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9. CSP – PERIODE 1990-1997

9.2 Pour l’amour de Dieu

Cette logique de « secours » trouve alors sa justification (ou plus exactement sa raison d’être) non plus seulement dans des principes civiques mais dans des principes chrétiens, largement exposés par les auteurs au début des années 1990 (et avant) :

« La conclusion du rapport précédant mettait l’accent sur le fait que la difficulté à donner des solutions pleinement satisfaisantes aux problèmes posés suscitait chez les collaborateurs des sentiments d’impuissance et même quelquefois d’inutilité. Le travail social ne pouvait avoir de signification, dans de telles conditions, que dans une perspective évangélique : celle du Christ qui s’est placé non pas sur le plan de la réussite ou de l’échec, mais celui du service […] La conclusion était libellée ainsi « peu importe si les difficultés du travail qui leur est proposé aujourd’hui incitent les collaborateurs du CSP à avoir le sentiment d’être inutiles. Il suffit qu’ils conservent la conviction qu’ils sont des serviteurs » (Berthoud, 1990, p.1).

« Lorsque les dépanneurs ne parviennent pas à réparer, ils ne peuvent qu’aider ceux qui sont au bord de la route à tenir le coup en leur prodiguant des secours d’urgence leur témoignant un peu de chaleur humaine. On tente de se tenir proche, de réduire la distance comme l’a fait « J-C, lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal à Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes (Phil. 2/7-8) » (Berthoud, 1993, p.4) - « Le CSP est l’un des moyens par lesquels l’Église témoigne de la réalité de l’amour du Christ. Fidèle à son Seigneur, l’Église manifeste son amour pour les hommes en les servant gratuitement. » (Berthoud, 1990, p.4) - « La proclamation de l’amour de Dieu manifesté en

J-56 Ce qui n’est pas le cas des RA de l’HG qui visent à obtenir une adhésion plus symbolique qu’effective, la survie de l’institution ne dépendant pas de donations mais étant assurée par l’État.

57 D’autant que la renommée concerne davantage les individus.

58 Comme nous l’avons vu, cela ressort plus significativement dès le début de la crise économique et l’arrivée du

« nouveau public ». Ainsi si la logique d’assistance ne semblait pas marquée par un grand souci d’égaliser les positions individuelles, le passage à la logique de « droit social » et la mise en œuvre de nouveaux moyens (politique d’insertion, RMCAS) pour lutter contre la pauvreté s’inscrivent davantage dans cette dynamique de correction des inégalités reconnues par l’État.

59 Que cela se fasse par le biais d’une politique d’intégration par le travail (avant la crise), ou par le biais d’une politique d’insertion visant à maintenir les individus en activité.

C n’est pleinement agissante que si elle est confirmée par les signes d’amour qu’elle suscite. Par la diversité de ses activités, le CSP souhaite être l’un de ces signes » (Berthoud, 1994, p.4).

Berthoud s’appuie en effet directement sur des versets de l’Évangile qu’il site dans les RA de façon récurrente pendant les années 1990. On saisit donc que la logique de « service rendu », en tant qu’elle est un témoignage de la parole de Dieu, se trouve à la base de l’action du CSP. Ainsi, quand bien même ce geste inspiré par l’amour du prochain est décrit comme étant modeste, voire parfois, selon les difficultés rencontrées par les personnes reçues, vain, on saisit qu’il n’en est pas moins soutenu par la conviction profonde qu’il participe à faire le bien et à répendre l’amour du Christ. En signifiant que le travail social, tout comme le Christ, ne se place pas sur le plan de l’échec et de la réussite, on remarque également que la logique industrielle est désavouée de façon exemplaire. Précisément car le travail social qui se déploie au sein du CSP est présenté comme étant avant tout régi par un désir de service gratuit à autrui et donc débarrassé de toute intention productive : « La motivation d’une telle attitude n’est pas la réussite mais la fidélité » (Berthoud, 1991, p.4).

Mais alors à quels ordres de valeurs, identifiés par nos auteurs de référence, ces principes peuvent-ils être rattachés ? En effet, nous avons montré que Boltanski & Thévenot considèrent qu’il est, en théorie, possible de renvoyer tous les arguments et principes légitimes au principe supérieur commun de l’une des six cités. Or, dans de la Justification, ceux-ci n’indiquent pas comment décomposer en principes simples des causes complexes telles que la religion. Dans la conclusion de leur ouvrage, les auteurs signifient cependant bien que le modèle de justification qu’ils ont présenté ne prétend pas différents régimes d’actions possibles. Régimes d’engagement pour l’un et régimes d’actions pour l’autre61.

Intéressons-nous aux régimes d’actions de Luc Boltanski qui en imagine quatre : celui de justice-justification, celui de justesse, celui de la violence et enfin celui d’agapè (terme tiré de la théologie chrétienne signifiant amour-charité). C’est ce dernier régime sur lequel il nous semble pertinent de nous pencher puisque, dans ce régime, la coordination entre les individus est uniquement considérée sous le rapport de l’amour et ne transite plus par les exigences de mesure, de comparaison, de réciprocité et de calcul. En effet, sous le régime de l’agapè les conduites des personnes ne sont plus gouvernées par un absolu de justice (Boltanski, 2011 ; Bouille & al. 2015) et les acteurs adoptent des comportements dégagés de la contrainte de légitimité (Bouille & al. 2015, p.228). Dans l’état d’agapè, il y a donc une absence complète de désir, excepté le désir de donner (Boltanski. 2011, p.235-236). Le régime d’agapè apparaît ainsi pertinent à mobiliser puisque, comme on vient de le voir, le CSP trouve sa raison d’être, selon les auteurs, en tant qu’il est un « signe de l’amour gratuit du Christ » :

« Le CSP considère toujours que la gratuité caractérise son action et qu’il ne peut envisager d’y renoncer. L’amour n’est pas une réponse à l’éventuelle bonne volonté des hommes ; il la précède et c’est pourquoi il interpelle » (Berthoud, 1990, p.4).

Dans ces propos, on observe que Berthoud place effectivement l’action du CSP hors de toutes équivalences. Le CSP ne se retrouve alors plus mis à l’épreuve puisqu’il est l’attestation de l’amour

60 « La suite normale du programme, qui fait l’objet de nos travaux actuels, consiste donc à porter attention à des configurations dans lequel le poids de la justification ne se fait pas sentir de la même manière » (Boltanski &

Thévenot, 1991, p.425).

61 Partant à nouveau du principe que toute personne à accès à ces différents régimes d’engagement/d’action.

incommensurable de Dieu, rendant ainsi toutes autres justifications caduques.

Relevons cependant un point de paradoxe qui nous amène à relativiser l’inscription du CSP dans un régime d’agapè « pur ». En effet, bien que les auteurs semblent signifier que le CSP œuvre au niveau du sous-bassement de la commune humanité62, l’amour qu’il entend répandre se transforme tout de même en justice puisque, comme les passages que nous avons rapportés l’attestent, celui-ci participe à promouvoir un monde plus juste.

Les passages suivants en rendent semble-t-il compte :

« Le comité remercie donc tous ceux qui apportent au CSP les moyens financiers de son action et lui permettent ainsi, selon le slogan de campagne de Mars « Moins d’ego, plus d’égaux » de lutter, à son niveau, contre la préoccupante précarisation qui frappe une partie grandissante de la population » (1997, Bauer, p.4).

« 1997 n’a pas été une bonne année pour ceux qui font appel au CSP. De plus en plus nombreux sont ceux qui sont confrontés à des situations financières de plus en plus difficiles. Simultanément, les banques fusionnent, entraînant le développement du chômage et favorisant les juteux bénéfices de leurs actionnaires. Les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches toujours plus riches […]

l’injustice va croissant et ce n’est pas supportable […] Comment ne pas partager l’amertume des laissés pour compte, comment ne pas partager la colère suscitée par l’arrogance et l’égoïsme de ceux qui s’enrichissent ainsi aux dépens des plus faibles ? Il est difficile de ne pas succomber à l’amertume et à une légitime colère […] Humainement c’est difficile, mais c’est peut-être possible pour ceux qui tentent de se laisser animer par l’amour décrit par Paul au chapitre 13, verset 4 à 6 de la 1ère Épître aux Corinthiens : « l’amour prend patience, l’amour rend service…il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité » (Berthoud, 1997, p.7).

Dans son ouvrage, Boltanski relève ce point de paradoxe et signifie d’ailleurs que « c’est seulement dans la tension qu’il entretient avec la justice que l’amour, au sens d’agapè, peut se frayer un chemin vers l’expression » (Boltanski, 2011, p.231). Dans les rapports du CSP, cette tension est remarquable puisqu’on perçoit bien, dans les propos de Berthoud, ce basculement permanent entre le régime d’agapè et le régime de justice. D’un côté Berthoud met à l’écart la nécessité de formuler des équivalences (régime d’agapè) « l’amour ne s’irrite pas », de l’autre, Berthoud replace le CSP dans un régime de justice, puisqu’il parle de la lutte (monde civique) que le CSP mène contre la précarisation et cela tout en formulant une critique vers le monde marchand « les banques fusionnent […] » (critique de l’individualisme).

Ce basculement d’un régime à l’autre est d’ailleurs revendiqué par Berthoud qui signifie bien que cet amour ne peut s’incarner que s’il a vocation de promouvoir la justice :

« La prédiction de l’Évangile devient crédible lorsqu’elle influence les comportements et suscite des actes. La diaconie de l’église exprimée par son engagement social au service des plus démunis constitue un élément indispensable du témoignage rendu à Jésus-Christ » (Berthoud, 1994, p.4).

Or, il est intéressant de relever que cette tension entre les deux régimes rend les positionnements des auteurs parfois ambivalents :

« Le CSP ne s’occupe pas seulement des problèmes personnels de ceux qui le consulte. Il s’efforce de tirer des enseignements généraux de ce qu’il constate dans sa pratique. Lorsque les AS sont interpellés

62 Voir chapitre « Notions clés pour l’analyse des mondes communs ».

par le même type de difficultés, le CSP en tire des conclusions qui le conduisent à intervenir publiquement » (1991, p.4) - « Il est exceptionnel que le CSP prenne position à l’occasion d’une votation. Il l’a fait en 1994 en recommandant de rejeter la loi sur les mesures de contraintes. Pendant la procédure de consultation, le CSP avait demandé aux autorités de renoncer à ce projet de loi, parce qu’il impliquait trop de risques d’application arbitraire et d’atteinte aux droits de l’homme. Le souci de cohérence entre la Parole et l’action commandait au CSP de confirmer sa prise de position en invitant à voter NON. Il reste à espérer que cette loi sera appliquée avec souplesse et humanité dans le canton de Neuchâtel. Les collaborateurs du CSP continueront à intervenir pour que tel soit le cas (1994, p.6).

En effet, d’un côté les auteurs montrent que le CSP est soucieux de faire remonter les problèmes communs et de défendre l’intérêt général, cela en prenant publiquement position. De l’autre, ils expliquent que ce type d’intervention, dans le débat démocratique (ici dans le cadre de votation), est

« exceptionnel ». C’est donc entre ces deux positions que l’ambivalence trouve à se loger, puisque l’action du CSP semble tantôt être de nature militante, tantôt le résultat du commandement de Dieu et donc, de ce fait, non partisane.

Un autre aspect important à souligner est que les auteurs se montrent conscients qu’il n’est pas anodin de revendiquer des valeurs chrétiennes dans un monde pluraliste. A ce titre, cela les amène à anticiper d’éventuelles critiques s’attachant à dénoncer le caractère possiblement « communautariste » du CSP :

« En ce qui concerne le service des réfugiés, il est la démonstration que des gens d’autres confessions et même d’autres cultures peuvent bénéficier de l’aide du CSP » (1991, p.4). Notons que dès 1990 (et probablement avant), les auteurs réaffirment quasi systématiquement que « le CSP est un service gratuit ouvert à tous, sans distinction de confession ou de nationalité ». On peut alors identifier cela, comme une volonté des auteurs de donner un signe tangible de l’œcuménicité qui caractérise l’activée du CSP.