Envisager le tournant durable du périurbain
Chapitre 1 : Enjeux contextuels et définitionnels du périurbain durable
4. Les systèmes de production de l’habitat périurbain
4.2. Un jeu d’acteurs complexe en recomposition
Dès lors que l'on s'intéresse aux modes de production de l'habitat individuel périurbain, on se plonge dans un système complexe de relations et de négociations étudié dans un premier temps, par des auteurs marxistes sous l'angle du jeu d'acteurs. Christian Topalov se penche en 1974 sur l'origine et les évolutions de la profession de promoteur immobilier à l'après-‐guerre (Topalov, 1974), tandis qu'André Lipietz aborde l'organisation générale de la production du logement (Lipietz, 1974).
27 GI Bill (1944), Concours International de la Maison Individuelle lancé par le Ministère de l'Equipement (1969), Prêt aidé à l'Accession à la Propriété (1966) remplacé en 1995 par le Prêt à Taux Zéro (PTZ). 28 Interstate Highway Act, (1956).
29 « Au travers notamment de toutes les formes de réglementation et d'aide financière destinées à favoriser telle ou telle des manières de réaliser les goûts en matière de logement, aides aux constructeurs ou aux particuliers, […] l'État […] contribue très fortement à produire l'état du marché de logements » (Bourdieu, 2000, p. 29).
À la même époque, Harvey Molotch observe la désindustrialisation de l'économie américaine et la progressive suburbanization du tertiaire, caractérisée par des politiques publiques tournées vers l’immobilier et le développement de la propriété privée (Molotch, 1976). Contrairement à la France et bien que la « machine économique » du périurbain soit dominée par des grands promoteurs internationaux (Callen, 2011), des acteurs organisés issus de la société civile sont progressivement venus s'imposer dans le paysage de la production périurbaine américaine (Schmitz, 2004). Les bouleversements politiques entraînés par ces dynamiques (Banfield, Wilson, 1963) ont permis une certaine continuité des études sur les jeux d'acteurs (Molotch, 1976 ; Barton, Silverman, 1994 ; Davis, 2006 ; McKenzie, 2006) tandis qu'en France, il faut attendre les travaux de Julie Pollard, puis de Delphine Callen trente ans plus tard, pour que de nouvelles études viennent éclairer les pratiques (Pollard, 2009 ; Callen, 2011).
Ainsi, bien que le rôle du promoteur soit incontournable dans la production des ensembles pavillonnaires périurbains français (Callen, 2011), le « marché » de l'étalement urbain compte, selon T. Vilmin (2012), trois types d'acteurs répartis en fonction des zones d'une agglomération :
§ Les promoteurs forment les acteurs les plus « complets » sur le marché dans la mesure où ils mettent en place des opérations d'ensemble et les suivent jusqu'à l'étape finale de commercialisation (Merlin, Choay, 1988). Leur ampleur économique30 leur permet
d'opérer sur les marchés les plus tendus, généralement situés dans les couronnes les plus proches des centres villes. Ils diffèrent des investisseurs dans la mesure où ils ne conservent pas le bien construit et des lotisseurs qui se cantonnent à la préparation des terrains en vue de la construction.
§ Les lotisseurs jouent de concert avec les constructeurs en se répartissant respectivement le découpage des parcelles en lots libres, vendues à l'unité, et les constructions, vendues « sur catalogue ». Cette combinaison est plus propice aux marchés moins tendus, insensibles aux opérations uniformes des promoteurs, situés dans les couronnes intermédiaires.
§ Les particuliers, propriétaires fonciers, construisent sous forme diffuse des maisons à l'unité et les vendent en dehors de démarches commerciales professionnelles sur un marché situé sur les franges extérieures des agglomérations.
Dans ce jeu d'acteurs, la puissance publique, représentée par l'État et les collectivités, intervient afin de légiférer et contrôler le déroulement des différentes phases de production.
30 Julie Pollard montre que les « dix principaux promoteurs français concentrent plus du tiers des mises en chantiers et des ventes de logements de la profession » (Pollard, 2007, p. 94).
Aux Etats-‐Unis, certains acteurs occupent une place moins décisive qu'en France, ce qui est le cas des collectivités qui, selon P. Knox (2008), « tardent à s’organiser ». Et inversement, d'autres acteurs, dont l’influence est aujourd’hui minime en France, jouent un rôle critique outre-‐ Atlantique (Gilli, 2007). C'est notamment le cas des associations de copropriétaires (homeowners associations* (HOA) ou common interest communities) qui exercent une pression croissante à l’échelle locale (Davis, 2006 ; McKenzie, 2006 ; Lang, LeFurgy, Nelson, 2006). Elles forment un réseau de souscripteurs, organisés en copropriété, finançant une opération future et dont l'influence locale va croître jusqu'à venir bouleverser la politique locale (Barton, Silverman, 1994). Apparues très tôt (Le Goix, 2005), ces associations sont issues de la société civile et servent de médiateurs entre les institutions et les individus. Légalement, ces structures sont des organisations à but non lucratif établies afin de gérer une copropriété (Banfield, Wilson, 1963). Dans la pratique, elles constituent une forme de gouvernement privé dont les règles, les pratiques financières et autres décisions peuvent influencer les politiques locales (Fischel, 2003). Ces associations tirent leur légitimité politique de la transformation structurelle de la sphère publique en s'appuyant sur la reconnaissance des droits individuels, de la liberté de parole ou des droits de propriété. L’apparition durable des HOA est aujourd’hui considérée comme une transformation institutionnelle majeure (Schmitz, 2004), reflétant un changement idéologique accompagnant l’économie néolibérale et allant vers plus de « privatisme » (McKenzie, 2006 ; Nelson, 2005). Qualifiées de « pouvoir parapolitique » local (Banfield, Wilson, 1963), ces associations contrebalancent les logiques pressurisantes de l'immobilier américain, dominées par une « classe de rentiers » extrêmement influente à l'échelle locale et formant une « machine entrepreneuriale de l’étalement urbain » (Molotch, 1976).
À l'échelle des régions métropolitaines, Paul Knox décrit un secteur néolibéral dominé par quelques promoteurs dont les filiales multinationales ne sont pas uniquement impliquées dans l’immobilier mais aussi dans la finance, les assurances, le marketing et les politiques locales (Knox, 2008). Déjà dans les années 1970, E. Raiser et S. Weiss voyaient là « une toile d’araignée tridimensionnelle31 » dans laquelle les propriétaires, le secteur privé et le secteur public, chacun
motivé par ses propres intérêts, formaient un ensemble interactif et ajustable. Ces acteurs constituent encore aujourd’hui une « machine de la croissance » (growth machine) définie
31 « A sort of three-‐dimensional spider web that can be moved by impact in any corner » (Kaiser, Weiss, 1970, p. 31).
comme une coalition d’intérêts politico-‐économiques locaux cherchant à propager l’idéologie de la consommation32.
La comparaison des jeux d'acteurs français et américain dans la définition d’un système de production de l'habitat périurbain (Fig. 1.2) souligne trois types de filières : publique, privée organisée et privée « libre ».
Figure 1. 2 : Comparaison France/Etats-‐Unis des systèmes de production de l’habitat individuel périurbain.