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8. HOSPICE GENERAL – PERIODE 1990-1997

8.2 Un nouvel instrument pour un nouveau public

En 1994, on se réjouit donc évidemment de la prochaine entrée en vigueur du revenu minimum d’aide sociale pour les chômeurs et chômeuses en fin de droit (RMCAS), qui vient d’être voté au Grand Conseil, et qui a pour but d’éviter que les personnes ayant épuisé leurs indemnités de l’assurance-chômage ne fassent appel à l’assistance publique. Ce revenu est le résultat de deux initiatives lancées au parlement en 1990 par deux députés, l’un écologiste et l’autre socialiste. Ce projet de loi procède des mêmes constats que ceux formulés par l’HG : l’assistance ne permet pas d’apporter de réponse concrète aux nombreux chômeurs et chômeuses en fin de droit et la société ne peut plus s’organiser uniquement autour du travail salarié dès lors que l’économie n’assure plus le plein emploi (November, 2003, p.134). La vigoureuse « politisation de l’exclusion » (Boltanski & Chiapello, 2011, p.474), en Suisse comme en Europe, a en effet fortement participé à la mise en place de ce type de prestation47, dont la finalité est de garantir aux individus une vie conforme à la dignité humaine, tout en leur permettant d’acquérir une autonomie financière et de maintenir leur place dans la société (November, 2002, p.1). L’introduction du RMCAS est donc une étape très importante puisque, comme le relève Torracinta, cette prestation va devenir l’élément clé de la politique sociale du canton (1994, p.1). En un sens, il s’agit de la « première réponse politique » donnée au problème du chômage ainsi qu’à l’aggravation de la pauvreté. Relevons que bien que l’État soit, de fait, soumis à une exigence de

45 Notons que cette « interpellation » se fait également par le bais des médias comme l’atteste un entretien réalisé par Le Temps avec Perrot et paru en mai 1994 et dans lequel celui-ci défend la nécessité de mettre en place un nouveau système d’insertion sociale.

https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1994_05_03/44/article/9013965/%22hospice%20général%22

46 « Pour l’ensemble des activités du Département social et éducatif, le chômage et ses répercussions sur les personnes concernées ont représenté l’enjeu principal de cette année 1993. Malheureusement, il est à craindre que ce phénomène va encore s’accentuer dans les années à venir » (1993, p.9).

47 A ce titre nous sommes allées guignier dans les mémoriaux du Grand Conseil afin de prendre la mesure des débats qui ont été engagés dès 1990 autours des questions liées au chômage et à l’exclusion. Bien que nous n’ayons pas réalisé une analyse fine de ces débats, on remarque que ceux-ci ont effectivement été marqués par un souci général de réformer la politique publique.

composition entre les différents ordres de grandeurs48 (Thévenot, 1995), il est marquant d’entrevoir que la mise en place du RMCAS n’a pas suscité de grandes objections49. Les dirigeant.e.s n’ont en outre pas été soumis à une épreuve de justification d’une grande intensité auprès du public, le consensus sur la nécessité de répondre promptement aux effets de la crise semblant déjà relativement établi50. Les médias, en participant également à la politisation du « drame de l’exclusion », ont également joué un rôle indéniable dans la mise en place de cette prestation51.

Dans les RA de l’HG, les auteurs se réjouissent donc des nouvelles modalités de l’action publique, désormais régie par une logique de droit social et non plus d’assistance (le RMCAS n’étant pas remboursable, contrairement aux prestations d’assistance) : « Le RMCAS marque une réorientation importante de l’action sociale : le passage du devoir de l’État au droit du citoyen. L’Hospice général est concerné au premier chef par cette modification, qu’il a empoignée avec beaucoup d’enthousiasme » (1994, p.5).

La politique publique a donc une nouvelle visée : celle de faire passer les bénéficiaires des aides de la dépendance sociale à l’indépendance économique, ceux-ci n’étant plus l’objet de la charité publique car obtenant désormais un droit juridique individuel. La « légitimité » de ce « nouveau » droit va cependant dépendre de l’« activité compensatoire » avec laquelle il est lié. En 1994, les auteurs évoquent les implications de la mise en place du RMCAS et parlent pour la première fois de « contre-prestation » dans leur rapport :

« L’Hospice général n’a donc disposé que de quatre mois au cours desquels il a fallu notamment estimer la population concernée et la définir, établir un barème des prestations, organiser la gestion administrative et financière, pour l’accueil des bénéficiaires et le versement de la prestation, et créer pour cela un programme informatique, recruter le personnel et chercher des partenaires pour la contre-prestation […] En relevant ce défi, et en le conduisant jusqu’à son terme, l’Hospice général démontre son efficacité à répondre aux besoins les plus urgents de la société. Et si d’autres droits de ce type devaient être créés, pour d’autres populations, il serait prêt à faire face » (1995, p.5).

Tout d’abord ce passage rend compte de la « rapidité » avec laquelle la politique sociale a été modifiée et de quelle manière cela a bouleversé l’activité de l’HG. A nouveau, les auteurs s’attachent à démontrer la capacité de l’institution à répondre aux besoins et à se réorganiser. On constate ainsi qu’à ce moment, l’HG se trouve effectivement plongé dans une épreuve industrielle d’efficacité dans laquelle il doit démontrer sa constance et son aptitude à mettre en œuvre la politique sociale en vigueur. L’impératif de performance qui repose sur l’HG transparait ainsi significativement.

48 Pour exemple, Peter Hasler, alors directeur de l’Union patronal, demande en 1994 un moratoire sur le développement des assurances sociales, cela en invoquant la nécessité que la capacité concurrentielle (grandeur marchande) de la Suisse soit maintenue. Des députés du parti bourgeois lui emboîtent alors le pas quelques temps après et demandent une réduction des prestations sociales (site internet de l’histoire de la sécurité sociale suisse), Récupéré le 30.12.2019 https://www.histoiredelasecuritesociale.ch/synthese/#c87

49 Ceci étant assez inhabituel pour que le Temps y consacre un article : « gauche et droite d’accord pour un revenu minimum d’insertion » (23 Septembre, 1994). Récupéré le 30.12.2019 de :

https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1994_09_23/27/article/9076253/%22hospice%20général%22

50 Dans un article du « Temps » consacré au RMCAS on relate que les objections vinrent plus tardivement, après l’entrée en vigueur de la prestation. La plus fondée, selon le quotidien, portant non pas sur le montant de l’allocation mais sur la nature même de ce droit à un revenu assuré et indépendant de tout travail (Novembre 1994) Récupéré le 30.12.2019 de :

https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1994_11_01/26/article/9095702/%22hospice%20général%22

51 La réalité de l’opinion (Boltanski & Thévenot, 1991, p.223), ayant donc eu un impact significatif sur la transformation de la politique sociale.

Il est intéressant d’entrevoir que la mise en place d’un principe de contre-prestation n’a pas fait l’objet de commentaire spécifique dans les RA. En effet, les auteurs qui, nous l’avons vu, se sont montrés parfois critiques dans leurs positions, semblent bien accueillir cette « nouvelle donne ». On peut émettre l’hypothèse que la dynamique d’universalisation de l’aide qui s’engage, à ce moment, représente déjà une telle « révolution » que les questions relatives à la justesse d’un tel principe ne semblent pas devoir être débattues (ni au niveau politique par ailleurs). Il est également possible de croire qu’à cette période, on perçoit la réinsertion avant tout comme un « droit » (Rosanvallon, 1995) et donc, d’une certaine manière, comme « allant de soi » (Grimard & Zwick-Monney, 2015).

L’introduction du RMCAS, et du principe de contre-prestation avec lequel il est lié, nous permet ainsi de repérer la phase de « rupture » qu’a connu l’action sociale et dont parle amplement la littérature spécifique. En l’occurrence, le moment où d’une logique d’assistance, on bascule progressivement à une logique d’activation. Notons que cette nouvelle politique « incitative » ne concerne que les chômeurs et chômeuses en fin de droit, la distinction entre « assistés » et « sans-emploi » étant encore de mise à cette période.

Le changement de paradigme se confirme ensuite puisqu’en 1995, les auteurs relèvent que « la dynamique d’insertion est d’ores et déjà bien engagée puisque 45% des bénéficiaires, soit 432 personnes, sont en activité » (1995, p.5). Dès 1995 on perçoit que l’insertion52 est présentée par les auteurs comme la nouvelle catégorie d’action permettant de réintégrer les individus « dans » la société.

Relevons qu’à partir de cette période, l’occurrence du mot « insertion » ne va cesser d’augmenter graduellement au fil des années (voir tableau annexe).

Le mouvement de refonte de l’action sociale continue de se confirmer, puisque les auteurs évoquent désormais la volonté des autorités de « généraliser l’aide sociale » - entendu par-là d’étendre les nouveaux principes sur lesquels elle repose, et évoqués précédemment.

53(1995, p.3) Ces mutations touchant la politique sociale suscitent cependant des interrogations chez nos auteurs qui exposent plusieurs de leurs préoccupations, notamment concernant les contre-prestations auxquelles devront désormais se soumettre les ayants-droits du RMCAS. S’il semble évident que la nouvelle politique publique doit permettre d’éviter l’installation des bénéficiaires dans l’immobilité (Grimard &

Zwick-Monney, 2015, p.39), les moyens pour y parvenir n’ont pas encore été véritablement définis.

Cela illustre bien, selon nous, combien lorsqu’il est question de redéfinir la politique sociale, cela suppose de facto la redéfinition de nouvelles normes. Au nom de quoi agir sur autrui ? (Comme l’avait

52 Comme le note très justement R. Castel, l’« insertion » est une catégorie emblématique des nouvelles politiques sociales qui diffère de la « réinsertion » qui s’opère sur « un mode spécialisé en direction de différentes catégories ciblées de population hors travail (travail social « classique ») (2005, p.40). Elle se distingue également de ce que l’on nomme « l’intégration », alors envisagée comme une réinscription de la personne dans le monde du travail (p.40). L’insertion est ainsi conçue comme un « passage », une « transition »,

« une forme originale d’accompagnement des nouveaux publics en déficit d’intégration, devant déboucher sur le retour au travail et à la résolution des problèmes de la vie quotidienne » (p.40).

53 SAS = Service de l’action sociale.

déjà bien formulé M. Autès (2005, p.51)). Avec quelle visée ? Par quels moyens ? Et dans quelles circonstances ?

Le flou entourant le nouveau programme promu par l’État et devant être mis en œuvre par l’HG n’a cependant pas duré. Dès 1997 les choses se précisent et les attentes vis-à-vis des ayants-droits du RMCAS sont clairement définies et exposées dans le RA de la même année :

(1997, p.2)

Bien que la politique sociale mise en œuvre par l’HG connaisse des transformations significatives, il est cependant intéressant d’observer que le noyau moral mis en avant par les auteurs, au tout début des années 1990, résiste malgré les changements opérés. Les propos de Torracinta l’illustre semble-t-il :

(1996, p.1)

En effet, quand bien même l’HG s’est vu enjoint, nous l’avons vu, de modifier la composition de certains de ses principes – de par la montée en puissance des critiques adressées à l’« État providence », ainsi qu’en raison de l’aggravation du chômage – son objectif reste très nettement arc-bouté sur des « principes généraux de justice » (Breviglieri & al. 2003, p.152) (conventions civiques).

En soutenant que « la pauvreté ce n’est pas seulement des statistiques », Torracinta formule par ailleurs ici une critique à l’encontre du monde industriel, la quantification étant alors identifié comme un outil technocratique, inapte à prendre la teneur des véritables maux humains. Cette position est frappante considérant, nous l’avons vu, que l’HG agit bien sous des conventions industrielles.

Relevons, pour conclure cette première partie de notre analyse, que Torracinta réaffirme par ailleurs à nouveau le dessein premier de l’HG, en l’occurrence celui de s’engager « au service des plus démunis pour rendre notre société plus juste » (Torracinta, 1997, p.1).