La séance inaugurale d'une design charrette consiste en un atelier dynamique dont le but est de s'accorder sur une vision consensuelle, suffisamment large pour permettre de l'affiner par des déclinaisons opérationnelles au cours de la semaine d'atelier et suffisamment précise pour orienter les travaux des sous-‐groupes thématiques. Craig Lewis — chef d'équipe des concepteurs-‐médiateurs
202 La substance de l’échange est rapportée dans le corps du texte tandis que les arguments sont rapportés en note de bas de page en version originale. Certains de ces échanges sont traduits au bénéfice de la description de la situation.
du Lawrence Group à Prince Frederick — distingue la vision d'une prévision, la décrivant comme un ensemble de stratégies visant à préserver les meilleures options de développement203.
Cet exercice se déroule plus précisément dans une approche de backcasting*. Si la méthode est d’abord employée au sein des études sur le futur des énergies (Robinson, 1982), elle est également adoptée pour les problèmes sociétaux persistants (Dreborg, 1996). Elle vise à identifier les moyens à mettre en place pour atteindre un futur désirable et consensuel dans une logique de créativité et de découverte formant une série de stratégies optionnelles (Bono, 1970). Dans ce sens, le produit final de la charrette génère un objectif clair, précisément dessiné et cartographié. Il détermine également les étapes à mettre successivement en place pour atteindre cet objectif. Selon R. Roggema (2014), c’est ce phasage qui forme la stratégie du projet selon une redéfinition des « règles du jeu » (loi, documents d’urbanisme), mais qui implique aussi une évolution des normes et des valeurs régissant l’action des acteurs du territoire.
L’atelier Hands’ on se déroule sur le site du projet, dans la salle que l'atelier public occupe toute la semaine de projet. Elle accueille les membres volontaires de chacun des groupes décrits et se déroule en deux temps :
§ D'abord, le chef d'équipe du groupe professionnel — introduit par l'organisateur de l'événement, généralement la collectivité, qui finance le mandataire et fait valoir sa fonction représentative — présente les enjeux du projet dégagés dans le diagnostic territorial et fixe l'objectif général de l'atelier. Par exemple, dans le cas de Prince Frederick, Craig Lewis précise que :
« Cette semaine est consacrée à l’élaboration d’un nouveau plan local d’urbanisme permettant de soutenir la vision pour le centre-‐ville204 ».
Dans sa présentation inaugurale, le chef d’équipe du Lawrence Group — dont l’objectif est de faire participer le plus grand nombre et donc de susciter l’intérêt et l’adhésion au processus — revient sur les grands principes de l'aménagement urbain selon le New Urbanism. Pour Lennertz et Lutzenhiser (2006) — qui défendent les valeurs d’un urbanisme participatif via le NCI — cette présentation doit fournir des « clés de lecture » communes dans le but d'échanger sur les enjeux de durabilité urbaine.
203 « A vision isn't a forecast but a strategy to preserve the best options » (Citation de Craig Lewis tirée d’une présentation du Lawrence Group).
204 « This week we will be elaborating a new zoning code to help facilitate the vision for the area » (Citation de Craig Lewis tirée d’une présentation du Lawrence Group).
Reprenant les définitions de l'ICLEI et précisant ses propos à l'aide de statistiques, Craig Lewis souligne la nécessité de former une vision et un leadership pour soutenir les efforts environnementaux, sociaux et économiques du développement durable. Toutefois, il tempère ce point de vue pro-‐changement avec une citation de William Edwards Deming205, à
la fois confortante et provocante, laissant aux participants un libre-‐arbitre controversé quant à l'étape suivante. Craig Lewis explique en aparté (entretien 85/2013) que cette citation a un effet forcément engageant auprès de l’auditoire. La notoriété de W. E. Deming aux Etats-‐ Unis pousse les personnes présentes à reconsidérer leur présence à cette séance inaugurale et leurs modes de vie206.
Questionnant un participant — enthousiaste mais non moins dubitatif quant aux pratiques du New Urbanism — à propos du libre-‐arbitre ; la charrette se manifeste effectivement comme un outil auquel il est difficile de ne pas participer, interrogeant par conséquent le rôle et les obligations du citoyen. L'entretenu 102/2013, qui est en désaccord avec les résultats du développement durable qu’il considère aller à l’encontre de ses habitudes et de sa liberté, il semble impossible de ne pas participer, et bien que sceptique, ce citoyen participe pour faire entendre son point de vue207. Cette réaction introduit d’emblée la
question de la réticence à la participation sur laquelle nous reviendrons dans la situation n°2. § Ensuite, la configuration de la salle est modifiée pour passer d'une organisation type « conférence » à une organisation en tables rondes. Les participants sont conviés à faire ressortir les problèmes qu'ils considèrent centraux, par deux types d’exercices. Un exercice de cartographie participative208 et un exercice de discussion visant à construire un
205 « It is not necessary to change. Survival is not mandatory » W. Edwards Deming, cité par Craig Lewis dans la présentation inaugurale.
206 « I like to use the citation of William Edwards Deming because he is a man of great knowledge and folks know him. It leaves people in front of their own considerations, the way they live their life. If they choose to participate, they accept the risk of changing things. If not they still stay and participate actively to defend their position of keeping things alike. Either way we get people to be active during the whole week » (Lewis, 85/2013).
207 « This workshop is a great tool to discuss and confront ideas on what should be done. Of course, we all have notions of how we want to live but we don't live that way. […] I firmly disagree with the sustainable fuss they make, I like my car and like to drive around to work or other and I'm not ready to give up on it. Public transport is a problem when we look at its finance and I'd rather have public money invested in something that won't ruin the public finance. […] Now as for the charrette, even though it seems that we are free to make a choice about what we want for our town… I mean, I believe, right now, nobody knows where the new town center will be and that's good… but the way the Lawrence Group is presenting their stuff tends to influence us. So, what do you do? They tell us something has to be done. If you disagree you come and say it but what then… the process does not allow boycott for example… or it should be massive! » (Commerçant, 102/2013).
208 Cet outil est défini par le Lawrence Group comme un exercice visant à s’approprier l’outil carte qui occupe une place centrale dans l’atelier, pour se repérer dans l’espace et positionner les dysfonctionnements du territoire.
consensus209 sur une vision formée par un futur désirable. Cette étape se structure autour de
petits groupes de quinze à vingt personnes échangeant au-‐dessus d'un plan de la ville recouvert d'un calque vierge destiné à recevoir le fruit des discussions. Les techniciens de la ville — qui agissent là en garant de la diversité — veillent alors à une répartition mixte (âge, accointance, etc.) des personnes présentes.
Dans cet exercice, il est question de positionner et conceptualiser à l'aide de schémas et dessins les conditions physiques problématiques, puis de prioriser une liste d'éléments stratégiques permettant de résoudre un certain nombre de ces problèmes. Dans ces circonstances, le dessin crée les conditions d'une conversation intelligible. Pour P. Condon, parler tout en dessinant constitue une manière efficace de communiquer (Condon, 2008). Dans le cas de Prince Frederick, un membre de l'équipe professionnelle se positionne à chacune des tables rondes et invite les participants à discuter de trois éléments (Fig. 6.6) :
§ La localisation des principaux dysfonctionnements urbains, § Les trois valeurs centrales à la community actuelle et projetée, § L'emplacement d'un nouveau centre-‐ville.
Figure 6. 6 : Premiers échanges hésitants entre les participants lors de la séance inaugurale.
Si dans un premier temps la conversation a du mal à débuter, lorsqu'un premier participant se lance, le rythme des échanges s’accélère et le rôle du concepteur-‐médiateur consiste à veiller aux bonnes
209 Le Lawrence Group dit se reconnaître dans la définition de L. Susskind du consensus : « consensus building is a process of seeking unanimous agreement. It involves good-‐faith effort to meet the interests of all stakeholders. Consensus has been reached when everyone agrees they can live with whatever is proposed after every effort has been made to meet the interests of all stakeholding parties. Thus consensus building requires that someone frame a proposal after listening carefully to everyone’s concerns. Participants in a consensus building process have both the right to expect that no one will ask them to undermine their interests and the responsibility to propose solutions that will meet everyone else’s interests as well as their own » (Susskind, McKearnan, Thomas-‐Larmer, 1999, p. 25).
conditions du débat, tout en prenant des notes mentales qu'il reportera au cours d'une réunion d'équipe ultérieure (Fig. 6.7).
Figure 6. 7 : Discussion et réflexion entre deux participantes sur un dysfonctionnement au niveau d’une intersection.
Le médiateur répartit la parole équitablement, relance les conversations et veille à explorer chacune des pistes soulevées. La séance inaugurale se termine par un rapport oral des discussions de la part de chacune des tables rondes, directement synthétisé par un médiateur qui formule des stratégies et des exemples de vision (Fig. 6.8).
Figure 6. 8 : Résumé des échanges à une table ronde (à gauche) et prise de notes d’un participant avant une prise de parole en public.
Avant de partir, chacun des participants, disposant de quatre pastilles de couleur, ira les accoler devant les éléments clés correspondant le plus à ses attentes (Fig. 6.9). Les trois visions proposées font allégeance à la création d'une nouvelle centralité dont la fonction principale plébiscitée ne sera ni commerciale (option 1), ni institutionnelle (option 3) mais environnementale.