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Des améliorations envisagées marginales 130

5   Une 'justice' privée 103

5.6   Des améliorations envisagées marginales 130

Face à cette avalanche de critiques, le monde politique a commencé à se poser quelques questions et à faire quelques propositions.

Le Sénat français a ainsi adopté à l'unanimité le 3 février 2015 une résolution européenne 483 présentée par le sénateur Michel Billout. Cette résolution appelle à une révision du projet d'accord négocié avec le Canada pour améliorer la procédure arbitrale (transparence, appel…), plaide pour un mécanisme interétatique comme celui de l'OMC, ou à défaut pour « retirer de ce projet d'accord tout mécanisme d'arbitrage privé pour régler les différends entre investisseurs et États ». Bien d'autres institutions publiques se sont prononcées contre le mécanisme d'arbitrage privé, comme la Commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, le gouvernement et le parlement de Bavière aux mains des conservateurs (Bayerische Staatsregierung & Bayerischer Landtag) et l'Association autrichienne des municipalités (Österreichischer Städtebund) qui représente les intérêts de 252 collectivités locales en Autriche 107.

La Commission a alors publié en mai 2015 un document de réflexion selon lequel les traités avec le Canada (version de 2014) et avec Singapour auraient intégré les améliorations suivantes 233 :

- Est affirmé dans leurs préambules le droit des États « de réglementer sur leur territoire respectif et de conserver la latitude nécessaire pour réaliser les objectifs légitimes de leur politique, tels que la protection de la santé publique, de la sécurité, de l’environnement et des bonnes mœurs ainsi que la promotion et la protection de la diversité culturelle ». Malheureusement, les préambules des traités internationaux ne sont pas contraignants. De plus, la question n'est pas là, mais dans le droit des multinationales à se faire indemniser pour leur pertes de profits réels ou escomptés en raison d'une règlementation.

- Les notions de « traitement juste et équitable » et d' « expropriation indirecte » seraient précisées en annexe des traités. Ces précisions n'ont cependant pas été jugées suffisantes par nombre d'organismes des plus sérieux comme on l'a vu plus haut.

- L'inclusion d'interprétations contraignantes. Cependant quel mécanisme obligerait les arbitres privés à suivre ces interprétations ? L'ALENA comportait déjà des interprétations contraignantes,

mais cela n'a pas empêché les arbitres privés d'interpréter à leur manière nombre de concepts 544. - Un code de conduite pour les arbitres privés. C'est pour Gus Van Harten, juriste à l'Université de

York au Canada et spécialiste de l'arbitrage international, une réponse extraordinairement faible aux problèmes fondamentaux de l'indépendance et de l'impartialité du mécanisme. Cela ne remplace pas les dispositifs institutionnels de protection que sont la sécurité d'emploi et d'occupation de son poste, un salaire fixe, une méthode objective de répartition des affaires, ou l'interdiction d'être arbitre et avocat 544.

Le document fait ensuite des propositions susceptibles d'améliorer les traités :

- Ajouter un article affirmant le droit des gouvernements à prendre des mesures en vue d'objectifs de politique publique légitime. Mais, la légitimité d’une mesure relevant du jugement collectif d’une société et de ses représentants élus, les mesures prises par les autorités publiques sont légitimes car issues d'un processus démocratique. Donc soit les groupes d'arbitrage privés ne peuvent s'opposer à aucune décision publique – et n'ont donc plus d'objet, soit la légitimité des mesures gouvernementales sera soumise à interprétation par les arbitres comme c'est le cas aujourd'hui – et ce seront les arbitres privés qui décideront quelles mesures sont légitimes et lesquelles sont illégitimes et condamnables.

- Exiger des arbitres certaines qualifications. Interdire les conflits d'intérêts des arbitres ; mais ces conflits seront jugés par les exécutifs des États et non par la justice 544.

- Prévoir la possibilité d'un appel.

- Exclure la possibilité pour une même affaire de porter plainte devant la justice publique et de s'adresser à un groupe d'arbitrage privé. Les multinationales bénéficient donc toujours d'un privilège à nul autre égalé dans le droit international. Aucun justiciable n’a le droit de choisir la juridiction qui lui sera la plus favorable. Les recours nationaux doivent être épuisés pour que puisse être invoquée une instance judiciaire internationale.

- Préciser que l'application du droit national n'est pas de la compétence d'un groupe d'arbitres. - Préciser que l'interprétation du droit national par un groupe d'arbitres ne lie pas les cours de

justice publique.

- À terme instaurer une cour permanente comme instance internationale autonome ou intégrée à une organisation multilatérale.

Ces propositions de la Commission européenne sont jugées insuffisantes pour satisfaire les critères minimaux d'indépendance, d'équité, d'ouverture, de subsidiarité et d'équilibre par Gus Van Harten dans une analyse très argumentée544. Plusieurs organisations citoyennes font la même analyse, comme le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) 76 ou la Confédération européenne

des syndicats 220.

Finalement la Commission européenne a présenté officiellement aux États-Unis et publié le 12 novembre 2015 une proposition pour le chapitre "investissement" du traité euro-étasunien, proposant un mécanisme assez différent de règlement des différends intitulé « système juridictionnel des investissements » (Investment Court System) 235. Ce système serait composé d’un tribunal de première instance et d’une cour d’appel avec respectivement quinze et six juges nommés pour six à douze ans, un tiers étant de nationalité étasunienne, un tiers de l'UE et le dernier tiers d'autres nationalités. Il est souhaitable que ces juges aient une expérience en investissement international, en commerce international, et en règlement des différends dans le cadre des traités d'investissement ou de commerce : cela ressemble étrangement aux compétences des arbitres privés. Ce seront en fait les mêmes personnes qui officiaient en tant qu’arbitres dans le passé qui seront nommés pour faire partie de ce groupe de juges. Ces juges seraient nommés par le Comité des services et de l'investissement interne au traité euro-étasunien, c'est à dire par la Direction générale du commerce de la Commission européenne et le Département étasunien du commerce, donc par des administrations très liées aux multinationales. L’assurance de leur comportement éthique relève en réalité de leur seule autorégulation : ils devront déclarer leurs éventuelles affiliations et intérêts externes, seront seulement incités à ne pas cumuler leur activité d’arbitre avec d’autres fonctions, sans qu’un contrôle sérieux par un organe public totalement indépendant ne soit organisé pour y veiller, et éventuellement sanctionner les manquements. On est donc très loin d'une justice indépendante des exécutifs et des intérêts privés.

Ce systèmene pourrait pas contester la restructuration des dettes publiques, et la proposition de la Commission limite à des cas précis la capacité des multinationales à saisir la juridiction ; mais l'absence des garanties qu'offre un système judiciaire public – notamment la soumission des juges à l'autorité hiérarchique de la magistrature qui garantit le respect des principes du droit – ne permet pas de garantir le respect de ces limites.

En outre, le projet n'est pas clair du tout quant au droit des États à légiférer : un article a affirme que cela ne doit pas affecter le droit des gouvernements à légiférer pour des objectifs politiques légitimes comme la santé, l'environnement, etc. Très bien. Mais un autre article b n'admet de limitation de la propriété et du droit espéré au profit (définis comme une expropriation) que si c'est pour un objectif                                                                                                                

a Chapitre II, section 2, article 2-1.

public, dans le cadre du droit, de manière non discriminatoire et contre une compensation monétaire effective et appropriée. La décision de l'Allemagne de fermer des centrales nucléaires ne rentre pas dans cette exception car elle ne s'accompagne pas d'un dédommagement : Vattenfall gagnerait donc son procès (cf. § 5.3.2). Enfin un troisième article a rappelle que des mesures non discriminatoires visant des objectifs politiques légitimes comme la santé, l'environnement, etc. ne constituent pas une limitation de la propriété et du droit espéré au profit, sauf si elles sont manifestement excessives. Ce serait donc aux juges d'estimer qu'une loi votée par les représentants du peuple est manifestement excessive. Les contradictions internes au texte quant au droit des États de légiférer donnera le pouvoir aux juges d'interpréter à leur manière ce droit face aux prétentions des multinationales.

On note donc quelques améliorations, mais cette cour de justice resterait exclusivement accessible aux entreprises étrangères qui seraient ainsi privilégiées par rapport aux entreprises strictement nationales, aux populations et aux pouvoirs publics. Elles auraient en outre le privilège de pouvoir poursuivre un État devant la justice nationale ou devant cette cour spécifique. Cette cour spécifique jugerait selon le droit commercial tel qu’il est inscrit dans les traités de libre-échange, c’est à dire un droit au service des multinationales, et non selon le droit social ou environnemental par exemple, qui resteraient ignorés.

La Commission prévoit de substituer ce système juridictionnel à tous les mécanismes de règlement des différends prévus dans les traités de libre-échange dont l'une des parties appartient à l'Union européenne. Il a ainsi été intégré à la version finale du traité euro-canadien publiée en février 2016, mais pas à la dernière version du traité euro-vietnanien paraphé en janvier 2016 248. Cependant quelques modifications ont été apportées dans le traité euro-canadien, par exemple :

- Alors que, dans la proposition européenne présentée dans le cadre du traité euro-étasunien, le tribunal d’appel est directement opérationnel, dans le traité euro-canadien, une décision du comité mixte du traité est nécessaire pour le rendre opérationnel, touchant notamment aux procédures pour l’introduction et la conduite des appels ou à la rémunération de ses membres b. De plus, ce tribunal d'appel présente une faiblesse majeure : la possibilité qu’un avis négatif du tribunal d’appel soit juridiquement contraignant pour le tribunal de première instance n’est pas compatible avec la convention de Washington qui stipule qu’une sentence est définitive c. Or le traité euro-canadien fait de fréquents renvois à cette convention et stipule d que parmi les systèmes de règles d’arbitrage en vertu desquels une plainte peut être valablement soumise au tribunal de première instance figure cette convention de Washington 175.

- Le fait pour un État de légiférer et que cela entraîne pour une multinationale une perte de profits réels ou espérés ne peut donner lieu à une plainte pour violation du traitement juste et équitable ou pour expropriation sans indemnisation e. Mais cette avancée est limitée et est sujette à interprétations (cf. § 5.4.1).

Les aménagements proposés ne purgent pas le système de son vice fondamental, qui consiste à conforter une catégorie de « super-justiciables » profitant d’un droit et de dispositifs de règlement des litiges spécifiquement dédiés à leurs objectifs propres. Rappelons que dans un état de droit, nul ne peut choisir son juge ni le droit qui lui est applicable, que l’égalité de tous devant la loi est une garantie fondamentale de la démocratie et que celle-ci ne saurait admettre de privilège de juridiction. Un état de droit démocratique ne saurait consentir, non plus, à ce que certains, fussent-ils des entreprises transnationales, ne se voient accorder le privilège d’être déliés du droit commun s’imposant à tous pour bénéficier d’un système normatif entièrement tourné vers la satisfaction de leurs intérêts, comme le rappelle la secrétaire du Syndicat de la magistrature 550.

                                                                                                               

a Chapitre II, section 2, Annexe I, article 3. b Articles 8.28-3 et 7.

c Article 54. d Article 8.23-2-a. e Article 8.9.

Dans son avis sur l'Accord sur le commerce des services, le Comité européen des régions exige que les contestations juridiques touchant au respect de ce traité soient portées devant les juridictions publiques dans le lieu où sont établies les collectivités publiques attaquées, qu'elles soient menées dans leur langue et selon le régime juridique en vigueur dans leur pays et qu'elles puissent faire l'objet d'un appel. Pour le Comité, aucun mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États n'est souhaitable. Il s'oppose donc clairement aux groupes d'arbitres privés comme au mécanisme révisé que propose la Commission 114.

L'Association européenne des magistrats estime que l'indépendance des juges n'est pas du tout garantie par cette proposition de la Commission, tandis que l'Association des magistrats allemands (DRB) s'oppose comme on l'a vu au Système juridictionnel des investissements et estime que ce système permettrait aux entreprises de poursuivre unilatéralement les gouvernements pour toute décision qu'elles considèrent comme une menace 7, 203, 360. Trente-et-une organisations françaises parmi lesquelles le Syndicat de la magistrature, la Fondation Nicolas Hulot ou la Ligue des droits de l'homme estiment dans une déclaration commune que la proposition de la Commission ne comble pas les failles du dispositif initial 140.

Auditionné par la commission des affaires légales et des droits de l’homme du Conseil de l’Europe le 19 avril 2016, Alfred-Maurice de Zayas, l’expert indépendant auprès de l'ONU sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable a estimé que le système juridictionnel des investissements proposé pour le traité euro-étasunien est un « zombie » du mécanisme de règlement des différends investisseur-État, « qui souffre des mêmes défaillances fondamentales » 46.

Certains doutent même de la volonté réelle de la Commission européenne de modifier vraiment le mécanisme de règlement des différents dans le cadre du traité euro-étasunien entre autres. Elle a en effet elle-même proposé les articles qui concernent ce mécanisme dans le mandat qui lui a été confié ; c’est aussi la Commission qui a introduit ce mécanisme dans son mandat pour la négociation du traité euro-canadien alors qu’il ne s’y trouvait pas au départ et qu’elle a fait de même pour le projet d’Accord sur le commerce des services 51.

On peut aussi douter de la position réelle de la France et de l'Allemagne qui se déclarent officiellement hostile aux groupes d'arbitrage privés, mais qui se sont associés à l'Autriche, la Finlande et aux Pays-Bas pour proposer le 7 avril 2016 au Comité de politiques commerciales du Conseil de l’UE une institutionnalisation de ces groupes d'arbitrage au sein de l'Union, suivant une proposition très semblable de l’organisation patronale BusinessEurope. Cette proposition étendrait à toute l'Union les privilèges que les multinationales ont obtenus par le biais des traités bilatéraux d'investissement ratifiés par les pays devenus tardivement membres de l'UE 13.