Envisager le tournant durable du périurbain
Chapitre 1 : Enjeux contextuels et définitionnels du périurbain durable
1. Liminaire contextuel : approche croisée des cadres historiques et culturels
1.2. Deux cultures de la spatialité
Ce rapide retour historique montre que si les deux contextes connaissent le phénomène de périurbanisation, il existe des points de rupture assez forts. En effet, il est possible d'« observer, en passant d'une civilisation à une autre ou en voyageant dans le temps, que la ville est indissociable de la manière de concevoir les rapports entre la nature et la société, entre la société et l'espace, entre les individus et les groupes qui composent la société » (Ghorra-‐Gobin, 1994, p. 8). Pour cette raison, l'idée de ville diffère pour chaque culture et, au-‐delà, pour chaque civilisation. Ce constat est à l’origine même de cette recherche et fera donc l’objet d’un décorticage progressif dans les deux premières parties de ce manuscrit. Nous débutons ici par un retour sur des différences d’appréhension de l’espace qui ont fortement conditionné les formes périurbaines.
« La vision américaine de la ville au XIXème siècle, c’est-‐à-‐dire, au moment où les Etats-‐Unis
cherchaient à se doter d'une identité en tant que nouvelle nation, rompt avec l'image traditionnelle que lui avait conférée jusqu'ici le monde occidental, qui la concevait comme une unité architecturale ayant une forme compacte et d'essence minérale » (Ghorra-‐ Gobin, 1994, p. 8).
Ainsi, à l'inverse de la concentration européenne, la ville américaine s'étend, presque indéfiniment. Ce paradoxe repose sur l'importance du concept de frontière dans la culture
politique américaine et le dépassement même du sens géographique : « la frontière représente l'un des mythes fondamentaux de la nation américaine dans la mesure où elle est considérée comme l'espace qui aurait permis aux habitants des Etats-‐Unis de faire l'apprentissage de la démocratie » (Ghorra-‐Gobin, 1993, p. 54). Pour le dire autrement, il apparaît que l’absence de limite spatiale, autant au moment de la conquête de l’ouest qu’au moment de l’expansion périurbaine, ait permis au « mythe pastoral » (Emerson, 1844 [réed. 2009] ; Jefferson, Bergh, Lipscomb, 1903) de se réaliser et de perdurer. De plus, cette absence de limite a décomplexé le marché du foncier par l'attribution d'une faible valeur aux terrains situés au centre puisque la disponibilité de la ressource semblait originellement inépuisable.
La tradition anti-‐urbaine américaine, représentée par la pensée jeffersonienne, a contribué à former « un paysage peu dense, intégrant le végétal et négligeant, en même temps, toute notion de la rencontre fortuite ou encore imprévisible de l'autre ou tout simplement de l’étranger » (Ghorra-‐Gobin, 1994, p. 8). Cette tradition repose sur le rejet du principe d'une culture féodale où l'accès à la propriété était limité à une minorité de sujets. La société américaine est méfiante de la ville qui entrave l'idéal d'une république agricole à laquelle aspirent les premiers colons. À l'inverse des villes européennes, qui privilégient la pérennité et la compacité du cadre bâti, aux Etats-‐Unis, la ville est récente et il n'est pas nécessaire de la protéger. Elle constitue une entité renouvelable au service de l'efficacité. Le périurbain américain en est l'expression la plus symbolique. Dans ce sens, il constitue « une ville non pas en rupture avec la nature mais en symbiose avec elle » (Ghorra-‐Gobin, 1998, p. 157). Cette « deuxième » ville17, représentant une urbanité rurale, dépend moins de la ville centre que le
périurbain français, par l'existence notamment des malls qui représentent des lieux de vie collective inspirés de l'American Main Street (Gruen, 1965).
Il existe donc une double différence fondamentale avec la ville européenne :
§ D'une part, le périurbain américain est devenu autonome, il permet aux personnes d'y vivre, d'y travailler et de s'y divertir sans avoir besoin de passer par la ville centre. § D'autre part, la civilisation américaine n'accorde que peu de valeur aux espaces publics.
Le secteur privé domine la ville nord-‐américaine et conçoit des espaces (privés par définition) ouverts au public. Ces espaces diffèrent ainsi des espaces publics, dans leur acception européenne :
17 « On distingue désormais deux types de territoires urbains, la ville et la ville de la périphérie » (Ghorra-‐ Gobin, 1994, p. 22).
« Les espaces publics ne sont pas des espaces communautaires. Ce ne sont pas des espaces où se retrouvent uniquement des gens se ressemblant ou appartenant à la même communauté — même s'ils peuvent offrir la possibilité à des gens d'une même communauté de se retrouver. Ils se caractérisent plutôt par leur capacité à distancier l'individu de la communauté pour apprendre à reconnaître les différences mais aussi les ressemblances avec les autres » (Ghorra-‐Gobin, 1998, p. 165).
Aux Etats-‐Unis, l'affirmation et la prolifération de l'idéal de la maison individuelle située dans un écrin de verdure contribuent à éloigner la conception originelle de l'espace public comme lieu de rencontre. En effet, à la différence des villes européennes, les Américains privilégient la sphère domestique qui devient le cadre central à partir duquel s'organise la vie de l'individu.
En France et en Europe, bien que le périurbain connaisse, dans de moindres mesures, cet élan de privatisation, l'espace public demeure central :
« Plus encore que dans les formes des paysages urbains, c'est dans l'existence d'une culture urbaine européenne, une manière de vivre la ville et ses espaces publics, que l'on reconnaît la spécificité de l'urbanisation européenne » (Ebrard, 1993, p. 228).
Ces différences de culture de la spatialité opposent deux modèles de villes :
§ La ville nord-‐américaine est « synonyme de l'étalement urbain structuré autour de plusieurs centres et des shopping malls » (Ghorra-‐Gobin, 1998, p. 45). Cela est rendu possible par le plan en damier qui permet à la ville américaine de s'accroître sans aucune notion de limite et de se rénover par blocks sans recherche de cohérence globale (Maumi, 2008).
§ À l'inverse, la ville européenne porte les traces de son histoire et se structure autour de son centre historique. Toutefois, comme l'avance L. Cailly :
« En 40 ans, la périurbanisation a conduit à une reconfiguration radicale des villes françaises et a sérieusement ébranlé notre modèle urbain hérité en favorisant l’étalement, le polycentrisme, les flux et les réseaux, mais aussi une segmentation sociale et fonctionnelle accrue des espaces urbanisés » (Cailly, 2010, p. 213).
Ainsi, malgré des différences culturelles fortes, avec le phénomène de périurbanisation les modèles de la ville contemporaine se rapprochent. En considérant que « l’étalement devient le mode de production ordinaire de la ville contemporaine » (PUCA, 2011, p. 4), le PUCA confirme
cette dimension dans laquelle il est possible d’envisager une « deuxième ville », suivant les propos de C. Ghorra-‐Gobin pour les Etats-‐Unis.