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C’est dans le cadre de mon mémoire de fin d’étude réalisé à la Haute École de Travail Social de Genève (HETS), que j’ai mené une recherche sur la réception des politiques dites « incitatives » chez les professionnel.le.s de l’action sociale. Mon but était alors de découvrir de quelle manière l’application d’outils contractuels visant l’« activation » des bénéficiaires était susceptible d’impacter l’éthique des travailleuses et travailleurs sociaux. En effet, entre les principes sur lesquels reposent ces dispositifs et leur mise en œuvre dans la réalité, j’ai pu constater un large écart. J’ai donc décidé de m’intéresser plus spécifiquement au Contrat d’aide social individuel (CASI), un outil d’accompagnement reposant sur une logique de contre-prestations et actuellement en vigueur au sein de l’Hospice général. Les bénéficiaires, tous soumis à ce contrat, doivent y élaborer des objectifs leur permettant d’« orienter leur processus de retour vers l’autonomie ». Les assistant.e.s sociaux.ale.s (AS), de leur côté, sont amené.e.s à mesurer et à évaluer mensuellement la progression des personnes.

Si celles-ci atteignent les objectifs, elles perçoivent un supplément d’intégration. Si ce n’est pas le cas, la prestation reste au minimum prévu par la loi.

Il a donc été question de mener une réflexion sur les effets de ce dispositif dans la pratique sociale, notamment en appréhendant l’existence de ses angles aveugles, comme les différentes ambivalences sur lesquelles il repose. Puis, au travers de plusieurs entretiens qualitatifs réalisés auprès d’AS de l’institution en question, j’ai pu découvrir de quelle façon ce dispositif de mesure, prétendu efficient, et le mode de gouvernance imposé par celui-ci, mettaient à mal certains principes structurant historiquement la profession.

Ce travail m’a ainsi permis de prendre la mesure des profonds remaniements subits au sein de l’action sociale, des transformations majeures de la relation au bénéficiaire, mais aussi d’élargir mon

questionnement quant à l’influence et la progression du paradigme managérial dans l’orientation des politiques publiques. Parallèlement, toujours dans le cadre de ma formation en travail social, j’ai eu l’occasion de vivre deux expériences de terrain (stages pratiques), la dernière en date (janvier 2017) ayant eu lieu au sein de la Fondation Emploi Solidarité. Pendant 5 mois j’ai intégré « Coup d’Pouce », un programme ayant pour mission d’aider des personnes affiliées à l’assurance chômage, ou au bénéfice de l’aide sociale, à se « réinsérer professionnellement et socialement ». Par le biais d’activités en atelier, de cours de réinsertion et d’un suivi personnalisé, la mesure vise à « renforcer leurs compétences et développer leurs ressources » afin qu’elles puissent réintégrer le marché du travail.

Si j’ai décidé de réaliser mon stage dans cette institution, c’est précisément pour voir comment cette

« activation » des individus se révélait dans une mesure d’insertion visant le retour à l’emploi, et quelle place étaient susceptibles de prendre des outils d’accompagnement propres à la NGP.

Lors de ce stage, j’ai ainsi tenu un journal de terrain dans lequel j’ai retranscrit mes observations et mes questionnements. Si cette « activation » s’est révélée effective, notamment par la responsabilisation accrue du public en question, cette expérience a plus spécifiquement confirmé mon impression d’une prolifération et d’une généralisation d’« outils de mesure » individuels à vocation performative sur le plan capacitaire. « Plan d’action », « accords d’objectifs » ou encore « fiche d’évaluation des compétences transversales » se sont en effet avérés être au centre de l’accompagnement des personnes placées, mettant alors en retrait certaines dimensions de l’aide à l’horizon des métiers du travail social.

Ainsi, que ce soit via ce stage, ou par le biais de mon travail de mémoire, j’ai pu observer de quelle manière les principes issus de la NGP se généralisaient dans le secteur social, mais également comment ceux-ci étaient soutenus par une armature lexicale spécifique, étayant massivement la rhétorique professionnelle1. En effet, dans ce mouvement général de standardisation d’outils d’accompagnement, mais aussi de formalisation des référentiels de compétences (Chauvière, 2007, Curie, 2010, Molina 2014), j’ai pu constater que le lexique mobilisé s’est drastiquement « technicisé » et mis au service d’une gouvernance spécifique. Devenu véritable langage d’« expert », l’action sociale a connu ces dernières années un vrai « glissement sémantique » (Guibert, 2010). Or, la diffusion et l’ancrage de ce nouveau « jargon » n’a pas été sans effet puisqu’il a participé à façonner une nouvelle conception de l’activité, de la relation d’aide et, plus largement, de la vie en société (Ion, 1998 ; Chauvière 2007, Guibert, 2010). Comme le relève Hibou, la langue joue en effet un rôle singulier considérant que c’est elle qui définit « les contours des problématiques et des expressions légitimes du politique » (2013, p.17).

Les observations que j’ai faites, et leurs différents impacts dans le secteur de l’aide sociale, j’ai évidemment pu les retrouver dans de nombreuses analyses sociologiques. En effet, cela fait longtemps que le travail social et ses transformations, ainsi que l’expansion de la NGP, intéressent les chercheurs et chercheuses en sciences sociales, donnant lieu à une littérature spécifique très riche. On y analyse la façon dont les principes propres à la NGP se sont diffusés, notamment dans différents domaines du secteur public (santé, police, université, etc.), et comment ceux-ci ont produit différents effets, le plus généralement « néfastes » pour les secteurs en question et l’activité des travailleurs et travailleuses.

Cette littérature, je m’en suis saisie dès le début de ma formation en travail social. Outre mes

1 Entre temps, j’ai également eu l’occasion d’exercer en tant qu’assistante sociale au sein des Hôpitaux universitaires genevois (HUG), puis comme veilleuse et éducatrice spécialisée au sein de l’association ARGOS (active dans le champ de l’addiction), et actuellement, comme assistante sociale au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Je reviendrai sur ces expériences, et discuterai de la place que la NGP a pris dans ces différentes institutions, à l’occasion de la soutenance de ce travail.

expériences de terrain, c’est elle qui m’a permis de prendre la mesure des profondes mutations qu’a connu le champ du travail social et m’a amenée à poursuivre ces réflexions dans le cadre de mon mémoire de Bachelor, comme juste évoqué.

Puis, après ma formation, j’ai décidé de poursuivre mes études et j’ai donc débuté un Master en sociologie à l’Université Paris VIII. Toujours passionnée par la sociologie du travail social, et plus généralement par les transformations des politiques publiques, j’ai naturellement voulu poursuivre mes réflexions. Or, le temps passant, et au travers de mes différents apprentissages et lectures, j’ai finalement été amenée à faire trois constats critiques :

1) La littérature consacrée au travail social, toujours aussi foisonnante, semblait actuellement s’accorder, et ce dans son ensemble, sur le fait que le secteur social était, plus que jamais, sous le joug d’une nouvelle gestion publique2. Le consensus étant dès lors établi, il me semblait soudain que la recherche était quasi exclusivement axée sur les méfaits que produisait cette NGP dans le champ du travail social. Le ton se voulait immanquablement alarmiste et l’annonce d’une « fin » du travail social n’était jamais très loin. Or, comme Pierre Bourdieu l’a bien noté, un discours prétendu vrai, en bout de course, finit réellement par construire la vérité du discours, tout comme son effet de vérité.

Ainsi, bien que je puisse moi-même faire une grande partie de ces constats pessimistes, j’ai commencé à me montrer plus perplexe à l’égard de certaines analyses sociologiques essentiellement axées sur la critique anti-néolibérale. Quelque peu lassée par cette mélopée persistante, j’ai ainsi réalisé qu’il me fallait parvenir à la « dépasser », entre autres, afin de ne pas occulter d’autres enjeux que j’estimais modestement plus vastes.

2) Étant moi-même assistante sociale et ayant eu l’opportunité de travailler dans différentes institutions, j’ai réalisé qu’une partie de la littérature, en réalité, ne rendait pas bien compte de l’hétérogénéité des contextes dans lesquels le travail social se déployait, donnant lieu à des lectures parfois bien peu nuancées et à des généralisations quelquefois caricaturales. Certaines recherches allant jusqu’à omettre de considérer certains facteurs essentiels (juridiques, politiques, économiques) à la compréhension du contexte étudié – tout en appréhendant le plus souvent les acteurs sociaux (les travailleurs.se.s sociaux.ale.s, les cadres, les bénéficiaires de l’aide) comme des êtres méconnaissant les mécanismes de leur comportement. L’action étant ainsi systématiquement opposée à la réflexivité et les personnes essentiellement appréhendées « sous le jour privilégié de la passivité et de l’inertie » (Lemieux, 2018, p. 16).

3) Jusqu’alors, j’avais moi aussi mené mes modestes recherches d’étudiante en travail social, puis en sociologie, en étant convaincue que la « bonne recherche », ou disons la recherche « utile », était celle qui se montrait soucieuse de « mettre à jour » les intérêts stratégiques des « promoteurs » de la NGP et d’en « dénoncer » les effets délétères pour le travail social. Or, je me suis rendu compte qu’une telle démarche ne me convenait plus. En effet, au travers de mes différents apprentissages, j’ai réalisé que les approches critiques, bien que pouvant tout aussi bien reposer sur une méthodologie rigoureuse et permettre de rendre compte de différentes dynamiques pertinentes, comportaient, simultanément, le risque de s’enfoncer dans la brèche du réductionnisme. J’entends par là le fait d’adopter une vision moniste consistant à ne plus intégrer, dans l’analyse, l’existence de plusieurs ordres de réalités

2 Pour ne donner qu’un exemple, dans un ouvrage collectif consacré à la diffusion de la NGP dans le champ du travail social, on trouve des propos tels que : « la déprofessionnalisation […] s’inscrit dans un contexte où l’ensemble du champ professionnel semble s’être approprié les exigences d’efficacité » (Bresson, 2013, p.89).

distincts. J’ai donc compris qu’il me fallait trouver de nouvelles ressources théoriques, méthodologiques et épistémologique, cela afin d’éviter ce type de « dérive ».

Fort heureusement, de nombreux.se.s chercheurs et chercheuses s’étant déjà retrouvé.e.s confronté.e.s aux mêmes problèmes que moi avaient mis au point de nouveaux cadres théoriques heuristiques. En effet, différents travaux, dont plus notamment ceux issus du courant pragmatique français, m’ont permis de trouver une voie alternative aux approches critiques et surplombantes du travail social (et du social en général). J’ai ainsi saisi que le travail du/de la sociologue impliquait également un travail de description fine de « mondes » énigmatiques en constante transformation/recomposition. Des mondes, dans lesquels les individus, comme les entités collectives (telle que les institutions du travail social) ont des capacités critiques à l’égard de leur propre activité. Des mondes dans lesquels différentes visions du juste s’opposent (nous y reviendrons).

Forte de mes nouveaux apprentissages et toujours désireuse d’« échapper » à la tendance générale consistant à produire un discours sociologique essentiellement anti-néolibéral, j’ai donc fini par saisir qu’il me fallait repartir de la connaissance produite pour repenser mon objet de recherche (la NGP).

Dès lors, tout en prenant acte des transformations qui ont touché le champ du travail social, plus spécifiquement de l’implantation de principes gestionnaires, de la manière dont ils ont pu impacter le champ du travail social, est née l’idée de mettre à l’épreuve ce constat d’une généralisation des principes d’efficacité propres à la NGP, dans le secteur social, tout comme l’émergence massive d’un lexique formaté et a priori homogène et uniforme. A cette fin, j’ai donc décidé de m’intéresser à deux institutions suisses qui inscrivent leur action dans le champ du travail social et dont la particularité est de provenir de deux contextes historiques différents : Le Centre social protestant et l’Hospice général. Ces deux contextes, bien que touchés par le déploiement d’une nouvelle gestion publique et du lexique expert décrit plus haut, continuent, plus ou moins visiblement, à affirmer des valeurs, des principes d’action sociale, des postures politiques et morales sensiblement différentes. A partir de ces constats, a ainsi germé l’idée de mener une enquête comparative réalisée sur la base de deux corpus d’archives constitués des rapports d’activité (RA) de ces deux institutions, de 1990 à aujourd’hui (2018).

3. QUESTIONNEMENTS, METHODOLOGIE & DESCRIPTION DES OPERATIONS