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Un isthme béotien ?

Dans le document La Béotie et la mer (Page 176-181)

Proxénies delphiennes honorant des Béotiens

2) Un isthme béotien ?

Il peut paraître plus étonnant que Thespies et Tanagra — les deux cités les plus importantes sur leurs côtes respectives du golfe de Corinthe et du canal d’Eubée — aient toutes deux noué des liens avec des cités de régions au-delà de leur horizon maritime premier, c’est-à-dire dans les espaces

910 Δάλαρχος (IG VII 2639 et 2446). 911 Δαλόξενος (IG VII 484).

912 Δάλιχος (IG VII 2782).

913 PARKER R., « Theophoric Names and the History of Greek Religion », p. 55, il cite en notamment en

exemple Galaxidoros, Onchestodoros, Oropodoros, Eutretiphantos, Homoloiodoros…

914 Strabon, IX, 2, 2.

915 I, 8 : « Καρποῖς δὲ τοῖς ἐκτῆς χώρας σιτικοῖς οὐ λίαν ἄφθονος ». 916SEG IX, 2, l. 32.

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commerciaux de l’autre. Tanagra disposait de proxènes à Pisida en Tripolitaine et peut-être à Néapolis en Italie tandis que Thespies en avait à Héraclée Trachinienne en Thessalie, à Périnthe et aussi à Séleucie et en Égypte917 ce qui montre bien que les relations des cités béotiennes avec

l’extérieur n’étaient pas exclusives pour leurs voisines mais qu’elles partageaient certainement des liens avec les mêmes cités lointaines. Cela impliquerait également qu’il y ait une voie terrestre importante traversant la Béotie d’un golfe à l’autre, à priori entre Thespies et Tanagra, de sorte que ces cités aient un intérêt direct à nommer des proxènes tant en Occident qu’en Orient.

Nous pouvons peut-être en savoir plus grâce à certains décrets de proxénie. À Thespies, un décret du début de la fin du IIIe/début du IIe siècle honore deux frères, Aristos et Alexis fils

d’Aristéas d’Héraclée918, probablement de l’Oitas. Il s’agit ici précisément du type de proxénie qui

laisse entendre une connexion par l’intérieur de la Béotie, car se faisant entre une cité du golfe de Corinthe et une autre dans la partie nord du canal d’Eubée. Or, nous disposons d’un décret de Delphes prenant la forme d’une longue liste des proxènes honorés par la cité dans la première moitié du IIIe siècle. L’inscription compile les proxènes de toutes les années entre 197/6 et 175/4

et est ensuite complétée pour quelques années jusqu’en 149/8. Voici ce que dit la stèle pour l’année 170/69919 :

ἄρχοντος Λαϊ- Étant archonte

άδα, βουλευόν- Laiadas, étant bouleutes

των τὰν πρώ- du premier ταν ἑξάμηνον semestre Βακχίου, Ἀρι- Bakchias, Aristiôn, στίωνος, Ἀμυ- Amynéas, sont νέα, οἵδε πρόξε- proxènes : νοι· Ἀντίφιλος Antiphilos Ἀρίστωνος fils d’Aristôn, Ταναγραῖος, de Tanagra, Ἄλεξις Alexis Ἀριστέα fils d’Aristéas, 917Supra, p. 141. 918IThesp, n° 9. 919Syll3 585, l. 291-306.

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Ἡρακλειώτας, d’Héraclée,

Διόδωρος Diodôros

Ἡρακλείδου fils d’Hérakleides,

Ταναγραῖος. de Tanagra.

On retrouve donc ici cet Alexis fils d’Aristéas, proxène des Thespiens, mais honoré cette fois à Delphes. Ce qui est intéressant, c’est qu’il soit présenté entre deux Tanagréens (dont nous n’avons pas d’autre mention) et que ce soient les seuls proxènes honorés à Delphes pour cette année-là. Il n’y a pas d’autre Tanagréen parmi les quelques 150 autres noms que contient la stèle (dont onze Béotiens) et ceux-ci encadrent justement un Héracléote qui a déjà été honoré dans la cité de Thespies. Il se peut que les trois personnages n’aient rien à voir, mais la coïncidence paraîtrait alors presque trop grande et il est probable qu’Alexis ait été à Delphes en même temps que l’un ou l’autre des Tanagréens, voire que les deux comme le laisse deviner la forme du décret. En effet, dans la plupart des cas, l’inscription reproduit le formulaire avec le nom de l’archonte, les bouleutes et le semestre pour chaque proxène différent au cours d’une même année920 à moins qu’ils n’aient

été vraisemblablement honorés dans la même session921. C’est ce qui paraît être le cas ici, où le nom

de l’Héracléote s’insère entre ceux des Tanagréens. Il est difficile de comprendre ce qui pouvait lier ces trois personnages, mais l’inscription témoigne de l’existence de relations triangulaires entre Thespies, un partenaire économique oriental et Tanagra, qui sert certainement de voie d’entrée dans la Béotie. Il est facile d’envisager que ce que l’on perçoit ici entre Thespies, Héraclée et Tanagra devait également s’appliquer dans bien d’autres cadres et il est bien possible que Thespies ait été intégrée aux voies commerciales vers le Pont et l’Égypte grâce à la route la reliant à Tanagra et que cette dernière était elle-même connectée à l’Occident méditerranéen par le biais de Thespies. Le pseudo-Scymnos a composé dans la deuxième moitié du IIe siècle un περίοδος prenant

plus la forme d’une description en vers du monde méditerranéen dédié à un roi Nicomède de

920 Comme c’est le cas par exemple pour l’année 179/8 : « ἄρχοντος [Ε]ὐαγγέλου, βουλευόντων τὰμ πρώταν

ἑξάμηνον Βούλωνος, Αἰακίδα Μελισσίωνος· Διονύσιος Ληγέτου Ἐλεάτας. ἄρχοντος Εὐαγγέλου, βουλευόντων τὰμ πρώταν ἑξάμηνον Βούλωνος, Αἰακίδα, Μελισσίωνος· Μικυθίων Μικυλίωνος Χαλκιδεύς. ».

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Bithynie922. Ce qui nous intéresse, c’est qu’il décrit la Béotie en prenant manifestement Éphore

comme source (comme le fit plus tard Strabon)923. Voici le passage concerné924 :

Ταύτης δὲ κεῖται πλησίον Βοιωτία, χώρα μεγίστη καιρία τε τῇ θέσει· χρῆται μόνη γὰρ τρισὶ θαλάτταις, ὡς λόγος, ἔχει δὲ λιμένας οὓς μὲν εἰς μεσημβρίαν βλέποντας εὐκαιρότατα πρὸς τὸν Ἀδρίαν τὸ Σικελικόν τ’ ἐμπόριον, οὓς δὲ πρὸς Κύπρον καὶ τὸν κατ’ Αἴγυπτόν τε τὰς νήσους τε πλοῦν· οὗτοι δὲ περὶ τὴν Αὐλίν εἰσὶν οἱ τόποι, ἐν οἷς Ταναγραίων ἐστὶ κειμένη πόλις, ὑπὲρ δὲ ταύτην ἐν μεσογείῳ Θεσπιαί· τὸν δὲ τρίτον ἔξω τοῦ κατ’ Εὔριπον δρόμου εἰς τὴν Μακεδόνων Θετταλῶν θ’ ἱκνούμενον, ἐφ’ οὗ παράλιός ἐστιν Ἀνθηδὼν πόλις. Θῆβαι μέγισται δ’ εἰσὶ τῆς Βοιωτίας.

« La Béotie est sise tout à côté [des Locriens], région très vaste, favorablement située. Comme on sait, elle est seule, en effet, à s’ouvrir sur trois mers. Aussi bien ses ports méridionaux, très opportunément, regardent l’Adriatique et le marché de Sicile ; d’autres pointent sur Chypre et font les liaisons vers l’Égypte et les îles (il s’agit du pays qui environne Aulis, où se trouvent la cité des Tanagréens et Thespies, d’avantage à l’intérieur des terres) ; en troisième lieu, un port situé en dehors du courant de l’Euripe et à la Thessalie — il est flanqué de la ville d’Anthédon, en bordure de mer. Thèbes est la plus grande de Béotie. »

922 MARCOTTE D., Les Géographes Grecs, tome I, p. 1-24. 923 MARCOTTE D., Les Géographes Grecs, tome I, p. CXXVIII. 924 Pseudo-Scymnos, Circuit de la Terre, v. 488-501.

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Son récit paraphrase Éphore et ne donne aucune information supplémentaire si ce n’est qu’il s’attache à donner les noms des principaux ports béotiens dans chacune des trois mers. On ne sait pas quelles sources il utilise pour ce faire et, ses ambitions étant plus littéraires que géographiques, il n’est vraisemblablement jamais allé en Béotie. En conséquence, il se trompe en plaçant Thespies sur la même côte que Tanagra, c’est-à-dire sur le golfe Euboïque sud et non sur le golfe de Corinthe où elle appartient. Cette erreur est des plus intéressante car elle laisse entendre que pour lui — ce qui implique ses sources et son point de vue d’Anatolien — la cité de Thespies constituait un débouché accessible depuis la côte tanagréenne. Il devait ainsi être connu des commerçants (notamment orientaux) que les marchandises débarquées dans la région de Tanagra pouvaient facilement atteindre Thespies et au-delà le golfe de Corinthe. La piste est mince mais elle corrobore tout ce qui a été dit précédemment et on peut raisonnablement estimer qu’une route relativement importante traversait la Béotie d’un littoral à un autre.

Il est difficile de retrouver une trace plus concrète d’une telle route entre Thespies et Tanagra, ou du moins entre les deux côtes béotiennes. Tite-Live, dans son récit de la troisième guerre de Macédoine, mentionne le trajet du prêteur C. Marcius Figulus qui en 169, partit de Rome par mer pour rejoindre une autre flotte stationnant à Chalcis925 :

praetor superato Leucata Corinthium sinum invectus et Creusae relictis navibus terra et ipse per mediam Boeotiam—diei unius expedito iter est—Chalcidem ad classem contendit.

« le préteur, ayant doublé le cap Leucas, passa par le golfe de Corinthe et, laissant ses navires à Creusis, prit lui aussi la voie de terre qui traverse la Béotie — le trajet ne dure qu’un jour pour un voyageur sans bagages — et rejoignit sa flotte à Chalcis. »

Tite-Live fait ici mention d’une route directe de Creusis à Chalcis, base militaire romaine, ce qui ressemble au parcours de Pausanias en Béotie, qui ayant pris Thèbes pour centre, fait des allers-retours depuis celle-ci vers les différents sites qu’il souhaite visiter et passe ainsi d’une part par Thespies puis Creusis926 et, une autre fois, part de Thèbes pour aller vers Mykalessos et Aulis

(tout près de Chalcis) avant de poursuivre vers Délion et Tanagra927.

925 Tite-Live, XLIV, 1, 1-5. 926 IX, 25-26 puis 32. 927 IX, 18-20.

179 Œuvre non reproduite par respect du droit d’auteur

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