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Condamnations dans le cadre de l'Accord nord-­‐américain (A LENA ) 112

5   Une 'justice' privée 103

5.3   Nombreux exemples de condamnation d’États 107

5.3.3   Condamnations dans le cadre de l'Accord nord-­‐américain (A LENA ) 112

Globalement l'ALENA a permis aux multinationales d'attaquer 77 fois un gouvernement nord-

américain. Le Canada est le plus attaqué (35 fois), suivi du Mexique (22 fois) et des États-Unis (20 fois). Mais, rapporté à la taille de leurs économies, le Mexique a été attaqué quinze fois plus que les États-Unis, le Canada seize fois (cf. Tableau 6). Les entreprises étasuniennes attaquent trois fois plus que les entreprises canadiennes. Elles attaquent deux fois plus le Canada que les entreprises canadiennes n'attaquent les États-Unis ; elles attaquent dix fois plus le Mexique que les entreprises mexicaines n'attaquent les États-Unis. Entre le Mexique et le Canada, il n'y a eu que deux réclamations, une de chaque côté. Parmi toutes ces affaires, 37 sont terminées, pour deux d'entre elles le résultat n'a pas été publié. Les gouvernements canadien et mexicain ont perdu respectivement six et cinq procès, soit 46 % des cas connus. Les États-Unis n'ont perdu aucun de leurs onze procès 488. D'ailleurs, jamais dans leur histoire les États-Unis n’ont perdu un procès dans le cadre d’un arbitrage privé avec une multinationale, d'après le sous-secrétaire étasunien au commerce Stefan Selig 516. Les États-Unis et ses entreprises sont donc les grands gagnants. On peut avancer deux raisons de fond à cet avantage pour les États-Unis : d'une part sa puissance économique, politique et militaire, d'autre part la proximité de la philosophie des traités de libre-échange avec la conception étasunienne des affaires publiques. Celles-ci sont en effet très judiciarisées, contrairement au Canada et à l'Europe, où l'État joue un plus grand rôle et surtout un rôle a priori.

Combien ont coûté toutes ces procédures aux États ? Le Canada a été forcé de verser au total 171 millions de dollars canadiens (120 millions d’euros) de compensations, sans compter un minimum de 50 millions d'euros de frais de procédure 486, 488.

Le Mexique a dû débourser encore plus : 204 millions de dollars (180 millions d'euros). Dans l'un des arbitrages, le groupe américain Cargill a fait payer en 2004 91 millions de dollars (83 millions d’euros) au Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une nouvelle taxe sur les sodas 456.

En mars 2015, un groupe d'arbitrage de l'ALENA a décidé que le Canada avait enfreint le traité

lorsqu'il a décidé d'abandonner un projet de méga carrière sur la côte de Nouvelle-Écosse, en suivant les conclusions d'un panel d'évaluation fédéral et provincial qui avait mené une étude d'impact environnemental. Plutôt que de contester la décision du Canada devant les tribunaux canadiens, l'investisseur étasunien Bilcon a utilisé le mécanisme de règlement des différends investisseur-État de l'ALENA et a gagné. Il demande maintenant 300 millions de dollars canadiens (200 millions €). Le

seul arbitre qui a voté contre cette décision l'a qualifiée « de remarquable retour en arrière » de la protection de l'environnement au Canada 380.

Plusieurs affaires sont en cours, et notamment au Canada. Ce dernier fait face actuellement à huit plaintes en vertu d’un mécanisme de règlement des différends, remettant en cause une grande variété

de décisions gouvernementales qui diminueraient la valeur d’investissements étrangers. Les attaques portent notamment sur un moratoire sur la fracturation hydraulique sous le fleuve Saint-Laurent décidé par le gouvernement de la province du Québec, sur un moratoire des éoliennes en mer sur le lac Ontario, pris dans le cadre de la loi sur les énergies vertes de l’Ontario qui pousse à l’adoption rapide des énergies renouvelables, et sur la décision d’une cour fédérale canadienne d’invalider un brevet pharmaceutique jugé pas assez innovant ou utile. En tout, ces entreprises étrangères demandent plusieurs milliards de dollars de dédommagement au gouvernement canadien 486. Nous détaillons ci-dessous la première et la dernière de ces affaires.

La compagnie minière canadienne Lone Pine Resources Inc. utilise sa filiale aux États-Unis pour poursuivre le gouvernement québécois en vertu du chapitre 11 de l'ALENA et lui réclamer 250

millions de dollars canadiens (170 millions d’euros) de dédommagement pour l'instauration d'un moratoire interdisant l'utilisation de la fracturation hydraulique et l’exploration du gaz de schiste sous le Saint-Laurent en raison de préoccupations environnementales. La société prétend que le moratoire sur la fracturation hydraulique annule « arbitrairement » des permis déjà accordés, est une « révocation arbitraire, capricieuse et illégale de [son] précieux droit d’extraire du pétrole et du gaz », et qu’il « l’exproprie indirectement de ses opportunités d’investissement ». Elle affirme également que le gouvernement a agi « sans fondement d’utilité publique », et décrit le moratoire comme un « geste administratif capricieux qui n’avait pour objet que des motifs purement politiques, soit exactement ce contre quoi les droits de l’ALENA doivent protéger les investisseurs » 295, 438, 488.

La justice canadienne ayant invalidé deux de ses brevets pour manque d’efficacité, le laboratoire pharmaceutique étasunien Eli Lilly estime cette décision injuste et réclame 500 millions de dollars canadiens (340 millions d’euros) de compensation pour ses profits gâchés. Pour l’ONG étasunienne Public Citizen (créée par Ralph Nader en 1971), au mépris des choix démocratiques opérés par les Canadiens, Eli Lilly tente d’utiliser un groupe d'arbitres privés pour détruire le système canadien de validation des brevets, qui rend notamment certains médicaments plus abordables 488, 546.

Enfin, le 6 novembre 2015, Barack Obama a annoncé l’abandon de la construction de l’oléoduc Keystone XL. Porté par le consortium TransCanada, ce long oléoduc de 1 900 kilomètres devait transporter le pétrole issu des champs de sables bitumineux de l’Alberta canadien jusque dans le Golfe du Mexique. Deux mois après cette décision, l’entreprise canadienne TransCanada annonce son intention de poursuivre l’État fédéral étasunien devant un tribunal arbitral et réclame 15 milliards de dollars (14 milliards d'euros) de compensation. L’entreprise soutient que le rejet du projet est « arbitraire et injustifié » et contrevient aux obligations de l'ALENA 123.

On trouvera de nombreux autres cas de condamnation du Canada dans le rapport de Maud Barlow sur les enseignements que les Européens devraient tirer de l'expérience du Canada en matière de traités de libre-échange 49.

5.4 'Justice'  privée  dans  les  projets  de  traités  de  libre-­‐échange  

La nouveauté introduite notamment par le traité euro-canadien, le traité euro-étasunien et l’Accord de partenariat transpacifique, par rapport aux règles de l'OMC, est que ces derniers permettraient aux multinationales de poursuivre en leur nom propre un pays signataire dont la politique serait un « obstacle au commerce », c'est-à-dire un obstacle aux profits, comme c'est déjà le cas dans le traité nord-américain comme nous venons de le voir.

5.4.1 'Justice'  privée  dans  le  traité  euro-­‐canadien  

montre que l’UE a accepté de déléguer une partie de sa justice à des groupes d'arbitrage privés. La première version du traité publiée en septembre 2014 comportait un mécanisme classique de règlement des différends correspondant au mandat donné à la Commission européenne par les États membres. Ce mécanisme comportait quelques avancées mineures, notamment quant à l'obligation de transparence selon les règles de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Une autre avancée était que les frais d'arbitrage et d'avocat étaient à la charge de la partie déboutée, sauf exception. En outre, le traité interdisait à un plaignant de porter plainte devant une juridiction nationale pendant et après sa plainte devant un groupe d'arbitrage privé, mais il permettait de porter plainte devant un groupe d'arbitres privés après le jugement d'un tribunal public a. On sait par ailleurs que les gouvernements de l’Union européenne ont refusé lors des négociations la proposition canadienne d’exclure clairement les questions de propriété intellectuelle du champ du mécanisme de règlement des différends prévu 546.

Ce projet a été fort critiqué par le gouvernement allemand, notamment sous la pression de syndicats et d'associations 279, 221, 373 ; mais aussi par par les parlementaires européens 370, l'Assemblée nationale française dans une résolution du 23 novembre 2014 affirmant son opposition « à tout mécanisme d’arbitrage des différends entre les États et les investisseurs » 32, le chancelier fédéral d'Autriche, ou le secrétaire d'État hongrois aux Affaires étrangères 379, 433. Puis la consultation publique de la Commission a mis en évidence le refus quasi unanime des groupes d'arbitrage privés du traité euro- étasunien de la part des citoyens, des organisations et de la plupart des entrepreneurs.

b Ces oppositions ont amené le gouvernement français a faire en juin 2015 des propositions pour améliorer le mécanisme et le rendre acceptable selon lui 385. Ces propositions ont été en grande partie reprises dans la proposition officielle de la Commission européenne d'un Système juridictionnel des investissements (cf. § 5.6) qui a finalement été intégré à la version finale du traité euro-canadien publiée en février 2016 sous le nom de « tribunal » et de « tribunal d'appel » après quelques modifications c.

L'une de ces modifications est importante : l'article 8.9 énonce qu'une réglementation – notamment « dans le domaine de la protection de la santé publique, de la sécurité, de l’environnement ou de la moralité publique, de la protection sociale ou des consommateurs, ou de la promotion et de la protection de la diversité culturelle » – qui a « des effets défavorables sur un investissement ou interfère avec les attentes d’un investisseur, y compris ses attentes de profit » ne peut faire l'objet d'une plainte devant la justice privée pour violation du « traitement juste et équitable » ou du droit à ne pas être exproprié (directement ou indirectement) sans une indemnisation « prompte, adéquate et effective ». Les décisions des États ne pourraient donc pas être remises en cause au seul motif qu'elles                                                                                                                

a Article 8.22-1-g de la version de février 2016 du traité euro-canadien.

b http://saint-andre-d-olerargues.com/wpdossier/wp-content/uploads/2014/08/Vautour3.jpg c Articles 8.18 à 8.45.

réduisent les chances de profits d'une multinationale.

Cependant cela ne concerne ni le traitement national ni le traitement de la nation la plus favorisée, mais seulement le traitement juste et équitable et le droit à ne pas être exproprié. Cela pourrait permettre à une multinationale de porter plainte contre une décision publique formellement motivée par la santé publique, l'environnement, etc. au motif que cette décision ne respecte pas l'égalité entre entreprises et vise la multinationale en particulier (traitement national ou de la nation la plus favorisée) ; cela serait tout particulièrement vrai pour une multinationale localement en position de monopole, qui pourrait facilement arguer que la santé publique, l'environnement, etc. n'est qu'un prétexte et qu'il n'y a qu'elle qui est visée par la décision.

Par ailleurs, il pourrait y avoir contradiction entre différents articles (8.9 et 8.10 par exemple). Dans la mesure où il est indiqué que la Convention de Vienne sur le droit des traités s'applique a, l'interprétation devra être faite de bonne foi. En cas de difficulté pour établir la volonté des Parties en cas de dispositions contradictoires, il faut rechercher leur volonté. Leur volonté étant clairement de protéger l'investissement, la crainte peut être que des décisions publiques soient remises en cause, non pas frontalement, mais en ce qu'elles ne permettent pas l'application du principe du traitement juste et équitable par exemple. Et ce seront finalement les arbitres du tribunal qui trancheront, dans les conditions de conflit d'intérêts habituels.

Enfin, en cas d'ambiguïté, le Comité mixte du traité peut être saisi b. Ce comité sera issu de la DG commerce de la Commission européenne et du ministère canadien du commerce. Ces organismes sont très proches des milieux d'affaires et sont responsables du commerce international qu'ils favorisent habituellement ; ils ne se préoccupent guère des préoccupations sanitaires, environnementales ou autres qui motivent les décisions publiques attaquées, qui pèseront donc peu face aux intérêts des multinationales que ces organismes défendent.

Donc si l'article 8.9 est une avancée effective, elle est limitée et ouvre la porte à des interprétations du traité faites par des arbitres (voire les membres du Comité mixte) fondamentalement favorables au droit des multinationales. Ces interprétations pourraient donc limiter fortement l'impact de cet article 8.9.

Un tel mécanisme inclus dans le traité euro-canadien serait ouvert à toutes les entreprises légalement inscrites au Canada. Or, 81 % des entreprises étasuniennes qui ont une filiale dans l'UE ont aussi une filiale au Canada, soit près de 42 000 entreprises 457. Chacune de ces 42 000 entreprises pourrait donc attaquer un État membre de l'Union à partir de sa filiale canadienne en vertu du seul traité euro- canadien, dans la mesure où elle a des activités commerciales substantielles au Canada c, ce qui est généralement le cas. En parallèle, on estime à 47 000 le nombre d'entreprises étasuniennes qui gagneraient le droit d'attaquer un État membre de l'Union par le biais du traité euro-étasunien. C'est dire que le traité avec le Canada aurait presque les mêmes effets que le traité avec les États-Unis en termes d'arbitrage privé.

Le traité euro-canadien pourrait être appliqué provisoirement pour les chapitres de l'accord qui relèvent des compétences communautaires. Il contient une disposition inquiétante à cet égard : l'article 30.8-4 dispose que des entreprises (canadiennes ou europuniennes) pourront attaquer des États (européens ou canadien) devant ce tribunal pour des faits survenus dans les trois ans suivant la fin de l'application provisoire, même si l'accord n'est finalement pas ratifié. Cela signifie en outre que l'organisation de la justice par le biais de ce tribunal serait de compétence communautaire, ce qui est assez surprenant. En effet, la justice est de compétence partagée entre l'UE et les États membres selon les traités européens d et un tribunalappartient incontestablement au domaine judiciaire.

                                                                                                                a Article 8.31-1.

b Articles 8.10-3 et 8.31-3.

c Selon la définition d'un investisseur à l'article 8.1 du traité euro-canadien. d Article 4-2-j du Traité sur le fonctionnement de l'UE.

5.4.2 'Justice'  privée  dans  le  traité  euro-­‐étasunien  

L'un des trois objectifs du traité euro-étasunien est de permettre aux sociétés privées d’attaquer les législations, les réglementations et les décisions des États et des autres collectivités publiques quand ces sociétés considèrent qu’il s’agit d’obstacles inutiles au commerce, à la concurrence, à l’accès aux marchés publics, à l’investissement et aux activités de service. Elles pourront le faire devant un groupe d'arbitrage privé.

Le mandat de négociation de la Commission européenne indique qu'en cas de conflit sur une norme, un règlement ou une loi entre une société privée et le pouvoir public en cause – État, Région, département, commune – on aura recours à un mécanisme de règlement des différents, c'est-à-dire à un groupe d'arbitrage privé (article 23 pour les investissements, 32 pour les normes sociales et environnementales et 45 pour l’ensemble du traité).

Face aux nombreuses oppositions à ce mécanisme, la Commission européenne a fait en novembre 2015 la proposition officielle d'un « système juridictionnel des investissements » (Investment Court System) comme nous le verrons au § 5.6. Cette proposition n'est cependant pas acceptée par la partie étasunienne à ce jour.

a

5.4.3 'Justice'  privée  dans  les  traités  euro-­‐africains  

Dans les projets de traités euro-africains, aucun mécanisme de règlement des différends investisseurs- États ne semble avoir été mis en place. Il existe seulement un mécanisme de règlement des différends « entre les parties », en tous points semblable apparemment à ce qui existe à l'OMC. Ici, les parties seraient l’Union européenne, voire ses États membres, et les États africains 74. Comme à l'OMC, si une multinationale ayant une filiale dans l'UE s’estimait lésée, elle saisirait l’Union ou un État membre, qui mettrait en branle ce groupe d'arbitrage privé s’imposant aux États.

b                                                                                                                

a www.gazogène.com/wp-content/uploads/2014/05/Tafta.jpg b http://modele-dac.net/libre-echange-anim.gif

5.4.4 'Justice'  privée  dans  l'Accord  sur  le  commerce  des  services  (ACS)  

Les représentants des entreprises demandaient que l’Accord sur le commerce des services inclue un mécanisme de règlement des différends. Le mandat de négociation du traité donné à la Commission européenne par les vingt-sept représentants des États membres en mars 2013 le demande donc explicitement en son article 8. La Suisse a aussi rédigé une proposition en ce sens en avril 2013 503. Cela apparaît enfin clairement dans une partie fuitée du traité : un échantillonnage des dispositions de l’annexe fuitée de l’ACS sur les services financiers 566 montre que les gouvernements qui adhèreront à l’ACS seront exposés à des poursuites s’ils adoptent des mesures pour empêcher ou pour réagir à une autre crise financière 348.

5.4.5 'Justice'  privée  dans  le  traité  transpacifique  (APTP)  

L'Accord de partenariat transpacifique prévoit un mécanisme de règlement des différends tout à fait similaire à celui qui existe déjà dans les traités d'investissement et en particulier dans le traité de libre-échange nord-américain (ALENA), en l'étendant à nombre de pays. Il place chaque

multinationale au même rang qu'un gouvernement élu et donne plus de droits à une multinationale qu'à une entreprise nationale. Aucune instance d'appel n'est prévue. Les États, même s'ils gagnent l'arbitrage, pourront se voir obligés de payer les frais de justice 460. Pour le traité euro-étasunien, il y a donc peu de chances que les États-Unis admettent le Système juridictionnel des investissements proposé par l'UE, qui est quelque peu différent.