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Les géographes ruraux pour leur part, avec le souci de caractériser les relations de l’homme avec son milieu, s’intéressent à l’exploitation agricole dans le cadre de monographies régionales93. Cela les conduit à des études fines des manières d’occuper l’espace, et des combinaisons techniques mises en œuvre à cet effet94. Dans le courant des années 1940, ils introduisent les notions de « système agraire», « système agricole » ou « système familial » pour décrire la complexité des éléments en interaction

89 M. PETIT, Évolution de l'agriculture et caractère familial des exploitations agricoles, Article cité ; G. L. JOHNSON, The modern family farm and its problem in Economic problems of agriculture in industrial society, Article cité

90 « l’entreprise agricole à forme capitaliste classique sera généralisée et la population agricole active réduite à quelques centièmes de la population active totale » p122 M. GERVAIS, C. SERVOLIN and J. WEIL, 1965, Une France sans paysans, Paris, Ed. du Seuil, 128 p. , p113

91 « Cette reproduction élargie, dont nous avons montré plus haut la nécessité, pousse le petit producteur à produire de plus en plus pour un marché de plus en plus unifié, à acheter des quantités croissantes de biens de production et des équipements de plus en plus coûteux, à recourir de plus en plus au crédit. Elle nécessite donc et permet, à la fois, le développement croissant d’un capital industriel, commercial et financier auquel l’exploitation se lie de plus en plus intimement. » C. SERVOLIN, "L'absorption de l'agriculture dans le mode de production capitaliste", Article cité p71

92 Ibid.p73

93 G. SAUTTER, 1961, L'étude régionale: réflexions sur la formule monographique en géographie humaine, L'Homme, Tome 1 /n°1, pp. 77-89 J. BONNAMOUR. Géographie rurale Méthodes et perspectives, Ouvrage cité

94 Les travaux de P. Deffontaines puis de J.-P. Deffontaines sont ainsi des exemples illustratifs de ce travail de définition du lien au lieu. J.-P. DEFFONTAINES, 1973, Analyse du paysage et étude régionale des systèmes de production agricole, Économie rurale, pp. 3-13 , C. DELFOSSE, 2000, "Préface à la réédition de la thèse de Pierre DEFFONTAINES", Thèse de Pierre DEFFONTAINES, Agen, Librairie Quesseveur, 4 p.

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nécessaires à la caractérisation de l’activité agricole95. Leurs travaux auront un écho parmi les agronomes. Pour René Dumont, « l’agriculture, « science de localités », et plus particulièrement en

France, pays de la variété, comme disait Michelet, l’étude monographique doit servir d’infrastructure à toute bonne généralisation. »96. Il dresse ainsi des monographies d’exploitations qui comprennent l’évolution des exploitations (équipement, foncier, pratiques, débouchés), une étude fine des techniques, des rendements et des débouchés, et une analyse prospective sur les évolutions à venir. Géographes et agronomes mènent ainsi un travail de caractérisation compréhensif qui rend compte de la réalité complexe et hétérogène des systèmes agraires.

Les travaux des géographes restent cependant en marge du débat politique et économique sur l’évolution des exploitations agricoles, ce qui expliquera le souci des géographes à partir des années 70 de systématiser davantage leurs travaux pour les rendre visibles, et pour qu’ils puissent être intégrés à la prise de décision97. Dans le cadre d’une démarche internationale portée par J. Kostrowicki, l’équipe de géographie rurale de l’ENS de Fontenay s’attèle ainsi à un travail de typologie des agricultures et des exploitations agricoles aux différentes échelles (locales, régionales, nationales et internationales), dont l’objectif est explicitement défini comme celui de fournir des outils d’aide à la décision dans le cadre d’une gestion technocratique de la production agricole98. La question des spécificités agricoles régionales n’est pas ignorée. Ainsi, Nicole Mathieu souligne-t-elle la difficulté pour le géographe à établir des typologies compte tenu de la persistance « de critères au pouvoir

discriminateur proprement géographique » 99. Néanmoins, pour être audibles dans le débat public sur l’exploitation agricole, les années 70 sont traversées dans leurs travaux par une recherche de systématisation des typologies établies, et de dépassement d’un facteur de différenciation régionale des exploitations agricoles.

La question des spécificités agricoles territoriales revient cependant déjà dans le débat politique, avec une logique d’abord compensatoire de prise en considération des spécificités des zones de montagne.

95 La notion de « système agraire » est introduite par André Cholley en 1946 H. COCHET. L'agriculture comparée, Ouvrage cité p29. Mais plusieurs de ses contemporains géographes parlent de système agricole (Faucher D. Pierre Georges), système de culture et d’élevage (M. Sorre), « système familial » (J. Bonnamour). J. BONNAMOUR. Géographie rurale Méthodes et perspectives, Ouvrage cité p10-11.

96 R. DUMONT. Voyages en France d'un agronome, Ouvrage cité p16

97 J. Bonnamour souligne ainsi le malaise des géographes, leur difficulté à s’accorder sur un vocabulaire commun, à systématiser leurs travaux. J. BONNAMOUR. Géographie rurale Méthodes et perspectives, Ouvrage cité pp1-65

98 « Mais dans la mesure où toute décision doit maîtriser une masse considérable de données pour avoir quelque chance d'être prise à bon escient, ces enseignements sont directement utilisables par les responsables. (…) À dire vrai, la typologie a été conçue sur des bases scientifiques dans ce but opérationnel et elle est très marquée par un souci technocratique de la production agricole. » J. BONNAMOUR, 1976, "A propos de la typologie agraire internationale", dans: humaine E. d. g. r. d. l. a. d. G., Approche géographique des exploitations agricoles, Paris, Université de Paris I - ENS de Fontenay aux Roses, pp. 5-16 , p15

99« Toute analyse de terrain montre en effet qu'il y a un facteur de localisation qui joue dans la différenciation de catégories d'exploitation. Dans la distinction du statut social d'un exploitant de la montagne limousine et des plateaux de Haute Savoir, il entre une dimension qui tient au milieu même dans lequel se situe l'exploitant (milieu physique et historique). » N. MATHIEU, ibid., "Nécessité et difficultés d'une typologie agricole", pp. 17-26 , p22

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1.4. Bilan : L’exploitation agricole sectorielle : un modèle

intégrateur

Ainsi un contexte de croissance fordiste et dans un mouvement social de modernisation de l’économie, s’est consolidé un modèle de développement agricole intégrateur, qui redéfinit tant les formes de concurrence et l’organisation des marchés, que l’identité paysanne et les rapports socioprofessionnels100. Le mythe d’une révolution silencieuse et collective s’est imposé comme un modèle fédérateur permettant de réduire l’incertitude pour les agriculteurs101. L’organisation qui en découle constitue bien, au sens économique du terme, une institution forte102.

L’exploitation agricole individuelle, spécialisée et modernisée constitue donc une construction sociale et politique inscrite au sein du projet global d’organisation de la « production » agricole. C. Servolin, P. Coulomb, M. Gervais et H. Nallet ont ainsi montré que sa viabilité reposait sur quatre piliers: accès au foncier privilégié, flexibilité du travail familial, système de prix garanti et un système de financement et d’encadrement public de la modernisation (crédit, formation)103. C’est en nous appuyant sur leur démonstration que nous pouvons considérer ici qu’il s’agit d’une exploitation agricole sectorielle, au sens où sa viabilité repose sur son inscription dans un système économique et social global, le secteur agricole au sens où il est défini par C. Laurent.

« Le secteur agricole est l'un des espaces de production et d'application de normes sociales et des politiques publiques qui participent à la régulation des systèmes économiques, un espace économique où les échanges entre producteurs sont "socialement construits" »104.

Pour les historiens, ce modèle de l’exploitation agricole sectorielle constitue une parenthèse dans une structuration sur le long terme, depuis le XIXème siècle du monde de la production agricole par la petite exploitation rurale105. L’exploitation agricole sectorielle se trouve de fait remise en cause et fragilisée dès la fin des années 70, ce qui suscite divers mouvements sociaux et scientifiques pour la reconnaissance d’autres formes d’exploitations agricoles.

100 G. ALLAIRE, 1988, Le modèle de développement agricole des années 1960, Economie rurale, pp. 171-181

101 C.D. North définit en effet les croyances et institutions imaginées par les êtres humains comme « réponse permanente aux divers niveaux d’incertitude auxquels ils ont été et restent confrontés au cours de l’évolution du paysage physique et humain.» D. C. NORTH, 2005, Le processus de développement économique. Présentation par C. Ménard. Traduit de l'anglais par Michel Le Séac'h: Understanding the processus of economic change (2005), Paris, Editions d'Organisation, 237 p.

102« un ensemble de règles socio-économiques mises en place dans des conditions historiques sur lesquelles les individus ou les groupes d’individus n’ont guère de prise, pour l’essentiel, dans le court et le moyen terme. Du point de vue économique, ces règles visent à définir les conditions dans lesquelles les choix, individuels et collectifs, d’allocation des ressources pourront s’effectuer ». C. MÉNARD, 2004, Economie des organisations, Paris, La découverte, collection Repères, 123 p.

103 C. SERVOLIN, M. GERVAIS, H. NALLET and P. COULOMB. L'agriculture dans le système social- recueil d'articles, Ouvrage cité

104 Et l’auteur poursuit en soulignant que ce n’est pas le seul, que la communauté locale en est un autre, préfigurant l’analyse qui suit ici. C. LAURENT, L'agriculture et son territoire dans la crise. Analyse et démenti des prévisions sur la déprise des terres agricoles à partir d'observations réalisées dans le Pays d'Auge Thèse citée , p143

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2. Pour des exploitations agricoles diversifiées,

1970-1990

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Les années 70-80 se présentent comme une période charnière, au cours de laquelle opère une remise en cause économique, sociale et politique du modèle de l’exploitation agricole sectorielle. Dans un contexte de fragilisation d’un modèle de développement agricole sectoriel, les années 80 sont marquées par des luttes internes au monde agricole pour la reconnaissance « d’agricultures

différentes ». La critique sociale du productivisme est plus large et questionne le rapport de ces

exploitations au « local ».

2.1. Remise en cause d’un « modèle unique » dans un contexte

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