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7.1. Point méthodologique

Dès lors que nous avons été en possession de nos deux corpus, nous avons opéré notre analyse en trois temps : Tout d’abord nous avons pris la peine de les lire dans leur intégralité, afin d’avoir déjà une idée générale de leur contenu. Puis, nous nous sommes plus spécifiquement intéressés à l’occurrence d’une sélection de mots dans les rapports, de 1990 à 2018. Dès le début, nous étions conscients que cet exercice allait être délicat, raison pour laquelle nous allons très précisément expliciter la façon dont nous avons opéré, tout en ne manquant pas d’évoquer également les différentes limites de notre démarche. Finalement nous avons repris un à un nos rapports et les avons littéralement « épuisés jusqu’à en faire sortir les arrêtes »27.

Pour ce qui est de l’analyse du lexique opératoire de nos deux institutions, il est important de dire que nous ne nous autoriserions pas à la qualifier de « quantitative » et ceci pour plusieurs raisons : Tout d’abord, si nous avions véritablement voulu rendre compte objectivement de la récurrence d’une sélection de mot, nous aurions également dû le faire en prenant en compte le nombre de mots dans chaque rapport d’activité et cela pour que le rapport de proportion entre les deux soit respecté dans l’inventaire réalisé. Une partie de nos archives institutionnelles n’étant disponible que sous le format papier, comptabiliser les mots aurait représenté plus qu’un travail d’orfèvre. Bien évidemment, nous ne pouvions pas non plus complétement ignorer le fait que certains rapports étaient très courts et que d’autres comportaient de nombreuses pages. Pour ce faire, nous avons réalisé un petit tableau (situé en annexe), dans lequel nous stipulons le nombre de pages et le format (A5, A4) de chaque rapport, ce qui permettra au lecteur d’avoir une indication approximative de leur taille.

Un autre élément primordial est bien évidemment la manière dont nous avons sélectionné notre batterie de mots. En effet, lorsqu’on entend réaliser ce genre d’exercice, il est important de mettre en place une méthode permettant d’éviter les biais de sélection. C’est d’ailleurs bien ce type de piège que Boltanski et Chiapello (2011) ont fait en sorte d’éviter en analysant leurs corpus de manuels de management, l’un datant des années 1960, et l’autre des années 1990. En effet, bien que les auteurs aient pu constater, après une première lecture extensive des deux corpus, une grande homogénéité des discours en fonction de l’époque28, cette étape ne pouvait suffire en elle-même, raison pour laquelle ces derniers se sont dotés d’indicateurs spécifiques (p.105). En l’occurrence, ils ont utilisé un logiciel d’analyse (Prospero@) dans le but de confirmer leurs hypothèses et valider que leur analyse reflétait bien « un état général du corpus » (p.105). De cette manière, il leur a été possible d’éviter que leurs résultats ne soient marqués par ce que les auteurs nomment un « biais personnel » (p.105).

De notre côté, nous ne disposions pas d’un outil analytique de cette envergure. En outre, bien que, tout comme Boltanski & Chiapello, notre ambition soit de réaliser une étude comparative sur la base de deux corpus d’archives, et de nous intéresser notamment, à l’occurrence des mots, notre démarche n’a pour autant pas été véritablement semblable. En effet, en se penchant sur deux corpus de manuels de management les auteurs ont tâché d’identifier la manière dont le discours managérial s’était modifié entre les années 60 et 90. Or, de notre côté, nous avons décidé de nous intéresser non pas (que) aux

27 Il s’agit là d’une expression du Professeur Jean-François Laé « les archives on les épuise, on les essore, on appuie dessus, on essaie d’en sortir les arrêtes », formulée lors d’un cours de Master suivi à l’Université Paris VIII en janvier 2018.

28 Qu’ils définissent d’ailleurs eux-mêmes comme l’un des meilleurs indices de « leur caractère idéologique à vocation dominante » (p.104).

transformations mais à la progression et à la diffusion de ce discours managérial, cette fois-ci dans des services d’aide sociale rattachés à deux institutions ; L’Hospice général et le CSP.

Bien entendu, nous avions déjà en tête de nombreux termes que nous reliions à ce que nous avons décidé de nommer le « lexique managérial ». Nous aurions donc pu très facilement réaliser une liste de mots de manière « spontanée ». Cependant, si nous avions uniquement opéré de la sorte, notre méthode aurait été quelque peu bancale, car précisément marquée d’un « biais personnel ». Pour dépasser ce problème méthodologique, nous avons donc décidé de construire l’essentiel de notre liste de mots à partir des termes dont l’occurrence29 avaient déjà été relevée par Boltanski & Chiapello. Pas tous les termes, évidemment, mais ceux dont nous savions qu’ils avaient déjà « passés les frontières de l’entreprise ». A noter que nous avons choisi des mots qui renvoyaient à la littérature du management des années 60 et à celle des années 90. En effet, considérant que le domaine public a connu une instillation progressive des logiques managériales en provenance du monde de l’entreprise et du lexique qui s’y rapporte, nous avons émis l’hypothèse que nos deux institutions étaient susceptibles d’être concernées par ces deux types de lexiques. L’un (1960) renvoyant à des termes qui expriment la recherche de stabilité, de calcul et de maîtrise du futur tels que les mots « gestion », « objectif » et

« résultat » ; l’autre renvoyant à des termes évoquant des logiques organisationnelles plus souples tels que : « autonomie », « projet », « qualité », « partenaire/partenariat », « adapter/adaptable ». Bien entendu, nous aurions encore pu ajouter de nombreux autres mots que l’on retrouve aussi bien dans la littérature managériale des années 1960 ou 1990, cependant, pour éviter que notre analyse ne prenne des proportions qui nous auraient dépassés, nous avons choisi de nous centrer sur une sélection de mots de taille plus modeste.

Considérant le nombre d’analyses proposées par la littérature scientifique sur le déploiement de NGP et rendant compte de son souci d’atteindre l’efficience, notamment par la mise en place de procédures standards, d’outils de contrôle, de plans d’action et autres stratégies innovantes, les termes

« efficace/efficacité », « procédure », « contrôle » et « stratégie » ont également été intégrés à la liste.

Finalement, les deux seuls termes que nous ayons ajoutés de façon véritablement « arbitraire » à la liste sont les mots « audit », tant il nous a semblé important à considérer après la lecture de nos deux corpus, et « management », évidemment car renvoyant directement à ce qui nous intéresse dans cette recherche.

Les rapports de l’HG étant sous format papier uniquement jusqu’en 2003 et jusqu’en 2010 pour le CSP, le comptage des mots a été réalisé « à la main ». Évidemment, malgré notre grande vigilance, il est possible d’avoir commis quelques erreurs de comptage. Avec les plus récents, désormais tous numérisés, nous n’avons plus rencontré ce problème puisque nous pouvions sélectionner uniquement les termes recherchés dans le document. Les mots présents dans les titres où dans les tables des matières n’ont pas été comptabilisés. Par ailleurs les mots figurants dans notre liste, et présents dans le texte mais n’étant pas utilisés dans le même contexte, n’ont pas non plus été retenus30

A noter également que nous avons inclus à notre liste des mots que nous ne qualifions pas de « propres à la NGP » tels que les mots : « assistance », « insertion », « réinsertion », « contre-prestation » et

« réforme », ceux-ci nous semblant importants à considérer compte tenu notre intention d’appréhender les transformations ayant touché nos deux institutions, notamment au regard des mutations sociétales

29 Voir Annexe 3, p.728, NEC, 2011.

30 Par exemple le mot « contrôle de l’activité », « contrôle des tableaux de bords », etc. est retenu, alors que

« contrôle à la frontière » (par exemple dans une rubrique parlant de la situation des requérant.e.s d’asile) n’est pas comptabilisé. Tout comme « gestion de l’institution », « outil de gestion », « contrôle de gestion renforcé », est retenu, alors que « gestion de leurs dettes » (à propos des usager.ère.s) ne l’est pas.

dont nous avons précédemment esquissé les contours (essentielles à considérer selon nous pour tenter de répondre à nos questionnements de recherche).

Les résultats de notre comptage se trouvent en annexe du présent travail sous la forme de deux tableaux. Dans le souci de proposer une analyse digeste, nous avons fait le choix de ne pas consacrer un chapitre uniquement dédié à la description des tableaux. Le chapitre qui suit comprend donc les résultats de notre analyse dans son ensemble.

Qui écrit les rapports ? Voilà un autre élément primordial. En considérant le reproche qui est le plus généralement adressé au langage managérial, à savoir sa tendance à être flou et inconsistant, il aurait été de bien mauvais augure de s’intéresser à son déploiement sans considérer le contexte de sa production.

Pour ce qui concerne donc les rapports de l’Hospice général : Les deux premières pages des rapports sont toujours rédigées respectivement par le directeur général de l’Hospice général et le président du Conseil d’administration31. Il est intéressant de noter que, jusqu’en 1993, chacune des rubriques du rapport d’activité est signée tantôt par le sous-directeur du département social, le responsable du département des réfugiés, le responsable du service informatique, etc. On peut donc en déduire que jusqu’à cette période, c’était les responsables, adjoint.e.s, et/ou chef.fe.s des différents départements/services qui rédigeaient les passages concernant leur secteur d’activité. Par la suite, c’est le « service de communication » de l’Hospice (renommé « service d’information sociale » en 1999, pour ensuite retrouver son nom initial dès 2004.) qui s’est vu chargé de la rédaction des rapports (information donnée par le service de communication de l’HG). Ils sont ensuite validés par la direction générale. Le nom des personnes travaillant au service de communication et au sein de la direction générale est inscrit dans l’organigramme présent à la fin de chaque rapport. Une fois rédigé, le rapport est soumis à l’aval des membres de la direction générale avant diffusion.

Pour les rapports du CSP : on retrouve à chaque début de rapport, le « billet du directeur » et celui du président du conseil de fondation. La suite est rédigée par les professionnel.le.s de chacun des secteurs d’activité (secteur migration, secteur prévention sociale et désendettement, secteur juridique, etc.).

Pour la quasi-totalité des rapports du CSP, on retrouve le nom et le prénom de ces personnes. Un travail d’harmonisation du texte est ensuite réalisé en collectif avant diffusion du document. Dans les rapports les plus anciens (1990) on trouve également des passages rédigés par des bénévoles du CSP.

Ces informations données, il convient de noter que les conditions de productions des rapports de l’Hospice général sont donc restées pour nous plus « opaques » que pour les rapports du CSP. En effet, nous ne connaissons pas véritablement le « pouvoir décisionnel » du service de communication sur le contenu des rapports, ni comment ses membres récoltent les informations susceptibles d’y être intégrées. Ce n’est pas le cas pour le CSP dont la direction charge directement les professionnel.le.s de chaque secteur d’activité de rédiger la partie les concernant.

Les rapports du CSP de 1995 et 1996 manquant, ceux-ci n’ont pas pu faire l’objet de notre analyse (raison pour laquelle deux colonnes, dans notre tableau situé en annexe, sont vides.) Notons également que le rapport de l’Hospice général de 2018 est absent. En effet, l’Hospice général, depuis 2018, a renoncé à la diffusion de son rapport d’activité sous le format papier et préfère désormais opter pour une version « digitale ». En l’occurrence, il s’agit d’une vidéo de 1:31 minutes dans laquelle

31 A l’exception des rapports de 1990, 1991, 1992, et 1993, dans lesquels ne figure pas de message du président du Conseil d’administration.

Christophe Girod, actuel directeur de l’HG, propose un compte rendu de l’activité institutionnelle pour l’année 2018.

Comme le notent Boltanski et Chiapello dans le NEC, le réalisme n’est pas ce qui caractérise les corpus étudiés (p.103), précisément parce que l’essentiel du propos des manuels management est surtout de « dire ce qui doit être et non ce qui est » (2014, p.103). Concernant notre corpus, la question de son manque de réalisme se pose également, quoique pas exactement de la même manière. En effet, il nous faut bien entendu considérer qu’en diffusant leurs rapports d’activité, nos deux institutions

« instrumentent » en un sens la grandeur de renom (Boltanski & Thévenot, 1991, p.225) puisque ces supports (comme tous supports de ce type) sont élaborés dans le but de faire passer un message et d’implanter une image (p.225) (nous y reviendrons). Dès lors, nous n’avons bien entendu pas appréhendé ces rapports d’activité comme du matériau empirique « classique », puisque qu’ils sont de facto « adressés à » et mettent en valeur des propos déterminés32, donc fortement conditionnés, qui visent à convaincre. S’appuyer sur un tel matériau implique donc, de fait, certaines limites. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle nous avons, en parallèle, également mené des entretiens.

L’un avec un responsable d’unité ayant réalisé sa carrière à l’HG et l’autre avec l’actuel directeur du CSP, ayant également réalisé une grande partie de sa carrière en son sein, notamment comme assistant social. Si nous avons fait en sorte de « faire parler » au mieux ces documents institutionnels, il nous a en effet semblé nécessaire de mener ces entretiens afin de récolter des éléments de contextes et des détails historiques. D’une part, afin d’éviter d’« extrapoler » le contenu de nos corpus ou de grossir certains traits. D’autre part, afin d’avoir accès à des éléments susceptibles d’avoir été « passés sous silence » et utiles à l’analyse. Toujours dans le souci de proposer un rendu final digeste, les passages d’entretiens menés seront directement intégrés à l’analyse qui suit.

Finalement, notons à nouveau que notre démarche est essentiellement comparatiste. Dans notre analyse, nous mettons donc spécifiquement l’accent sur ce qui différencie nos deux institutions. Pour tenter de répondre à nos questionnements de recherche, précédemment exposés, nous nous sommes donc focalisés sur les éléments suivants :

- Préoccupations institutionnelles en fonction de la période - Variations de positions en fonction du thème

- Moments de revirement dans la mise en œuvre de l’aide

- Bonnes actions à entreprendre et solutions proposées face aux difficultés identifiées

- Justifications et critiques mises en avant (spécifiquement en cas de réorganisations institutionnelles)

- Définition de leur action, mission, valeurs, etc.

32 D’autant plus que ces deux institutions doivent nécessairement « rendre des comptes », que ce soit au politique, aux donateurs, aux citoyen.ne.s, etc.