dir.) N., Des campagnes vivantes. Un modèle pour l'Europe? , Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 603-620

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Les critiques invitent à mettre en discussion d’abord le caractère « contingent », « localisé » et

« spécifique » de la définition des problèmes, au profit de représentations univoques du territoire sur

un mode hérité visant à assurer la « médiatisation » du territoire mais qui sont peu représentatives des territorialités individuelles, et l’expression de certains standards produits dans le cadre normalisé de procédures établies dans le cadre d’une ingénierie territoriale320. En effet, par l’analyse des différentes phases de la procédure d’élaboration du projet de territoire : diagnostic territorial, production d’une charte, animation des chartes, D. Lapostolle montre la bureaucratisation/technocratisation de l’élaboration des projets de territoire dans le cadre d’une « ingénierie territoriale » de plus en plus complexe. L’action publique territoriale se trouve ainsi inscrite dans une dynamique de centration des lieux de pouvoirs par la rationalisation/normalisation/contrôle321. En ce sens, on peut considérer qu’il y a aussi un processus de déterritorialisation de l’action publique, les acteurs concernés étant absents de la définition des orientations.

De plus, ces analyses invitent à relativiser la réalité des dispositifs de concertation

pluri-acteurs. En effet, les travaux croisés mettent en évidence :

un processus de « tri » des élus locaux et représentants de la société civile en fonction de

leur « capacité à intervenir dans ces instances techniques et politiques »322. C’est donc le lieu d’un renforcement des élites locales, c'est-à-dire d’acteurs qui ont déjà un capital social élevé qui formalisent une culture identitaire locale et définissent souvent les partenaires à associer au projet323.

Un renforcement de la position des agents intermédiaires, agent de développement

territorial, conseiller territorial de la chambre d’agriculture. Interfaces entre la production de savoirs et l’application de procédures, ces acteurs professionnalisés sur un modèle de compétences de plus en plus normé sont certes médiateurs/animateurs dans le portage de projets, mais aussi de plus en plus gestionnaires de procédures324. Une simple procédure de

320« La tentation de la touristisation et de la théâtralisation des territoires a ses raisons (promotion économique, exaltation identitaire, instrumentation politiques, etc.) qu’on peut admettre ; mais elle montre surtout qu’il est difficile de penser les territorialités individuelles et collectives autrement que sur un mode hérité, de donner à voir et à comprendre la complexité des nouveaux ancrages géographiques que la société contemporaine tend à se donner » M. VANIER and B. DEBARBIEUX. Ces territorialités qui se dessinent, Ouvrage cité p. 262 Voir également les interrogations des géographes sur B. DEBARBIEUX and S. LARDON, 2003, Les figures du projet territorial, La Tour d'Aigues, Ed de l'Aube, 272 p.

321 D. LAPOSTOLLE, 2010, L'ingénierie territoriale vue des pays : une bureaucratie professionnelle territoriale en gestation, Doctorat, Dir: JOURNES C., Université Lyon 2 - Institut d'études politiques de Lyon, Lyon, 342p.

322 Ibid., p. 239 L’analyse de D. Lapostolle des représentants de la société civile présents dans les conseils locaux de développement rejoint ici l’analyse de S. Vignon sur les élus locaux, il montre notamment qu’un certain nombre d’entre eux sont dépassés par le langage technocratique, la rapidité des modalités de décision dans les intercommunalités. S. VIGNON, 11 décembre 2010, "Les maires des petites communes face à l'intercommunalité. Du dévouement villageois au professionnalisme communautaire", La science politique : objets, méthodes et temporalités. Séminaire du Laboratoire d'Etudes Rurales, Lyon

323 A. TROUVE and M. BERRIET-SOLLIEC, 2009, "Analyse critique des territoires de projet. L'exemple des politiques de développement rural.", XLVIème colloque de l'ASRDLF. Entre projets locaux de développement et globalisation de l'économie: quels équilibres pour les espaces régionaux? , Clermont-Ferrand, 14 p.

324 A. ESPOSITO-FAVA, Territorialisation et action agricole: quelles ressources et dispositifs pour quelles gouvernances? Une analyse à partir des cas du Parc Naturel Régional du Marais du Cotentin et du

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consultation de représentants professionnels remplace parfois un réel dispositif de concertation325, et légitime ainsi des formes de partage politique du territoire entre notables locaux.

Le caractère revendiqué « collectif » et apolitique326 du projet de territoire masque les rapports

de pouvoirs entre groupes d’acteurs locaux alors même que J. Murdoch montre que ceux-ci sont

exacerbés327.

d) Le projet de territoire comme scène d’interactions stratégiques

A. Esposito souligne qu’il n’y a pas de territoire ni de projet sans procédures/dispositif territorialisé, insistant en ce sens sur le caractère « actif » et « stratégique » de la définition du projet de territoire comme scène d’interactions stratégiques.

« Les dispositifs constituent des ressources pour agir à double titre (…) d’une part, en allouant des financements, ils stimulent les acteurs à la définition de projets et de stratégies (…) d’autre part, ils fixent un cadre, plus ou moins souple, pour le déroulement des interactions par l’attribution de rôles et d’objectifs attendus »328

En effet, une approche du projet de territoire non plus dans cette vision idéale de définition d’un intérêt général territorial mais dans une perspective stratégique d’expression d’intentionnalités sur des ressources souligne l’enjeu central de cette étape du projet dans la définition des champs d’action et d’interaction329. Les sociologues de la traduction soulignent ainsi les enjeux stratégiques liés à la phase de problématisation330. Les discours utilisés pour défendre, légitimer le projet présentent en eux-mêmes une forte dimension stratégique331 ? Comme le soulignent les travaux sur le paysage par exemple, le projet fait passer l’objet paysage d’un objet-construit social à un outil de négociation332, définissant un nouveau champ d’interactions entre les acteurs, et produisant de nouvelles normes, au

Bessin, de Métropole Savoie et de Rovaltain, Thèse citée , D. LAPOSTOLLE, L'ingénierie territoriale vue des pays : une bureaucratie professionnelle territoriale en gestation, Thèse citée

325 S’intéressant à la participation des agriculteurs à l’élaboration des projets de territoire elle distingue suivant les communes trois types de mobilisation des agriculteurs : la concertation, la concertation interinstitutionnelle et la simple consultation. B. THAREAU, 2007, "Les agriculteurs dans la gestion municipale : le cas de trois communes périurbaines de l’agglomération angevine", dans: LE CARO Y., MADELINE P. et PIERRE G., Agriculteurs et territoires. Entre productivisme et exigences territoriales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 159-172

326 P. MÜLLER, 2007, "La synthèse d'un politiste: six questions en suspens.", dans: FAURE A. et NÉGRIER E., Les politiques publiques à l'épreuve de l'action locale : critiques de la territorialisation, Paris, L'Harmattan, pp. 264-267

327 J. MURDOCH, Networks - a new paradigm of rural development? , Article cité

328 A. ESPOSITO-FAVA, Territorialisation et action agricole: quelles ressources et dispositifs pour quelles gouvernances? Une analyse à partir des cas du Parc Naturel Régional du Marais du Cotentin et du Bessin, de Métropole Savoie et de Rovaltain, Thèse citée p99.

329 R. LAJARGE and E. ROUX, "Ressource, projet, territoire: le travail continu des intentionnalités", Article cité

330 En se référant à la sociologie de la traduction, la définition d’un problème collectif par un acteur M. AKRICH, M. CALLON and B. LATOUR, 2006, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Editions des Mines de Paris, 303 p.

331 « Les discours légitiment certaines pratiques et de ce fait certains acteurs » I. DUVERNOY, L. BARTHE and S. LIMA, 2010, "Les territoires, acteurs émergents du développement agricole périurbain? Vers une gouvernance agricole au niveau local? ", ISDA- Innovaiton and Sustainable Development in Agriculture and Food, Montpellier, 14 p.

332 E. GUISEPELLI, 2001, Le paysage comme objet et outil de négociation des actions de développement dans les Alpes du Nord, Thèse de doctorat, Dir: LUGINBÜHL Y., Université Paris I, Paris

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sens où le définit J. Candau « des systèmes d’interprétation du réel, au sein desquels les différents

acteurs publics et privés pourront inscrire leur action »333.

e) Une mise en concurrence des territoires dans la logique d’appel à projet contraire aux objectifs initiaux de cohésion sociale et économique

La logique d’appels à projet participe à mettre en compétition des territoires entre eux. C’est un facteur de divergence économique entre territoires, renforçant les inégalités existantes car favorisant les régions disposant déjà de ressources cognitives, d’ingénierie dans l’élaboration des projets, et de ressources financières dans la mesure où ces projets reposent sur du cofinancement334. La logique de développement territorial va en ce sens à l’encontre des objectifs de cohésion économique et territoriale visés par la démarche.

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