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5. CADRE THEORIQUE

5.3. Les six Cités

Nous l’avons compris, le modèle des « cités » est l’un des concepts centraux des économies de la grandeur. Celui-ci vise, en effet, à spécifier le type d’opérations auxquelles se livrent les acteurs lorsqu’ils sont confrontés à un impératif de justification au cours des disputes qui les opposent.

(Boltanski & Chiapello, 1998, p.63). On comprend donc que l’exigence de justification est

« indissociablement liée à la possibilité de la critique » (p.63). Le modèle des cités se présente ainsi comme une réponse « au problème posé par la pluralité des principes d’accord disponibles », excluant de ce fait l’utopie d’un éden (Boltanski & Thévenot, 1991, p.101).

Ces cités, se réfèrent toutes à une conception de la justice et sont régies par une grammaire commune.

La Cité industrielle

Pour l’élaboration de la cité industrielle, les auteurs se sont appuyés sur l’œuvre de Saint-Simon.

Dans ce « monde », fondé sur l’objectivité des choses, les objets techniques et les méthodes scientifiques sont placés au centre (Boltanski & Thévenot, 1991, p.252). Le principe supérieur correspond à l’efficacité et au rendement22. L’épreuve notoire de la cité s’incarne par la vérification que les choses fonctionnent (p.261). Cette cité est donc orientée par un impératif de productivité (bien matériel), d’organisation, d’opérationnalisation et d’investissement vers l’avenir (p.254). L’état de

22 Tout comme le font les deux auteurs, les mots directement tirés des ouvrages de référence pour l’établissement des cités, et qui se rapportent aux différentes grammaires du politique, sont mis en italique.

grandeur des êtres se reflète au travers de la fonctionnalité, la maîtrise des outils techniques (par des

« experts »), la fiabilité, la capacité à être performant et à garantir des « projets réalistes sur l’avenir » (p.254). « La mise en question de l’ordre industriel s’exprime dans une situation non optimale, comme lorsque l’on « constate que la programmation de la production n’optimise pas les coûts » (p.255). Les gens évoquent l’état de petit lorsqu’ils deviennent improductifs, lorsqu’ils peinent à produire un travail efficient et de qualité, n’arrivent pas à traiter, à mesurer, ou parce qu’ils sont chômeurs (ou

« inactivables » (!)), démotivés, inadaptés, etc. (p.255), ou encore car ils sont incapables « d’ouvrir sur l’avenir » car se bornant à garder les « marques du passé » (p. 255). L’énergie qui s’exprime par le travail et le potentiel d’activité incarne la dignité des êtres dans ce monde. Dignité qui se retrouve compromise dès lors que les gens sont menacés d’être traités comme des choses (tel l’un des rouages de la machine).

La Cité marchande

C’est sur la base de « La Richesse des nations » d’Adam Smith que la cité marchande a été établie. Le principe supérieur de ce monde n’est autre que la concurrence, qui elle-même résulte du désir des individus à posséder les objets et les biens rares du marché (Boltanski & Thévenot, 1991, p.244). La grandeur va donc de pair avec l’acquisition de richesses. Dans ce monde, c’est précisément le lien marchand qui unit les personnes : « ce lien est réalisé par le dispositif d’un marché où des individus en sympathie, mais soumis à leurs intérêts personnels, entrent en concurrence pour l’appropriation de biens rares, de sorte que leur richesse leur confère une grandeur puisqu’elle est l’expression des désirs inassouvis des autres » (p.63). La dignité des personnes prend forme par l’intérêt, mû par le désir de l’ego d’obtenir satisfaction.

Sont grands, dans le monde marchand, tous les biens qui ont une position de force sur le marché et qui sont vendables. Les riches incarnent la grandeur puisqu’ils sont en mesure de « posséder ce que les autres désirent », des biens de valeurs, de luxe, haut-de-gamme, attestation de leur réussite (p.245).

Les grands savent se détacher du peloton, marquer des points, accepter des défis (p.245), car ils sont des gagnants (p.245). A l’inverse, les petits du monde marchand sont tous ceux qui sont en échec, qui croupissent et perdent (p.245), qui ne parviennent plus à faire du profit, qui sont ostracisés, repoussés, mis sur la touche (p.245.). Dans ce monde c’est bien sûr l’argent qui est l’étalon de mesure de toutes choses. La « limite inhumaine » (p.252) de la cité se caractérise par la servitude à l’argent, susceptible de plonger les individus dans « une confusion entre les personnes et les biens » (p.252.).

La Cité domestique

La cité domestique est construite à partir de l’ouvrage de Bossuet « La politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte ». Dans ce monde, la grandeur dépend de la relation qui lie les personnes à des plus grands qu’eux. Elle dépend donc de la place des personnes dans un ordre hiérarchique, une lignée, elles sont en cela un « maillon dans la grande chaîne des êtres » (Boltanski & Thévenot, 1991 p.116). L’engendrement depuis la tradition (p.207) constitue le principe supérieur commun. Dans la cité domestique l’état de « grand » est incarné par le chef de clan, le père de famille qui symbolise la tradition, la fidélité, le sens du devoir, etc. (p.208). Le « père » qui représente par définition la grandeur domestique, est d’autant plus grand qu’il est apprécié, bien élevé, considéré, tout en étant ferme, droit et responsable car il a des devoirs. Les êtres plus petits, quant à eux, se succèdent dans la chaine des générations : enfant, jeunes filles, célibataires (p.211). La petitesse, est redoublée dès lors que la personne « plus petite que » se montre, sans-gêne, bascule dans le laisser-aller, se soustrait aux épreuves modèles que sont les cérémonies familiales, les mariages, les décès, les conversations, les nominations, etc. (p.219). La déchéance se caractérise par l’état de précarité du misérable qui est détaché des unités qui le comprennent (p.220). S’il a trahi, s’est montré cancanier, outrancier, son

déclin ne peut être que plus inéluctable. Quant à la dignité des personnes, celle-ci est liée à l’aisance dans l’habitude, qui permet d’assurer « la stabilité des conduites » (p. 210), dans réclamer l’obéissance à une instruction, comme c’est le cas dans le cadre des routines d’essence industrielle (p.210).

La Cité civique

Pour cette cité les auteurs se sont appuyés sur « le Contrat social » de Rousseau. L’une des premières singularités de ce monde est celle d’accorder une importance fondamentale à des êtres qui ne sont pas des personnes (Boltanski & Thévenot, 1991, p.231). La prééminence du collectif (p.231), au nom de la volonté générale compose le principe supérieur commun. Dans cette cité, c’est en effet les personnes collectives qui accèdent aux états de grandeurs et non pas les « personnes humaine ». C’est en prenant conscience de la volonté générale, qu’une volonté de s’organiser émerge. Dans ce monde il est donc nécessaire de dépasser « les singularités qui divisent », pour « faire l’union » (p. 231.). Les grands êtres de ce monde sont donc les « masses et les collectifs qui les organisent et les rassemblent » (p.232). Leur grandeur s’incarne par la propension des gens ou des collectifs, à unir, mobiliser, à représenter, à faire adhérer, à être réglementaires, cela en agissant dans la légalité. La manifestation pour une juste cause et au nom de l’intérêt général constitue l’épreuve modèle de la cité civique (p.239). « Les personnes doivent s’y maintenir constamment en éveil pour échapper au morcellement et conserver un caractère collectif » (p.239). Les petits, quant à eux, sont ceux qui sont prisonniers de leur intérêts particuliers (p.233) et immédiats, rongés par l’égoïsme, qui ne parviennent pas à s’engager pour le bien commun, qui divisent, sont arbitraires, anti-démocratiques, isolés et individualistes. Dans le monde civique, la dignité des personnes s’incarne par le respect de la dignité des autres.

La Cité de l’inspiration

Pour rendre compte de la grandeur inspirée, Boltanski & Thévenot s’appuient sur « La Cité de Dieu » de Saint-Augustin. Dans ce monde, dans lequel les objets sont peu stabilisés et équipés, le jaillissement de l’inspiration fait office de principe supérieur commun (1991, p.200). Chacun doit donc se tenir prêts à « accueillir les changements d’états » (p.200). Le désir de créer recouvre ainsi la dignité des personnes. « L’inspiré est disposé à se mettre en état de recherche, à « entrer dans des rapports d’affectivité, seuls rapports qui engendrent la chaleur, l’originalité et la créativité des individus », à rêver, à imaginer » (p.204).

L’état de grand correspond ainsi à tout ce qui est insolite, indicible, passionnant, émotionnel, éthéré (p.200), il est grand car spontané, forcément sincère et involontaire (p.201). La grandeur est d’autant plus affirmée qu’elle se soustrait à la maitrise et à la mesure (lois, règles, argent, hiérarchie), industrielle notamment (p.201). Les êtres grands sont ceux qui s’abandonnent à la grâce car ils sont dévorés par leur passion et leur désir exaltés de créer au gré de leur inspiration. Contrairement aux êtres petits qui sont prisonniers de leurs habitudes routinières, de leur réalisme, de leur manque de spontanéité, qui inévitablement les éloigne de l’envol (p.205). La déchéance, dans la cité inspirée, relève ainsi de la « tentation de retour sur terre » (p.205) (idée de chute, de retrait hors du rêve).

La Cité de l’opinion

La cité de l’opinion est élaborée à partir de l’ouvrage majeur de Hobbes, « Le Léviathan ». A l’inverse du monde domestique, le monde de l’opinion concède peu d’importance à la mémoire (Boltanski &

Thévenot, 1990, p.223). Dans ce monde les personnes peuvent poser un ordre sur les êtres simplement en considérant l’opinion des autres (p.223). Tout un chacun peut être élevé au rang de star, mais également être oublié du jour au lendemain (p.223). La réalité de l’opinion constitue donc le principe supérieur commun de la cité. L’état de grand découle de la célébrité et de la visibilité qui permet aux

grands de se distinguer et d’être reconnus. Ils sont d’autant plus grands qu’ils parviennent à attirer l’attention, à convaincre, à obtenir la considération, et à entrainer l’adhésion (p.227). Toutes les personnes sont susceptibles d’accéder à la grandeur parce qu’elles ont en commun « d’être mues par l’amour-propre » (p.224). Les grands peuvent également ne pas être des célébrités mais être saisis sous le rapport de la renommée en tant qu’ils sont des leaders d’opinion (leur opinion compte autant qu’ils font l’opinion), des journalistes « qui jugent si l’opinion publique est ou non réceptive » (p.224), des porte-parole, etc. Le dispositif opérant de ce monde est « une bonne campagne permettant d’implanter une image » (p.225). Quant à l’épreuve modèle il s’agit des évènements, des moments de présentation, de conférence de presse, d’inauguration, etc. (p.228). Dans la logique du monde de l’opinion, l’état de petit revient à tous ceux qui sont banals, ignorés, qui n’ont pas d’image, dont on ne parle plus dans la presse car on les a oubliés. La dignité des personnes repose donc sur le désir d’être reconnu, à l’inverse de la déchéance qui est associée à l’indifférence (p.230).