Analyse typomorphologique et enquêtes de terrain
Chapitre 5 : Vers une généalogie du périurbain
2. Les villes satellites ou la diffusion sociale de la ville nature
2.3. L’adaptation du modèle à la voiture
Aux Etats-‐Unis, Radburn est une ville planifiée (planned community) pour « l’âge du moteur » (Wright, 1935). Bien qu’ils se soient inspirés du modèle initial d’Ebenezer Howard157, Clarence
Stein et Henry Wright — les architectes de Radburn — ont adapté leur projet aux réalités contemporaines de l’Amérique des années 1930, en plein boom automobile (Ward, 1992). Les
155 Comparée à la cité jardin de la Muette à Drancy, construite entre 1933 et 1935, Stains est deux fois moins dense et moins élevée pour des réseaux techniques et viaires beaucoup plus nombreux.
156 Le close introduit la notion de différenciation entre espace public et espace privé. Défini et formalisé par R. Unwin comme « unité systématique d’intervention résidentielle », le close obéit à des règles générales de densité, d’alignement et de cheminement (Unwin, 1909). Il introduit une nouvelle hiérarchie assurant, à travers l’impasse, une prise de recul par rapport à la ville et produisant un nouveau niveau de relation et des pratiques inhabituelles. Le close forme une « unité » qui distingue l’espace intérieur (semi-‐ public propice aux appropriations collectives) de l’espace spécifiquement public (la rue) auquel il soustrait toute une série de pratiques signifiantes tout en le réduisant à un rôle purement technique.
157 « In the early 1920s, Stein set out on his own as an architect and was drawn into a circle of intellectuals who directed their energies toward regional planning and affordable housing. […] These […] men studied Ebenezer Howard's English Garden Cities at Letchworth and Welwyn, seeking to adapt the concepts to America » (Solomon, 2008).
années 1930 sont aussi celles du New Deal, période ouverte aux idées nouvelles où il s’agit d’en finir avec les taudis des centres villes et de poursuivre l’idéal communautaire. Les réformes du New Deal voient dans la planification à large échelle de nouvelles villes et dans le logement social des leviers pour atteindre ces objectifs (Birch, 1980). Mais, 1929 est également l’année du krach boursier et les premiers modèles, dont celui de Stein et Wright, victimes des réalités financières de leur époque, ne sont pas entièrement réalisés.
Parallèlement aux travaux de Stein et Wright, Clarence Perry publie ses réflexions sur l’unité de voisinage (Perry, 1929). C. Perry réinvente le concept du ward à travers cinq facteurs158 clés et
six principes de conceptions 159 définissant le neighborhood unit*. Celui-‐ci augure un
environnement urbain school oriented* où l’école est située au centre du quartier et accessible à pied dans un rayon de 500m (Fig. 5.3). C. Perry modifie ainsi la répartition des activités et institutions par rapport aux plans d’Howard dans le but de créer de la sécurité face à la déferlante automobile (Schaffer, 1992).
Figure 5. 3 : Schéma de l’unité de voisinage de Clarence Perry (Schaffer, 1992).
158 Des limites claires, le caractère du système de rues internes et externes, le type d’usage des sols, la présence d’un espace central et d’espaces ouverts (Perry, 1929).
159 L’unité forme un tout équidistant au centre et la taille est fixe, un centre socioculturel contenant plusieurs équipements publics se trouve au centre de l’unité de voisinage et entouré d’un espace ouvert, les magasins locaux se trouvent aux angles extérieurs situés à la jonction de plusieurs unités, des petits parcs dispersés et des espaces verts situés aux angles du quartier comptabilisent 10% de la surface totale, les artères principales délimitent le quartier, la disposition des rues internes résulte d’une combinaison de tracés curvilignes et de routes diagonales afin de décourager le trafic (Perry, 1929).
Portés par cette nouvelle vague idéologique, Stein et Wright développent à Radburn le concept du superblock*, un cluster d’îlots qu’ils considèrent comme élément structurant dans la construction de la ville (Wright, 1935). Ils distinguent alors une hiérarchie urbaine à trois niveaux — quartier, ville et région — qui rejoint le modèle de la ville régionale développé par Howard où une constellation de petites villes seraient reliées entre elles par un parkway (Ward, 1992). Radburn forme ainsi le premier exemple américain de ville planifiée reconnaissant l’importance de l’automobile dans la vie moderne sans toutefois lui permettre de dominer l’environnement (Stein, 1942). La clé de ce principe repose sur la séparation des modes de déplacement permettant au piéton de traverser le quartier sans jamais croiser d’automobile. Ce principe est rendu possible par un système de passages surélevés ou enterrés inspiré des réalisations de Vaux et Olmsted à Central Park. Dans cette logique, la structure urbaine est hiérarchisée (Fig. 5.4). L’enclave* fournit un accès automobile aux maisons individuelles qui se sont dotées d’un garage accolé. Elle réinterprète le close* d’Howard afin de surmonter les problèmes de l’automobile. L’enclave joue un rôle prépondérant au niveau de la sécurité du piéton mais omet l’intention sociale initiale. Le block* est formé par trois ou quatre enclaves de même type, séparés les unes des autres par des allées piétonnes qui passent devant les jardins des maisons. Ces îlots, généralement multipliés par quatre, réunis autour de « parkways160 » forment la réelle
innovation du modèle de Stein et Wright, le superblock, qui multiplie par dix-‐huit la taille de la maille urbaine traditionnelle issue du grid. Enfin, quatre à six superblocks forment un neighborhood délimité par des routes majeures ou des éléments naturels structurants.
Figure 5. 4 : À gauche, hiérarchie de la structure urbaine de Radburn : l’enclave (en haut), l’îlot (au centre) et le
superblock (en bas). À droite, neighborhood composé de six superblocks (Stein, 1942).
160 Notons au passage le glissement sémantique du terme qui ne se réfère plus à la combinaison de plusieurs modes de transport partageant distinctement un même « couloir » mais plutôt à un espace central ouvert, un vaste parc, permettant de relier les différents îlots du superblock. La circulation automobile est, quant à elle, reportée sur une artère circulaire constituant les limites physiques du neighborhood.
Cette structure régionale contribue au développement du Regional Planning Association*, notamment porté par Stein et Wright et dont le but est de combiner les potentiels d’un territoire aux composantes de l’environnement humain. Ils reprennent alors les principes d’aménagement territorial développé par Patrick Geddes, qui utilise la « coupe paysagère » comme outil pour organiser les différents éléments de l’activité humaine au sein d’un environnement naturel plus vaste (Geddes, 1925).
À l’origine Radburn est conçu pour être indépendant en emplois, équipements et services cependant, la crise de 1929 a stoppé la construction du quartier. La zone industrielle prévue n’a jamais été construite et seul un superblock a vu le jour. Ces aléas ont conduit Radburn à devenir, selon E. Birch, une banlieue résidentielle pour classe moyenne supérieure. Cette situation a contribué à élever l’archétype de la maison individuelle, avec garage et jardin, au rang de symbole de la réussite sociale. Or, c’est sur cette image que communiquent des générations de promoteurs, ce qui conduira à la généralisation d’un « modèle idéal » qui n’a, finalement, jamais été appliqué dans son ensemble (Birch, 1980).
Malgré le détournement de l’intention initiale du projet d’Howard, en voyageant en France et aux Etats-‐Unis, le modèle de garden city a contribué à la circulation sociale d’un mode de vie. La ville parc, destinée aux classes les plus aisées, a établi un idéal de ville nature. Cependant, E. Howard le souligne dans son modèle, la taille de la ville et donc de l’unité individuelle, doivent être limitées si l’on veut conserver une certaine viabilité. Le close constitue l’instrument de cette économie foncière. En développant un linéaire de façade perpendiculaire à l’espace public, il ouvre l’exploitation des cœurs d’îlots, ce qui introduit de nouveaux usages basés sur une idéologie coopérative. Cependant, à l’instar des propos de E. Birch sur l’incomplétude de Radburn, l’évolution du close, dans les trois exemples évoqués (Fig. 5.5), illustre non seulement l’adaptation de l’espace central à de nouveaux usages, mais surtout, le détournement progressif de l’espace public. Bien sûr, dans ces modèles, les cœurs d’îlots sont présents pour supporter l’activité sociale des quartiers, mais à l’image de l’impasse de Radburn qui est uniquement dédiée à l’automobile, ces modèles amorcent le tournant individualiste du périurbain. Ce propos est également appuyé par l’évolution de la typologie du bâti qui passe de la maison mitoyenne à la maison individuelle.
Figure 5. 5 : Évolution de l’impasse dans les trois exemples étudiés.
Parallèlement à ces évolutions, un autre exemple vient renforcer la thèse d’une circulation sociale de ce mode de vie caractérisé par une plus grande proximité avec la nature. Nous l’évoquions d’entrée de jeu, en France, le modèle britannique est importé par l’OPHBM pour contrer le mouvement des logements spéculatifs, autrement appelés les « lotissements défectueux » (Fourcaut, 2000). Ce dernier nous permet de comprendre comment le modèle de la maison individuelle s’est diffusé des classes les plus aisées aux classes ouvrières et de revenir sur la formation d’un contexte législatif propre au lotissement.