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Un mécanisme sans justification crédible 127

5   Une 'justice' privée 103

5.5   Une forme de coup d’État 119

5.5.6   Un mécanisme sans justification crédible 127

On peut même s’interroger sur la nécessité de protéger de façon spécifique et séparée les droits des multinationales.

À l’origine, un mécanisme de règlement des différends était intégré aux accords commerciaux pour pallier les carences des systèmes judiciaires des pays en développement dépourvus de système juridique fiable et rassurer les multinationales occidentales : garanties contre le risque d’expropriation arbitraire, elles étaient censées investir davantage 546, ce qui se discute d'ailleurs (cf. § 4.2).

Même si l’on acceptait de considérer que dans certains pays le système judiciaire n’est pas suffisamment développé pour offrir des garanties suffisantes de procédures équitables et efficaces, on peut se demander toutefois si l’introduction d’un système arbitral extraterritorial est bien la meilleure approche pour contribuer à une amélioration du fonctionnement de l’État en question – et surtout s’il répond aux besoins des populations locales 120. Cette approche contribue en fait à l’abdication de l’État de droit de l’ensemble des signataires d’un traité de libre-échange.

Au-delà, pourquoi donc intégrer un tel mécanisme à un traité entre des États de droit comme l’UE et le Canada ou l’UE et les États-Unis ? L’Union européenne, le Canada et les États-Unis ne passent pas précisément pour des zones de non-droit; ils disposent au contraire de systèmes juridictionnels indépendants et efficaces, qui s’appuient sur un droit positif qui offre toutes les garanties nécessaires à la protection de la propriété privée. Des systèmes de recours au-delà des frontières nationales existent en Europe pour des litiges touchant à la propriété privée, à savoir la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme qui ont compétence pour les pays membres de l’UE.

On peut d'ailleurs remarquer qu'aucun des principaux États membres de l'Union investissant aux États-Unis ou au Canada n'a négocié de traité bilatéral d'investissement avec l'un de ces pays, ni a fortiori de mécanisme de règlement des différends. Cela n'a pas empêché un flux important d'investissements. Les seuls États membres qui ont ratifié un traité d'investissement avec les États- Unis, voire avec le Canada, sont des pays d'Europe centrale et orientale qui l'ont fait dans une période troublée, avant d'intégrer l'UE et d'en respecter les règles.

Le porte-parole de la Direction générale du commerce de la Commission européenne, John Clancy, défend la nécessité d'un tel mécanisme dans le traité euro-étasunien (PTCI) : « le système américain ne permet pas aux entreprises d’invoquer des accords internationaux comme le PTCI comme un fondement juridique devant les tribunaux nationaux. Les entreprises européennes – et particulièrement les PME – ne pourront donc faire appliquer les termes de l’accord que par l’intermédiaire d’un système d’arbitrage international comme le mécanisme de règlement des différends investisseur-État » 129. Plutôt que de reconnaître les tribunaux légitimes et publics en Europe comme des instances pertinentes pour des procès si les entreprises multinationales étasuniennes veulent porter plainte (parce que par réciprocité les États-Unis seraient alors obligés de permettre aux entreprises europuniennes a d’attaquer les États-Unis devant des tribunaux publics étasuniens), les États-Unis exigent un système de 'justice' privé pour tous, qui accorderait aux entreprises des droits injustifiés 283.

Les défenseurs de ce mécanisme au sein des traités arguent aussi que « les multinationales n’ont pas confiance dans la justice des pays de l’Est, comme la Roumanie ou la Bulgarie », comme le suggère un vieux routard de l’arbitrage international. Délocaliser le règlement des conflits vers un groupe                                                                                                                

d'arbitrage privé permettra également, selon les entreprises, une plus grande neutralité dans les décisions, les juridictions nationales étant susceptibles d’être influencées par les États attaqués 546. Si la justice publique n’est jamais totalement indépendante du gouvernement et de la société où elle opère, que dire d’une 'justice' privée extraordinairement liée à des intérêts privés ? Au nom d’imperfections mineures de la justice publique, on en viendrait à accepter une 'justice' au service des plus riches, qui n’aurait de justice que le nom.

Dans une déclaration commune 219, un certain nombre d’organisations (notamment Attac 35, la CGT 120, l'AFL-CIO étasunienne et la Confédération européenne des syndicats) font observer qu'il n’y a nul besoin et qu'il n'y a aucune justification crédible à l’instauration de mécanismes de règlement des différends dans les traités de libre-échange en négociation. Les systèmes juridiques publics nationaux et internationaux existants sont largement suffisants pour protéger les multinationales, tandis que les groupes internationaux d'arbitrage privés n'offrent pas les garanties d'un droit juste et équitable et ne respectent pas les droits humains fondamentaux. Les accepter serait un retour en arrière, effaçant des aspects essentiels de la construction progressive d'un système juridique démocratique. Le syndicat allemand de la métallurgie IG Metall et la Fédération des syndicats britanniques (Trades Union Congress) se sont aussi prononcés contre ce mécanisme d'arbitrage 107. Dans son avis sur le traité euro-étasunien, le Comité européen des régions, l'assemblée consultative des représentants locaux et régionaux de l'UE, le juge lui aussi superflu et demande que les différends en matière d'investissements soient réglés devant les juridictions nationales 113.

Ces arguments ont amené plusieurs pays à exclure les chapitres sur l’investissement de leurs accords sur le commerce, ou à les retirer progressivement des accords existants.

La Bolivie, l'Équateur puis le Venezuela se sont retirés du CIRDI, l'organisme dépendant de la Banque

mondiale gérant la plupart des affaires : la Bolivie l'a décidé la première en dénonçant officiellement la Convention de Washington de 1965 (retrait notifié en mai 2007 au CIRDI, effectif à compter de

novembre 2007), suivie par l’Équateur (dénonciation notifiée en juillet 2009, effective en janvier 2010), puis par le Venezuela (dénonciation notifiée en janvier 2012, effective en juillet 2012). Et ces trois pays mettent fin à leurs traités bilatéraux d'investissement 77.

Depuis 2010, l’Afrique du Sud ne signe plus de nouveaux accords d’investissement, et a décidé de mettre fin à certains de ceux en vigueur. C’est ainsi que les traités avec l’Autriche (1996), la Belgique (1998), l’Allemagne (1995), les Pays-Bas (1995), l’Espagne (1998) et la Suisse (1995), qui incluaient tous une 'justice' privée, ont été dénoncés. De même, l’Équateur – qui est, avec l’Argentine, un des pays faisant l’objet du plus grand nombre de plaintes d’investisseurs sur le fondement d’un traité d'investissement et l’un des plus lourdement condamnés, n’a signé aucun traité depuis 2002, considérant que les traités étaient inutiles pour attirer des investissements et que la 'justice' privée qu’ils contenaient tous était contraire à son intérêt. Cet État a donc institué en 2013 une Commission « pour l’audit intégral citoyen des Traités de protection réciproque des investissements et du système d’arbitrage international en matière d’investissements » (CAITISA), afin d’examiner la légitimité, la

légalité et l’impact des traités d'investissement ainsi que la validité et la pertinence des sentences. Selon ses premières conclusions en décembre 2015, cette commission recommande de dénoncer les traités d'investissement et de les remplacer par une nouvelle génération, ce qui est en accord avec la Cour constitutionnelle qui a déclaré contraires à la constitution douze de ces traités, de 2010 à 2013. Enfin, en mars 2014, l’Indonésie a également annoncé vouloir mettre un terme à ses 67 traités d’investissement, en commençant par celui avec les Pays-Bas ; huit ont été dénoncés en 2015, et dix devraient l'être en 2016 175, 320, 527.

L’Australie, après avoir été favorable à l’instauration de mécanismes de règlement des différends dans les traités de commerce avec des pays en développement, s'y est déclarée opposée en 2011 pour tout traité de libre-échange, avant que le nouveau gouvernement ne revienne sur cette décision en 2013 et décide d'inclure ou non un mécanisme de ce type dans les traités de libre-échange 5, 488. Enfin le Brésil n'a signé aucun traité de libre-échange et n'est donc lié par aucun mécanisme d'arbitrage privé (hors celui de l'OMC).

D'après un sondage réalisé en septembre 2015, les Canadiens sont 61 % à se dire opposés à une telle disposition déjà présente dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), dont 33 % « très

opposés », contre seulement 20 % de favorables 191, 212.

De leur côté, les citoyens europuniens n'acceptent pas le principe d'un mécanisme d'arbitrage privé pour régler les différends des multinationales envers les États si l'on en croit les résultats de la consultation organisée par la Commission européenne 229 (cf. § 7.1.3) : voir les résultats en Annexe 7. Bien que la Commission n'aime pas les chiffres quand ils lui sont défavorables et n'en publie aucun, on peut estimer d'après son rapport que près de 99 % des 149 400 réponses sont défavorables à un tel mécanisme. Celui-ci est massivement rejeté par les citoyens de l'Union européenne et rejeté par la plupart des entreprises et notamment par les petites et moyennes entreprises. Les PME, comme le souligne le BVMW, le très puissant groupement allemand des moyennes entreprises qui représente 270 000 entreprises, l’épine dorsale de l’industrie allemande, n'ont ni les ressources financières ni le temps de se lancer dans un long arbitrage 89.

120 universitaires des différents domaines du droit provenant d'universités éminentes en Europe et dans le monde se sont exprimés contre le mécanisme d'arbitrage privé prévu dans le traité euro- étasunien. Leur argument est que « l'arbitrage investisseur-État donne des avantages structurels injustifiés aux investisseurs étrangers et risque de fausser le marché aux dépends des entreprises nationales » 107. Aux États-Unis, 135 professeurs de droit ont écrit au Congrès et à l'administration d'Obama pour s'opposer à l'insertion d'un mécanisme de règlement des différends dans le traité euro- étasunien et dans l'accord de partenariat transpacifique 22. Ils écrivent : « il est fondamental pour notre démocratie que notre système judiciaire traite chacun également, quels que soient ses moyens et son pouvoir ». Selon eux, « le mécanisme de règlement des différends investisseurs-État menace la souveraineté nationale en donnant le pouvoir aux entreprises étrangères de court-circuiter le système judiciaire national et de faire respecter par un système privé les modalités d'un accord commercial. Cela affaiblit l'État de droit en éliminant les garanties procédurales du système judiciaire et en instaurant un système d'arbitrage irresponsable et non révisable. » En Allemagne, le DRB (Deutsche Richterbund), l'Association des magistrats allemands qui regroupe 16 000 des 24 000 juges et procureurs allemands, estime dans un avis de février 2016 que le classique mécanisme de règlement des différends comme le Système juridictionnel des investissements que propose la Commission européenne (cf. § 5.6) « n'ont aucune base légale et ne répondent à aucune nécessité ». Il ajoute, comme l'Association européenne des magistrats, que l'hypothèse que les investisseurs étrangers ne jouiraient pas actuellement d'une « protection judiciaire effective » n'a aucune « base factuelle » 7, 203, 360.

Des fédérations européennes d'associations d'intérêt général comme le Bureau européen de l'environnement (BEE), le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) ou le Réseau

européen des droits numériques (European Digital Rights initiative ou EDRi) ont exprimé un refus

des plus vigoureux de ce mécanisme dans le traité euro-étasunien 107.

Seuls les multinationales et les syndicats patronaux sont favorables à ce mécanisme, ce qui n'est guère étonnant puisqu'ils ont eux-mêmes mis au point, avec la Commission européenne et les gouvernements des États-Unis et du Canada, les projets de traité euro-étasunien et euro-canadien et leurs mécanismes d'arbitrage privés.

Pour l'Expert indépendant des Nations Unies pour la promotion d'un ordre international démocratique et équitable, le juriste étasunien Alfred-Maurice de Zayas, « le plus inquiétant, ce sont les arbitrages privés, qui sont des tentatives d'échapper aux juridiction nationales et de court-circuiter l'obligation qu'ont tous les États de s'assurer que toutes les affaires judiciaires soient jugées par des tribunaux indépendants qui sont publics, transparents, responsables et susceptibles d'appel » a. Il appelle donc à                                                                                                                

a « Most worrisome are the ISDS arbitrations, which constitute an attempt to escape the jurisdiction of

national courts and bypass the obligation of all states to ensure that all legal cases are tried before independent tribunals that are public, transparent, accountable and appealable. »

ce que ce type de mécanisme soit exclu de tout futur accord de libre-échange 46, 328.