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12. HOSPICE GENRALE – PERIODE 2009-2017

12.1 Ancrage d’un nouvel ordre commun et affaissement des grandeurs industrielles

Si les RA s’étaient déjà épaissis à partir des années 2003-2004, on est frappé de voir que, dès 2010, le nombre de pages des RA atteint jusqu’à 60 pages. Plus que des simples « brochures » ces RA ont désormais presque la dimension d’un livre. On peut alors émettre l’hypothèse qu’ils ont d’autant plus la vocation d’« instrumenter la grandeur de renom » (Boltanski & Thévenot, 1991, p.225). Quatre ans après une crise qui a été très coûteuse pour l’image de l’HG, on a en effet le sentiment que les auteurs veulent éviter que des scénarios de ce type ne se reproduisent. Visuellement, les RA sont d’ailleurs

« irréprochables ». Mise en page parfaite, design soigné, photographies haute qualité. Si le nombre de tableaux statistiques, diagrammes en barre et autres camemberts avaient déjà augmentés dès 2004, dès 2009, ceux-ci sont devenus visuellement plus « attractifs » (évidemment les avancées techniques et informatiques l’expliquent aussi). Davantage colorés et très lisibles, ils « attirent » l’œil du lecteur. Ce qui frappe également, dès 2009, c’est le ton « très enthousiaste » des auteurs. Si nous avions déjà repéré ce changement, dès 1998, (on ne parlait déjà plus du « drame » du chômage, on était tourné vers l’« avenir », on cherchait des « solutions efficaces »), dès la fin des années 2000, cette tendance se renforce, les auteurs mettant encore plus l’emphase sur la capacité de l’HG à relever des défis avec dynamisme, à s’adapter et à développer de nouveaux projets, à créer de nouveaux partenariats.

« L’Hospice général est prêt à relever les défis du futur » (Levrat, 2009, p.3) - « une réflexion s’est enclenchée […] afin de nous donner toutes les chances de nous améliorer sans cesse, quelles que soient les difficultés du contexte » (p.3) - Dans ce contexte, l’Hospice général a tenu le cap et réussi à remplir toutes ses missions. Il a même fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation en utilisant de nouvelles méthodes (Levrat, 2011, p.3) - « L’Hospice général est plus que jamais en mesure de relever les défis qui l’attendent en s’appuyant sur un esprit d’entreprise et des valeurs fortes, une organisation solide, une situation financière stable et une grande faculté d’adaptation […] nous avons assumé nos responsabilités avec professionnalisme. Nous avons su inventer des réponses nouvelles avec dynamisme et mettre en œuvre des projets ambitieux pour les bénéficiaires et pour l’institution […] L’institution est ainsi en mesure d’affronter les grands défis de 2012 avec de nouveaux outils » (Levrat, 2012 p.3).

Si pendant les années ayant suivi la crise institutionnelle, les auteurs s’attachaient à mettre en avant la capacité de l’HG à répondre aux besoins de façon efficace (logique industrielle), cela par la mise en place d’un panel d’outils de contrôle et de gestion, dès 2009, cette rhétorique de l’efficience ne disparaît pas, mais se voit peu à peu détrônée par la rhétorique de l’adaptabilité (propre à la cité par projet),124 (rhétorique dont on avait déjà pu identifier l’émergence précédemment).

124 En effet, il faut désormais aller voir à la fin des rapports pour trouver des passages parlant spécifiquement d’outils de gestion : « Optimisation des outils et procédures : Les Services comptables ont bénéficié cette année de la finalisation de plusieurs projets visant à l’optimisation et à la sécurisation des outils informatiques : outils de pilotage des avances AI, logiciel comptable unique PCS et implémentation du nouvel outil budgétaire TM1.

Ces éléments sont les fondements sur lesquels s’appuiera la fusion des outils et processus comptables et analytiques en 2012. Parallèlement, un effort important a été mis sur l’actualisation des procédures de travail et des référentiels. Le Contrôle de gestion institutionnel a mené quant à lui, en plus de ses activités d’élaboration et de contrôle budgétaire, un projet important de simplification du système de contrôle interne. (2011, p.34) - « Le Contrôle de gestion institutionnel est responsable du reporting et du système de contrôle interne de l’institution.

En 2012, il a jeté les bases d’une « balanced scorecard » ou tableau de bord équilibré : cet outil de pilotage stratégique à l’attention de toutes les parties prenantes de l’institution intègre les deux visions, qualitative et quantitative, en lien avec les objectifs stratégiques institutionnels » (2012, p.28).

Cette manière de raconter l’activité répond ainsi très nettement à la grammaire de la cité par projet125. En effet, ce qui importe désormais, pour l’HG, est de développer son activité (Boltanski & Chiapello, 2011, p.180) en amorçant sans cesse de nouveaux projets, ces derniers étant la preuve ostensible du dynamisme institutionnel : « Le plan de charge validé par la Direction générale a été exécuté avec succès : sur les 32 projets définis, 29 ont été réalisés, 2 ont été reportés et 1 a été suspendu »126 (2009, p.28). Comme en attestent les passages précédents, les auteurs mettent surtout en avant la capacité de l’HG à s’engager avec optimisme et cela, au fond, quelles que soient les difficultés rencontrées.

Difficultés, d’ailleurs, dont les auteurs parlent de moins en moins. Tout au plus, on évoque que « le défi majeur de l’Action sociale aura été de réussir à absorber l’augmentation record des demandes d’aide sociale » (2010, p.11). Ou que « l’Hospice général a su développer une forte dynamique d’insertion, malgré le double handicap de la crise et de la difficulté du retour sur le marché de l’emploi des personnes qui en ont été longtemps écartées » (2012, p.9).

Ainsi, contrairement aux RA des années 1990, dans lesquels les craintes face à l’extension du chômage étaient explicitement formulées, à cette période, les auteurs ne font pratiquement plus fi de leurs appréhensions, pour préférer présenter une réalité que l’on pourrait qualifier de « sans fissure ».

L’HG apparaît ainsi plus que jamais « à l’aise » face aux incertitudes, prêt à faire face à toutes les contingences.

Si, en 2002 Toraccinta évoquait les tensions et difficultés générées par les réformes, celles-ci ne transparaissent plus non plus dans les RA. Cela même alors qu’en 2012 intervient une réforme majeure au niveau de l’aide sociale. En l’occurrence la loi sur l’insertion sociale et individuelle (LIASI) entre en vigueur, loi qui, avant sa votation, a suscité de nombreuses polémiques et presque un

« soulèvement » des travailleurs.e.s. sociaux.ale.s127 internes comme externes à l’institution (Duruz, 2017)128.

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Précédemment, nous avons déjà pu identifier la période où d’une logique d’assistance, l’HG est progressivement passé à une logique d’activation-insertion. Dès 2010, soit trois ans avant l’entrée en

Ces passages nous indiquent effectivement que la logique « gestionnaire » qui a gagné l’institution ne s’essouffle pas, mais on observe qu’elle transparait beaucoup moins nettement qu’auparavant. Concernant le « balanced scorecard », auquel les auteurs font référence, il s’agit d’un tableau de bord dit « prospectif » dont l'objectif est

« de prendre en compte l'ensemble des dimensions concourant à la performance au-delà des simples mesures financières » (Site internet magnager-go). Il s’agit d’un outil largement utilisé dans le monde de l’entreprise.

125 L’occurrence (voir tableau annexe) des mots « projet », « adaptation », « développer », et « partenariat » est d’ailleurs tout à fait remarquable et, selon nous, révélatrice, d’un réordonnancement des grandeurs légitimes au sein de l’HG.

126 Ce passage rend compte de l’importance qu’a pris la quantification de l’activité. Cependant, ces chiffres ne nous donnent pas ici la portée qualitative des projets menés.

127 Outre la suppression du RMCAS, prévu pour les chômeurs en fin de droit, la loi transfert désormais la charge de l’insertion sur la LIASI. Juste avant son introduction, des membres actifs dans le champ social avaient engagé un référendum afin de contester l’introduction de la notion d’insertion de la loi. Le référendum ayant échoué, les militant.e.s déchu.e.s créeront l’Observatoire de la loi sur l’insertion et l’aide sociale individuelle (OASI).

Convaincu que cette réforme ne ferait qu’empirer la situation, l’OASI entend déceler les incohérences et les injustices engendrées par cette nouvelle loi, pour ensuite les faire remonter aux politiques (Duruz, 2017).

128 Ceux-ci ont notamment dénoncé deux des changements induits par cette nouvelle loi : 1) le fait que l’insertion soit désormais à la charge de l’aide sociale 2) que tous les nouveaux bénéficiaires soient contraint.e.s de participer à un stage d’évaluation de 4 semaines à la suite duquel, en fonction de leurs ressources et de leurs aptitudes, ils/elles sont soit dirigé.e.s vers un CAS, soit vers le « Service de réinsertion professionnel » (SRP) (créé à l’occasion de cette réforme). Nombreux.se.s sont ceux et celles qui perçoivent alors la mise en place systématique de ces stages comme un moyen permettant de « trier » les personnes « employables » et

« inemployables », qu’ils/elles identifient comme injuste et discriminante. Par ailleurs, les opposant.e.s critiquent également le développement et le renforcement des mesures de réinsertion qui, selon eux/elles, ne permettent pas un retour sur un marché de l’emploi saturé (Duruz, 2017).

vigueur de la LIASI, on observe combien celle-ci s’est déjà renforcée depuis le milieu des années 1990. En effet, les auteurs, tout en défendant l’importance que l’action sociale permette l’insertion socio-économique des personnes, mettent de plus en plus en avant la nécessité de former les individus à la « grammaire de l’autonomie » (Breviglieri & Stavo-Debauge ; 2006, Pattaroni, 2011)129 :

« [L’Hospice général] s’engage de manière responsable pour la dignité des plus démunis et favorise avec dynamisme un retour le plus rapide possible à l’autonomie durable de chaque bénéficiaire (2010, p.5) - Si l’aide sociale est un droit, elle implique également des devoirs pour le bénéficiaire d’une assistance financière. Celui-ci doit par exemple mobiliser toutes ses ressources pour améliorer sa situation et favoriser son retour à l’autonomie, notamment par le biais d’un contrat d’aide sociale individuel (CASI) par lequel il s’engage à construire un projet et suivre des objectifs successifs à atteindre (2013, p.12) - S’engager de manière responsable pour la dignité des plus démunis et favoriser avec dynamisme un retour le plus rapide possible à l’autonomie durable de chaque bénéficiaire. Voilà les deux principes fondamentaux qui constituent le credo des 1’000 collaboratrices et collaborateurs de l’Hospice général » (2011, p.3).

Tout d’abord, on perçoit comment l’autonomisation promue par les auteurs, depuis plusieurs années déjà, tend de plus en plus à prendre la forme d’un impératif, ceux-ci signifiant bien que l’effort qu’elle nécessite répond à un devoir des bénéficiaires. Ainsi, si les auteurs du début des années 1990 signifiaient l’importance que tous les « déshérités » soient « pris en charge », à présent, on attend des

« démunis » qu’ils mettent « tout en œuvre » et puisent dans leurs « ressources » afin d’atteindre l’« autonomie durable130 ».

Cette façon de mettre l’accent sur l’autonomisation des usagers et des usagères révèle bien, selon nous, les « hantises » qui ont découlé de l’accroissement du phénomène d’exclusion dont on a vu qu’il a commencé à fortement préoccuper nos auteurs dès le milieu des années 1990. Dans un monde de plus en plus régi par la logique de réseau (Boltanski & Chiapello, 2011), celui qui cesserait désormais de les explorer semble alors identifié comme « à risque d’exclusion », précisément car n’étant plus apte à s’insérer dans de nouveaux projets et à tisser de nouveaux liens. Pour éviter telle infortune, qui risquerait de rendre les individus « inemployables », voire pire, « inactivables » (état de déchéance dans la cité connexionniste), les auteurs vont alors largement diffuser ces « nouveaux principes d’émancipation », alors reconnus comme allant dans le sens du respect d’autrui, de sa dignité, etc. On observe dès lors que l’ « assistance » est une notion qui, dès la fin des années 2000, disparaît131, pour laisser place à d’autres notions s’adossant à un bien commun connexionniste132. Notons également que si les auteurs des RA du CSP mettent l’accent sur l’importance que l’accompagnement puisse s’inscrire dans la durée, ceux des RA de l’HG soulignent, au contraire, que l’accompagnement des plus vulnérables doit permettre « un retour le plus rapide possible à

129 Dès 2008-2009, l’occurrence du mot « autonomie » est d’ailleurs très frappante (voir tableau annexe).

130 La fin des années 2000 marque un second « tournant lexicale » selon nous. En effet, on observe un accroissement d’« associations typiques » entre certain mot telle qu’ « autonomie durable » ; « projets innovants », « adaptation continue », etc. dont l’occurrence et tout à fait significative à partir des année 2010.

Cette manière d’associer des mots entre eux, et cela de façon répétitive, caractérise selon nous bien ce que nous qualifions de « langage managérial ». sociale, pas le nombre de ceux qui entrent » (èremagasin, 2012).

l’autonomie durable ».

Si nos institutions se sont toutes deux montrées soucieuses de faire en sorte de « mobiliser » les individus dans leur processus de retour (ou de renforcement) de leur autonomie, dans le cas de l’HG, on observe cependant que ce processus s’est davantage « institutionnalisé ». Plus concrètement, bien que le CSP, comme l’HG, développe des outils comme le contrat - dont la vocation est de permettre l’émancipation des individus, cela en les poussant à exercer leur droit à l’autodétermination - dans le cas de l’HG, nous l’avons dit, il s’agit d’un « formulaire standardisé » imposé à tous les bénéficiaires.

Par conséquent, on saisit que l’institutionnalisation de ce dispositif participe non plus seulement à

« promouvoir l’autonomie » en tant que principe juste et légitime, mais à l’ériger au rang de norme à laquelle chacune et chacun doit désormais se soumettre s’il/elle veut éviter d’être sanctionné.e (ici par le non versement du SI). Apparaît alors un élément aporétique : les nouvelles formes de relations de services promues par les auteurs, ainsi que le pouvoir donné à la « co-construction » (ici dans le cadre du CASI), ont pour but d’éviter des formes de domination institutionnelle133, pourtant, on remarque que ces nouveaux dispositifs (tels le CASI), ici amenés positivement par une nouvelle forme de management, restent bien des formes de coercition (quoique bien plus subtiles que dans le rapport patriarcal).