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ESSAI DE TYPOLOGIE

4. Un investissement imaginaire

L’ensemble des personnes côtoyant le B’o Spa thermal et par extension séjournant à Bagnoles de l’Orne investissent financièrement dans les formules de soins et de logement ; ils investissent du temps, en laissant leur vie quotidienne de côté quelques jours ou plusieurs semaines et en recréant une temporalité à l’intérieur de la bulle thermale ; ils investissent un lieu, la ville de Bagnoles de l’Orne, dans lequel ils récréent de nouvelles routines de vie. Le séjour est enfin un investissement fondamentalement imaginaire. La bulle thermale matérialise des fantasmes qu’ils peuvent, dès lors, toucher du doigt. Ainsi, le B’o Spa thermal incarne d’abord un lieu idéalisé où l’on peut acquérir le bien-être. Caractérisé par des soins aux prix plus élevés et une ambiance différente par rapport à la partie thermes, le spa procure à ses clients des avantages distinctifs. Espace de l’entre-soi, le spa thermal devient le théâtre d’un certain idéal démocratique. Enfin, la ville de Bagnoles de l’Orne, dont les caractéristiques géographiques et architecturales en font une bulle hors du temps, incarne la France d’antan et stimule la nostalgie. Petit village préservé de l’industrialisation et de l’urbanisation forte, Bagnoles de l’Orne dépeint un tableau extrêmement apprécié par les personnes qui y séjournent. L’ambiance du spa thermal est ainsi un facteur largement déterminant dans l’expérience des clients. Par son agencement, ses couleurs, mais également ses codes, il les transporte dans un imaginaire très particulier. Michel Forsé et Maxime Parodi voient le sentiment de justice sociale comme un élément déterminant de l’accession au bien-être. « Le jugement sur la justice sociale est le fruit d’un ensemble d’éléments qui va bien au-delà du simple constat sur l’état des inégalités économiques ou autres »14. Ils ajoutent que « la satisfaction à l’égard de la vie exprime un jugement global prenant en compte les conditions matérielles, sociales et affectives où l’interrogation sur son propre lot relativement aux lots des autres tient une bonne place »15. Le B’o spa thermal est un lieu dans lequel tous les clients sont sur un pied d’égalité. Jenny, en tant que spa manager, souligne que la tenue vestimentaire participe de la suspension de la comparaison sociale entre individus : « À partir du moment où ils viennent en soin, je pense

qu’on les accueille comme tel, on ne cherche pas à savoir leur vie privée parce qu’on n’est pas non plus bien placés de savoir ça et je pense qu’on ne le fera pas d’ailleurs. Et après si vous voulez, c’est une vie privée donc je ne peux pas dire si une personne est bien

14 FORSE Michel, PARODI Maxime, art. cit.,, p. 379. 15 Ibidem.

aisée ou pas et quand ils rentrent dans l’établissement si vous voulez tout le monde est exactement pareil, peignoirs et tout ça donc ».

N’est-ce pas là un point commun avec l’analyse produite par Alain Ehrenberg à propos du Club Méditerranée ? Selon lui, le « Club, c’est l’égalité des individus conçue à partir du point de vue de la démocratisation du paraitre »16. Le Club a, en effet, bouleversé le paysage des villages vacances en ce sens qu’il propose une véritable cassure avec la vie quotidienne. Les villages Clubs Med recréent une communauté parfaitement distincte de la société : aucune classe sociale, seulement le corps comme objet de paraitre. Alain Ehrenberg exprime d’ailleurs que « l’essentiel était d’arracher les clients à leur environnement physique et social habituel, arrachement symbolisé par des rites d’entrée au village qui marquaient avec force la différence avec le dehors »17. Nouvelle vie, donc, dans laquelle ces derniers oublient volontiers l’ensemble de leurs tracas quotidiens pour se laisser aller à de nouvelles tensions fondamentalement agréables. « Le village réalise un idéal très actuel de sociabilité qui permet de se trouver solitaire

sans être seul, et de se reconnaitre ensemble sans être dans une masse »18. Alors, « le club

incarne à lui tout seul un modèle de société qui rend visible cette unicité semblable qu’est l’individu, qu’il soit travailleur ou consommateur, en effaçant tout ce qui lui est extérieur »19. L’analogie entre la description du Club Méditerranée par Alain Ehrenberg et l’univers du B’o Spa thermal est frappante. Le caractère intimiste de celui-ci favorise la reconnaissance des individus le fréquentant. Vêtus du même peignoir, ils n’ont plus aucun moyen de distinction visible. Bernadette (cinquante-huit ans, séjour de cinq jours, région parisienne) se montre sensible à cet aspect : « Le bien-être, c’est aussi d’être dans une tenue confortable, cocooning.

En plus de ça, on est tous pareil, je sais pas, il n’y a plus de codes. Je veux dire, on se pose, on a un uniforme qui est très agréable. On ne distingue pas les uns des autres. On pose un petit peu sa profession, voilà. Ici on est tous à égalité, on est tous les mêmes. Je veux dire personne âgée, pas âgée, voilà, tout le monde vient pour son bien-être ! ».

Favorisant le sentiment d’entre-soi, le B’o Spa thermal va offrir à sa clientèle une relative distinction vis-à-vis de la population fréquentant le côté B’o Thermes. Cela se matérialise par exemple par le port d’un peignoir bien différent entre les deux univers. En investissant le B’o spa thermal, les curistes ne viennent plus seulement faire une cure. Ils s’approprient un espace de bien-être au sein duquel ils vont réaliser des soins spécifiques et

16 EHRENBERG Alain, op. cit., p. 101. 17 Ibidem, p. 117.

18 Ibidem, p. 131. 19 Ibidem, p. 147.

bénéfiques pour leur capital corporel. L’ambiance du spa thermal est ainsi organisée autour d’une dénégation de l’aspect médical. Cette distinction est de ce fait largement développée et entretenue par la structure thermale. « Les phases du tourisme se retrouvent dans le thermalisme : invention de distinction, consécration par les venues de très Grands, imitation chez les rentiers, appropriation des pratiques par des couches plus modestes »20. En recréant les conditions d’une pratique élitiste à travers l’investissement du B’o spa thermal, le B’o resort relance, d’une certaine manière, la course à la distinction favorisée par la pratique touristique que décrit Marc Boyer. Dans ce but, le magazine Ma cure thermale en Normandie édité par B’o resort distingue nettement « B’o thermes, mon espace de soins » et « B’o spa thermal, mon espace de soins,

cure thermale et détente dans un cadre raffiné »21. Quand le B’o thermes est défini comme un

« ensemble très fonctionnel des installations de B’o thermes en partie rénové depuis 2012 », le B’o spa thermal devient « un espace de cure au raffinement incomparable ! ». Le spa devient le lieu du soin personnalisé. Charlotte (spa manager adjointe, trente-quatre ans) et Ophélie, une agent-thermale esthéticienne qui s’est invitée à notre entretien pendant quelques questions, l’illustrent à travers cette déclaration : « De toute façon, c’est ce qu’on veut différencier là et là [Elle sous-entend ici B’o thermes et B’o spa]. C’est que là on reste encore aux peignoirs blancs,

aux couloirs… voilà, quand on fait la visite c’est ce que disent les gens, "on se croirait dans les couloirs des hôpitaux". Et là, voilà, on est dans le bien-être. Ophélie : les gens ils oublient un petit peu qu’ils ont quelque chose. Charlotte : Et de toute façon, là c’est vraiment le curiste qui vient dans sa cure pour se soigner, pour se soulager, mais qui vient aussi, alors il n’y a pas le côté vacances, mais il y a quand même le côté… Enfin, je pense que pour certains curistes, il y a quand même le côté, je pars trois semaines, entre guillemets "je pars en vacances". Que là, les gens qui viennent au B’o thermes, c’est vraiment le côté médical à 100% ». Si cet enjeu de

distinction et par extension cette pratique ostentatoire ne sont véritablement présents à la conscience des individus qui investissent le B’o Spa thermal, recevoir des offres « personnalisées » suggérant un lien privilégié avec le personnel est en revanche important à leurs yeux22.

Enfin, pour nombre de clients du spa séjournant à Bagnoles de l’Orne, investir la ville revient à éprouver la « nostalgie » d’une époque révolue. L’architecture Belle-époque et l’héritage historique de la ville sont grandement mis en valeur dans les brochures touristiques et publicitaires. Le « Château – Hôtel de ville », le Grand Hôtel qui « domine le lac de toute

20 BOYER Marc, Le Thermalisme dans le grand Sud-Est de la France, Grenoble, PUG, 2005, p.15.

21 Ma cure thermale en Normandie, B’o Resort, saison 2015. L’ensemble des citations suivantes sont à retrouver des pages 18 à 21.

sa superbe »23 ou encore le casino soulignent le faste d’antan. Bagnoles de l’Orne est une station qui permet de vivre l’histoire au présent et, souvent qualifiée de ville « hors du temps », elle attise la fibre du « c’était mieux avant ! ».

L’environnement naturel joue un grand rôle dans ce rapport enchanté aux lieux. En 2010, 77.5% de la population française vivait en zone urbaine selon l’INSEE. Ce mode de vie génère bien souvent des tensions, la ville étant associée à des représentations négatives. Faut- il rappeler que le tourisme est, à ses origines, un moyen de s’extraire de la ville « comme si aux utilités de la densification croissante mais stressante des cités répondait, consolateur ou réparateur, le plaisir alternatif de la dispersion extra-muros, quitte d’ailleurs à se rendre dans une autre ville, l’essentiel étant de sortir de la sienne… »24 ? La ville incarne de nombreux maux, tels que la saleté, le bruit, la pollution ou encore le sentiment d’insécurité. B’o Resort joue avec ces représentations dans son Mag du bien-être en Normandie. En quelques phrases, le caractère authentique et sécuritaire des lieux est exposé : « tous les profils de clientèles sont

concernés : […] recherchant un programme pour chacun dans un cadre sécurisé. […]. Une solution idéale dans l’Orne en Normandie pour profiter seul, à deux ou en tribu d’un cadre

unique. Un grand Domaine naturel et authentique aux savoir-faire centenaires »25.

Très nombreux sont les clients à mettre en avant les thèmes de l’authenticité, du calme ou encore de la nostalgie. Alain (soixante et un ans, Magny-le-Désert), qui habite non loin de Bagnoles de l’Orne, analyse cette particularité bagnolaise : « Bagnoles, à des centaines de

kilomètres à la ronde il n’y a pas ça. Vous allez sur la côte dans le calvados, il n’y a pas ça. Il y a des balnéos, plein de choses, mais il n’y a pas ça ici c’est un petit… - Cocon ? – C’est un petit cocon quoi, entouré de forêt et puis bon bah c’est bien. Puis je vous dis ça ne s’est pas trop, parce que ça aurait pu se développer comme ailleurs, ils auraient très bien pu prendre sur la forêt et puis faire des gros… Bah non, là… Ça a un petit côté authentique. Il y a eu une grosse période, 1890-1900 quand ils ont créé le quartier belle époque et qu’ils ont développé Tessé la Madeleine. Mais ça s’est vite, sur vingt ans ça s’est construit, j’avais vu l’historique, sur 15-20 ans oui, et puis après, après, tous les bâtiments neufs, les résidences, et après vous les comptez, les bâtiments neufs après la guerre il n’y en a pas beaucoup. Ca aurait pu se développer davantage. Non mais ça reste un petit cocon et c’est sympa, tranquille… ».

Bernadette (cinquante-huit ans, séjour de cinq jours, région parisienne) expose également sa

23 Le MAG du bien-être made in Normandie, « La Normandie avec "un grand air" ! », B’o Resort, saison 2015, p. 25.

24 URBAIN Jean-Didier, L’envie du monde, Paris, Bréal, 2011, p. 34.

25 Le MAG du bien-être made in Normandie, « La Normandie avec "un grand air" ! », B’o Resort, saison 2015, p. 25.

vision de la ville : « On y arrive, on s’y sent bien, tout est bien indiqué et tout et c’est vraiment

très plaisant, je suis tombée sous le charme hein ». Martine (soixante-cinq ans, séjour de trois

semaines, la Ferté-Bernard) est également attirée par la typicité du site :

« Bagnoles de l’Orne moi j’aime bien parce que c’est vraiment typique comme petite ville et

puis c’est petit, c’est pas, le problème c’est quand il y a des fêtes comme la fête de Pâques là dimanche, c’était difficile de circuler sur le trottoir. Mais en plus c’est une architecture qui fait penser à la belle époque et j’aime beaucoup ! J’aime beaucoup et c’est dans un cadre naturel qui… est formidable quoi ! ». Emmanuelle et Lucia (cinquante-neuf et quarante ans, séjour de

cinq jours, région parisienne) vont même jusqu’à s’imaginer au cœur d’une fable. Ainsi, Emmanuelle s’amuse de son amie : « Elle se prend pour une princesse depuis qu’elle est

arrivée… Elle me traite de Blanche-Neige ». Reprenant son sérieux, elle souligne qu’elle trouve

l’endroit « charmant, attachant, assez typique, typé, dépaysant dans l’époque… »26.

De nombreux interlocuteurs pointent du doigt le sujet de la multi-culturalité. Si les villes sont extrêmement cosmopolites aujourd’hui, Bagnoles de l’Orne incarne encore la « France d’autrefois ». Nicole (soixante-neuf ans, séjour de trois semaines, Lens) exprime ceci : « J’aime beaucoup la ville, je trouve que c’est très calme. Il n’y a pas beaucoup d’étrangers

en ville j’ai trouvé. Parce que chez nous forcément il y a un grand… il y a de tout chez nous. Il y a énormément d’arabes, on a une grosse communauté de yougoslaves, d’italiens, mon mari est d’origine Polonaise. On a eu une arrivée de Polonais, ça c’était avant la guerre. Tandis qu’ici… ici il y a très, très peu d’étrangers, enfin c'est-à-dire qu’il n’y a pas de boulot pour eux non plus hein ». Un autre interlocuteur qui m’a demandé avec énergie de ne pas associer ce

témoignage à son entretien partage le même constat : « Dans la région parisienne il n’y en a

plus beaucoup de français. Alors ça j’ai du mal… Il y en a qui sont corrects [elle évoque ce

qu’elle appelle « les étrangers »], mais il y en a beaucoup qui ne le sont pas. Alors ça fait du

bien [sous-entendu de venir à Bagnoles de l’Orne] ».

Investi sous des formes variées, financières, temporelles, spatiales ou encore imaginaires, le B’o spa thermal demeure toutefois caractérisé par une autre forme d’investissement non encore abordée et pourtant éminemment fondamentale : elle concerne le corps. L’expérience du spa thermal est bien une mise en jeu corporelle. C’est cette question que le prochain développement se propose d’éclairer.