Envisager le tournant durable du périurbain
Chapitre 1 : Enjeux contextuels et définitionnels du périurbain durable
4. Les systèmes de production de l’habitat périurbain
4.3. État du marché et pression foncière : vers une stratégie alternative à la maison individuelle ?
Aux Etats-‐Unis, la tendance à être propriétaire d'une maison individuelle est un élément persistant dans la culture de la famille américaine (Tucker, 2015). Malgré la crise des subprimes et l'inadéquation de la taille des résidences, trop grandes par rapport aux besoins et à la demande, 75% du parc immobilier construit sur la période 2000-‐2009 est composé de maisons individuelles et 65% des américains sont propriétaires (US Census Bureau, 2014).
32 « Coalitions of local real estate, finance, and construction interests that seek to propagate an ideology of growth and consumption as well as engaging in tactical politics around local government land-‐use regulation, policy, and decision making » (Knox, 2008, p. 9).
La France, quant à elle, est incontestablement un pays de propriétaires et cela passe par la maison individuelle. Si cette dernière représente plus de la moitié du stock de logements, 80% des ménages habitant une maison individuelle en sont propriétaires (Jacquot, Minodier, 2006). Bien que les définitions statistiques afférentes aux espaces périurbains aient évolué, l'extension de la périurbanisation est mesurée par l'évolution de la superficie des communes classées dans la catégorie « couronne périurbaine » des anciens zonages en aires urbaines (définition 1990 et 1999) et dans le regroupement des couronnes des grandes et moyennes aires urbaines du nouveau zonage (définition 2010). L'évolution du solde migratoire, qui reflète le choix de localisation des ménages, sur la période 1968-‐2006 par catégorie d'espace (Fig. 1.3) montre un léger tassement de la croissance démographique du périurbain, quoi qu'il reste attractif pour les ménages puisqu'en 2006 un Français sur cinq y réside encore (Jacquot, Minodier, 2006).
Figure 1. 3 : Soldes migratoires de 1968 à 2006 par catégorie d'espace (Insee, 2012).
L'étude des logiques de production de la ville a été envisagée sous plusieurs angles et inclinaisons idéologiques. Certains auteurs marxistes, que nous évoquions plus tôt, ont d'abord considéré les rapports de classes et la tension capital-‐travail comme moteur d'un système social où les acteurs sont contraints par des conditions économiques et politiques (Topalov, 1974 ; Lipietz, 1974). Définissant une théorie des acteurs intégrés, le marxisme se positionne à une autre échelle que l'interactionnisme, qui se focalise sur les actions-‐réactions des acteurs individuels les uns par rapport aux autres. La sociologie des organisations33 s'inscrit à la fois dans
une théorie de l'acteur et de son système. Cette posture fait écho à de récents travaux français portés sur la production de l'espace (Goix, Charmes, Callen, et al., 2011 ; Callen, 2011 ; Lussault, 2007 ; Gumuchian, Pecqueur, 2007), ou plus anciens aux Etats-‐Unis (Scott, 1980). Inspiré de la
33 Dont les objets d'études se concentrent sur les rôles des pouvoirs, la diversité des acteurs et les conditions de l'accord (Amblard, Bernoux, Herreros, et al., 2005).
théorie de la régulation34, Allen Scott met en évidence l'intérêt de prendre en compte le rôle des
acteurs et les logiques institutionnelles afin d'analyser la production de l'espace de la ville capitaliste (Scott, 1980). La géographie économique convoque cette théorie afin de développer un système de relations d'acteurs publics et privés tout en associant les dimensions sectorielles et spatiales. Dans cette mesure, la notion de subjectivité du foncier (Halbwachs, 1909), reprise par Marcel Roncayolo (1997) sous l'angle d'une organisation de l'espace par des approches sociales et institutionnelles35, complexifie la relation au foncier. Ce qui a pour effet, comme le
soulignait A. Scott, d’insister sur la relation au sol comme pilier central de la production de l'espace où convergent tous les acteurs de la ville.
Ce sont ces logiques de pression foncière et de spéculation qui ressurgissent aujourd'hui dans l'étude des ensembles pavillonnaires. Dans sa description des marchés de l'étalement urbain, Vilmin (2012) associe à chaque type d'acteur un marché privilégié, basé sur une capacité à engranger du profit et satisfaire une demande. J-‐C. Castel trouve alors, dans l'analyse des logiques économiques de différents types d'opérateurs, une explication aux préférences actuelles privilégiant les petites opérations diffuses et engendrant une dispersion des aires urbaines. À eux deux, ils font ressortir des logiques d'acteurs, contraintes par des systèmes de régulations économiques exerçant une telle influence sur leur propre stratégie que les formes urbaines les plus denses en sont amenées à ne plus engendrer d'économies d'échelle (Vilmin, 2012 ; Castel, 2007).
Face à cela, l'enjeu paradoxal de lutte contre l'étalement urbain, imposé par ceux mêmes qui promulguent les règles arbitrant les opérateurs de la ville diffuse, remet en question la réalité d'une optimisation de l'utilisation des sols. Limiter la constructibilité à l'échelle d'une collectivité revient effectivement à repousser plus loin la demande et ainsi favoriser une périurbanisation croissante. Cependant, l'évolution récente du cadre réglementaire redéfini dans la loi ALUR remet en question la rareté foncière prônée jusqu'à présent par les documents d'urbanisme tout en conservant les limites liées aux extensions, favorisant, par là même, les formes urbaines les moins denses dont les avantages économiques actuels sont indéniables (Castel, 2007, 2006 ; Morlet, 2001). La recherche d'une offre foncière alternative par la densification de dents creuses
34 La théorie de la régulation forme une réflexion globale sur l'économie capitaliste et ses crises (Boyer, Saillard, 2002). Reposant sur l'idée marxiste de l'accumulation du capital comme fondement de l'économie capitaliste, cette théorie associe le passage d'un régime d'accumulation à un autre aux crises économiques majeures, vécues comme des leviers de régulation, entrainant une restructuration du tissu productif et ayant des effets géographiques (Chanteau, du Tertre, Nieddu, et al., 2002).
et le réaménagement de tissus existants apparaît alors comme une nouvelle ressource pour le marché immobilier.
Conclusion
Ce premier chapitre aborde d’abord le périurbain avec une focale assez large. On en fait un panorama où il nous est donné à comprendre un contexte dont la forme archétypique est contestée pour sa relative insoutenabilité face aux enjeux du développement durable. De plus, le phénomène revêt une complexité accrue lorsque l’étude des systèmes de production pointe le triple intérêt — individuel, économique et étatique — qui a conduit à donner à la maison individuelle une telle permanence. On comprend alors que le tournant durable du périurbain ne se fera pas sans la maison individuelle, pourtant fustigée…
Cela dit, ce chapitre nous permet ensuite de préciser l’objet urbain et architectural sur lequel la recherche va se focaliser. En s’appuyant sur l’étude d’ensembles organisés de maisons individuelles, il apparaît possible de ressortir une problématique urbanistique et architecturale pour le périurbain durable. En effet, le développement urbain durable remet en question les formes d’urbanisation peu denses et dispersées en préconisant des formes compactes et imbriquées inspirées du modèle de la ville européenne. Cependant, la périurbanisation s’est construite en opposition au modèle de l’urbain traditionnel en formulant une alternative mettant en avant une forme bâtie située à l’entre deux (ni complètement urbaine, ni complètement rurale). Or, bien que ce modèle se soit construit sur l’idée d’une proximité avec la nature, il est aujourd’hui accusé de la détruire (consommation de terres arables, pollution liée au mode de déplacement dominant…). Le périurbain hérite ainsi d’une image négative.
Pour limiter les effets néfastes de l’urbanisation sur l’environnement, les gouvernements français et américains successifs ont cherché à promouvoir l’idée d’un développement plus « durable ». Le périurbain rentre ainsi dans le viseur institutionnel. L’objectif consiste à renouveler ce modèle hérité au regard d’un modèle plus « vertueux ».
De fait, quatre enjeux et certaines précautions délimitent la problématique du périurbain durable tant dans ses formes que dans ses processus36 :
§ Gestion économe de l’espace : s’il apparaît nécessaire d’équilibrer ville et campagne,
cet enjeu ne peut faire l’économie d’un diagnostic précis et de l’élaboration d’un projet territorial cohérent.
36 Cette synthèse des enjeux du périurbain durable résulte de l’état de l’art fait dans ce premier chapitre mais également du travail méthodologique lié à l’analyse typomorphologique présenté dans le chapitre 4.
§ Amélioration des espaces publics : recouvrer une urbanité qui ait du sens à l’échelle locale et métropolitaine repose sur un projet associant les habitants présents et ceux à venir afin d’assurer la qualité optimale du lien social opérant à l’échelle locale.
§ Diversification des formes et des usages : si la maison individuelle est massivement
présente, il apparaît impossible de la fustiger à tel point de la faire disparaître. Par ailleurs, il apparaît également impossible de « diversifier » sans faire autrement.
§ L’action collective : la gouvernance périurbaine se recompose afin de faire « mieux »
avec plus d’acteurs.
Ce premier chapitre permet aussi de poser les limites du propos raisonnablement inscrit dans le débat actuel sur la ville durable. Dans cette lignée, et bien que le débat soit poser par certains auteurs, nous ne cherchons pas à remettre en cause le fondement et le bien fondé du développement durable. La problématisation effectuée du périurbain durable permet de dessiner les contours de cette recherche qui, une fois agrémentée d’un état de l’art sur la recomposition de la gouvernance périurbaine (chapitre 2) et d’une présentation substantielle des pratiques étudiées (chapitre 3), s’attachera à questionner les modes de production de la ville périurbaine durable.
Par ailleurs, ce chapitre est également l’occasion de poser un certain nombre de jalons de la comparaison entre la France et les Etats-‐Unis. Nous entrons ici en connaissance d’éléments clés qui permettent de comprendre les contextes nationaux, ainsi que certaines spécificités culturelles qui ont une incidence sur la fabrique de la ville. C’est ainsi que l’on remarque l’existence d’un jeu d’acteurs différencié entre la France et les Etats-‐Unis. Plus particulièrement, le développement des HOA aux Etats-‐Unis a permis d’enclencher une transformation institutionnelle majeure. Il apparaît alors que ces acteurs sont le fruit de la recomposition des jeux d’acteurs de la fabrique urbaine que nous évoquions dans l’introduction générale. Sans aller jusqu’à édifier les HOA au rang d’exemple, l’impact évoqué nous permet de questionner le rôle de la gouvernance périurbaine dans sa construction et d’explorer les conditions qui ont conduit à passer du plan au projet.
Chapitre 2 : Gouvernance périurbaine — quelle stratégie
pour penser le renouvellement périurbain ?
Introduction
Explorer la recomposition des structures de production du périurbain implique d’en comprendre le jeu d’acteurs. Le schéma d’acteurs exposé dans le premier chapitre laisse voir les relations qui se tissent entre les différents acteurs du système de production classique.
Sur cette base, le deuxième chapitre investigue les logiques qui lui permettent de fonctionner afin d’en dresser les limites et d’envisager des pistes de réflexion pour construire un périurbain durable.
Une revue de littérature autour de la notion de projet fait ressortir une autre notion centrale à la recomposition des modèles d’action qui a dominé la seconde moitié du XXe siècle. La
gouvernance constitue à ce titre le point de départ de ce deuxième chapitre. Elle nous permet d’abord d’approfondir certaines spécificités culturelles liées à l’implication citoyenne dans les pays étudiés.
Ensuite, le caractère transnational de la démocratie participative fournit une terminologie sur laquelle nous pourrons nous appuyer ultérieurement pour approfondir l’analyse des dispositifs étudiés. Appliqué au périurbain, l’analyse de la recomposition des modèles d’action montre le nécessaire renouveau de la gouvernance périurbaine.
Enfin, dans l’optique d’un « tournant durable du périurbain », le terme « transition » permet de se saisir des logiques instituant certaines formes de changement. En effet, ce terme est utilisé d’une manière générale pour qualifier le passage d’une situation à une autre, plus désirable. Aujourd’hui, il est plus spécifiquement utilisé dans le registre de l’action publique pour caractériser le passage d’un mode de croissance basé sur le pétrole et ses dérivés à un mode de croissance plus écologique. Selon A. Krauz, le terme « semble prendre le relais du développement durable dans la formulation de l’action publique » (Krauz, 2014, p. 1). Sans aller jusque-‐là, nous constatons toutefois que la théorie des systèmes sociotechniques (Trist, Bamforth, 1951), vieille de plus d’une cinquantaine d’années et mobilisant la notion de transition, est de plus en plus sollicitée pour comprendre et analyser l’organisation économique et sociale de nos sociétés contemporaines. Toutefois, en France, son utilisation se limite à l’analyse des sciences de gestion (Vaujany, 2006).
Cependant, dans les pays du nord de l’Europe, la gouvernance adaptative (Innes, Booher, 2004) constitue une approche réflexive pour le développement durable dont le but est de prendre en compte les problèmes sociétaux persistants. En rupture avec les approches dominantes de la gouvernance, cette démarche se base sur un noyau dur de participants pour instituer des changements durables. Ce « nouvel état d’esprit » (Plummer, FitzGibbon, 2007) correspond à un changement de paradigme instituant la gouvernance comme mode d’action pour intégrer une plus grande diversité d’acteurs formant un système complexe en continuelle évolution. Dans ce nouveau rapport, la théorie des systèmes sociotechniques (SST) introduit une dimension prospective qui nous apparaît pertinente pour analyser l’évolution des systèmes de production périurbains.