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social et économique en mutation

2.5. Bilan : Fragilisation de l’exploitation agricole sectorielle et caractérisation de formes d’exploitations agricoles

3.1.3. La multifonctionnalité : support pour une redéfinition du modèle canonique de l’exploitation agricole ?

La notion de multifonctionnalité de l’agriculture est introduite lors de la réforme de l’Agenda 2000. Elle encourage tous les « entrepreneurs du monde rural » à tirer parti des opportunités qui s’ouvrent dans des zones rurales multifonctionnelles. En tant que notion englobante et mal définie, elle comprend à la fois les termes d’une légitimation de la politique agricole, et les termes d’un renouvellement radical des principes d’action publique en agriculture, ce qui suscite de nombreux débats. Est-ce un nouveau paradigme politico-institutionnel ? Une notion transitoire qui sanctionne le paradigme de la modernisation pour préparer la disparition de la PAC ?217 Un nouveau modèle de politique agricole?218 Un projet ou un alibi ?219 Est-ce « le coût de régression » du secteur agricole?220

Ces interrogations croisées viennent questionner les termes du renouvellement du modèle d’exploitation agricole sur trois indicateurs221 : renouvellement des bénéficiaires de la politique agricole, ouverture du jeu d’acteurs, et renouvellement des modèles de développement des exploitations agricoles. C’est autour de ces trois indicateurs que nous organisons la réflexion suivante.

214 La CDOA est créée en 1995. Y sont représentés divers acteurs agricoles et représentants de l’administration, des collectivités, des chasseurs, des associations environnementales pour la validation des dossiers d’installation et la mise en œuvre des différentes politiques de développement rural.

215 G. URBANO and D. VOLLET, L'évaluation du Contrat Territorial d'Exploitation, Article cité

216 H. COCHET and S. DEVIENNE, La mise en place des contrats territoriaux d’exploitation dans la Meuse, Article cité

217 H. DELORME, "Introduction", Article cité

218 G. BRUN, 2006, L'agriculture française à la recherche d'un nouveau modèle., Paris, L'Harmattan, 346 p.

219 G. BAZIN and J.-C. KROLL, 2002, "La multifonctionnalité dans la politique agricole commune: projet ou alibi? ", La multifonctionnalité de l'activité agricole et sa reconnaissance par les politiques publiques, Actes du colloque de la SFER-CIRAD, Paris, Educagri, pp. 532-573

220 D. PERRAUD, 2003, Les ambiguïtés de la multifonctionnalité de l'agriculture, Économie rurale, pp. 45-60 , p59

221 On notera la récurrence de ces trois indicateurs dans l’analyse des politiques agricoles, cette même grille fonde en effet l’analyse critique des CTE menée ci-dessus, puis celle de l’action publique décentralisée des régions et collectivités territoriales. Elle contient en germe ce que ces analystes considèrent comme les termes d’un renouvellement des modèles de politique agricole.

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a) L’exploitation agricole garde l’exclusivité du développement rural

La multifonctionnalité définit un cadre politique permettant de donner « une importance nouvelle

aux exploitations qui, bien que peu ou pas compétitives sur les marchés mondiaux, inscrivent leur activité dans un système complexe [...] et qui furent un temps écartées du bénéfice d'une partie du soutien de la PAC. »222. Peut-on identifier un renouvellement des critères de définition des bénéficiaires (zones, critères sociaux), un élargissement de la base des bénéficiaires à d’autres entreprises rurales, et donc une évolution de la « norme professionnelle » de l’exploitation agricole?

Cette question est au cœur du travail de Luc Bodiguel. À partir d’une analyse du Code rural, il questionne l’existence d’un virage, d’une définition sectorielle de l’entreprise fondée sur la primauté de l’activité agricole223, à une définition « rurale » fondée sur la localisation de l’entreprise. Son étude des dispositifs agri-ruraux met en évidence de fait la place centrale de « l’entreprise » dans la prise en charge du développement rural, répondant en cela aux craintes exprimées d’une fonctionnarisation des agriculteurs. Mais celle-ci reste entendue avec une exclusivité établie de fait pour les exploitations agricoles dans l’attribution des soutiens alors même que les objectifs visés auraient pu contenir une définition plus large de l’entreprise rurale.

« Le bénéfice des dispositifs qui sont susceptibles indirectement de bénéficier aux marchés ruraux et aux entreprises localisées en milieu rural dépend donc d’une appartenance agricole, condition préalable qui caractérise l’approche sectorielle et corporatiste du droit régissant l’activité agricole.»224

Il conclut donc sur un processus de renforcement du « pouvoir » des exploitations agricoles puisqu’elles sont instituées dans le programme de développement rural comme dépositaires exclusifs d’une revitalisation des espaces ruraux.

b) Entre ouverture du jeu d’acteurs et nouveau champ de légitimité pour la profession agricole

La multifonctionnalité suppose l’intégration des politiques agricoles dans une logique transversale et territoriale (désectorisation, ouverture à d’autres acteurs, articulation entre politiques). Y-a-t-il une ouverture vers l’intégration d’autres priorités et d’autres acteurs ?

La période 1992-2000 est caractérisée par l’autonomisation de certains dispositifs européens et nationaux (Leader, CTE, OLAE) par rapport à l’organisation professionnelle, avec des ouvertures dans le jeu d’acteurs et les échelles d’action. Depuis 2000, les organisations professionnelles se repositionnent sur ces questions de développement rural, à la fois pour en maîtriser les contours et comme champ de légitimité renouvelé tant pour les agriculteurs que pour les organisations en tant que

222 C. LAURENT, 2004, "Diversité des formes d'activité agricoles et des destinataires des aides de la PAC", dans: DELORME H., La politique agricole commune. Anatomie d'une transformation., Paris, Presses de Sciences Po, pp. 213-239

223 La tradition juridique française considère de fait une division en branches des entreprises en fonction de l’activité (libéraux, artisans et commerçants).

224 L. BODIGUEL. L'entreprise rurale: entre activités économiques et territoire rural, Ouvrage cité p333 puis p400

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telles. A. Esposito montre ainsi comment la réorganisation spatiale des chambres d’agriculture ne se fonde plus sur les périmètres d’action du « développement agricole », mais sur ceux du développement rural et territorial225.

Nous observons donc un processus de « traduction » par la profession agricole des enjeux environnementaux, sociaux des espaces ruraux qui légitime ainsi son rôle226, sa présence comme « gardienne du temple », alors même que son poids politique, économique et social diminue227. Pour les historiens, cette légitimation de l’agricole par le rural reste fortement empreinte d’une schizophrénie agrarienne entre une identité agricole et l’essence rurale de la légitimité sociale228. Cela joue en tous cas un rôle identitaire, comme le montre F. Purseigle dans son analyse de la construction par les jeunes responsables professionnels d’un discours néo-agrarien sur la ruralité :

« En faisant de la ruralité un patrimoine à défendre, les jeunes agriculteurs ne se contentent pas de répondre aux aspirations d’urbains en mal de campagne, il s’agit pour eux d’esquisser des réponses aux crises des appartenances territoriales et professionnelles auxquelles ils sont confrontés. »229

Ainsi, dans le cadre des dispositifs environnementaux territorialisés, de commissions telles que les CDOA, il y a une ouverture à d’autres acteurs, mais celle-ci reste maîtrisée par la profession agricole dans la mesure où les représentants du syndicalisme dominant y restent majoritaires, ce que Jacques Rémy analyse comme le passage de la cogestion à la co-institution pluraliste de la politique agricole

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c) De la dualité à la définition d’un modèle de l’exploitation agricole multifonctionnelle

Dans une « configuration d'ajustement structurel sectoriel », la question centrale ne se pose plus tant en termes de changement de politique publique que de « voies de développement » de

225 A. ESPOSITO-FAVA, Territorialisation et action agricole: quelles ressources et dispositifs pour quelles gouvernances? Une analyse à partir des cas du Parc Naturel Régional du Marais du Cotentin et du Bessin, de Métropole Savoie et de Rovaltain, Thèse citée

226 «Par traduction, on entend l'ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l'autorité de parler ou d'agir au nom d'un autre acteur ou d'une autre force » M. CALLON and B. LATOUR, 1981, "Le grand Lévithian s'apprivoise-t-il?", dans: AKRICH M., CALLON M. et LATOUR B., Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Editions des Mines de Paris, 1999, pp. 11-32

227 « Ainsi la domus paysanne n’est plus fusionnelle symboliquement avec le corps charnel de la République. Elle est en train de vivre, parfois difficilement, cette décohabitation. Mais culturellement, elle reste la gardienne d’un temple dépeuplé qui fournit le pétrole vert de l’indépendance alimentaire du pays » B. HERVIEU and J. VIARD, 2000, L'archipel paysan. Une majorité devenue minorité, Cahiers du CEVIPOF, n°29, 53 p. , p51

228 Un processus qu’ils analysent comme une forme de schizophrénie de la profession agricole qui se positionne entre la revendication d’une identité « agricole » et « l’essence rurale de sa légitimité sociale » P. CORNU and J.-L. MAYAUD, 2008, "Introduction: Sous l'agricole, le rural? Réflexions historiennes sur le multifonctionnalité.", dans: CORNU P. et MAYAUD J.-L., Nouvelles questions agraires. Exploitants, fonctions et territoires. , Paris, La boutique de l'Histoire, pp. 5-37

229 F. PURSEIGLE, 2004, Les sillons de l'engagement. Jeunes agriculteurs et action collective., Paris, L'Harmattan, 262 p. p235

230 J. RÉMY, 2001, "La co-institution des contrats territoriaux d'exploitation", dans: BÉRANGER C. et BAUD G., Premiers regards sur la Multifonctionnalité au travers de la mise en place des Contrats Territoriaux d'Exploitation, revue Ingénieries numéro Spécial sur la Multifonctionnalité, Clermont-Ferrand, CEMAGREF-INRA, pp. 45-54

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l’exploitation231. Distingue-t-on un renouvellement des modèles socio-structurels de développement des exploitations vers l’intégration d’autres régimes de compétitivité de l’exploitation que le rapport quantité/prix (qualité, diversification, coordinations intersectorielles)?

Selon G. Bazin et J.-C. Kroll, la conciliation des objectifs de compétitivité et de multifonctionnalité, en soi contradictoires, ne peut se traduire que par une spécialisation monofonctionnelle des exploitations agricoles et des espaces, entre une agriculture compétitive et une agriculture environnementale232. Néanmoins, D. Perraud considère que la multifonctionnalité peut aussi constituer un cadre propice à un renouvellement du modèle de développement de l’exploitation agricole par l’intégration les attentes sociétales via une intervention sur la qualité et la différenciation des produits, la diversification hors agriculture et la rémunération des externalités. Il définit une nouvelle forme d’ajustement structurel qu’il désigne comme « modèle alpin de la multifonctionnalité », caractérisée par « système renouvelé de normes, de marchés, de financement, de

reproduction »233. Il identifie ainsi deux mécanismes de différenciation des exploitations, par le marché et par la multifonctionnalité, à l’origine de trois formes d’ajustement structurel des exploitations :

• des formes d’agriculture « compétitives » dans les régions productives

• un « modèle alpin de la multifonctionnalité », c'est-à-dire d’exploitations diversifiées, inscrites dans des démarches de qualité et contractualisant avec la puissance publique pour assurer la rémunération des externalités, dont M. Nieddu projette le développement dans les régions riches capables de financer la multifonctionnalité et où il y a « demande solvable

particulière, capable à la fois de consommer du tourisme, de l'espace et des produits différenciés» 234

• des formes d’agricultures régressives non compétitives dans des régions en déprise où la multifonctionnalité potentielle manquerait de financements, d’activités complémentaires, de potentiel de développement.

L’orientation de l’intervention publique vers le financement de la qualité et la rémunération des externalités est désormais largement privilégiée, notamment dans les régions européennes qui ne voient pas d’issue stratégique pour leurs agricultures dans un modèle de la compétitivité par les coûts235. Il y a donc bien l’intégration dans la politique agricole commune d’un autre modèle de

231 D. PERRAUD, Les ambiguïtés de la multifonctionnalité de l'agriculture, Article cité

232 « la juxtaposition dans l’espace européen de deux agricultures complémentaires : d’un côté, l’agriculture qualifiée de « compétitive », engagée dans la poursuite d’une production de masse à moindre coût (…) de l’autre, il s’agit de promouvoir une agriculture environnementale, fortement territorialisée, tournée vers la fourniture de biens et services différenciés. » G. BAZIN and J.-C. KROLL, "La multifonctionnalité dans la politique agricole commune: projet ou alibi? ", Article cité

233 D. PERRAUD, Les ambiguïtés de la multifonctionnalité de l'agriculture, Article cité p53 puis p59 234 Soulignons toutefois que ces modèles peuvent se révéler moins dépendants des financements publics. M. NIEDDU, 2004, "Penser la multifonctionnalité agricole en reconnaissant le pluralisme des approches économiques", dans: DELORME H., La politique agricole commune. Anatomie d'une transformation, Paris, Presse de sciences po, pp. 183-209 p190

235 A. TROUVÉ, Le rôle des régions Européennes dans la redéfinition des politiques agricoles, Thèse citée

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compétitivité de l’exploitation agricole, considéré comme alternative à l’insertion des exploitations dans un marché générique et non différencié.

3.2. Leviers pour un développement « territorial » des

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