• Aucun résultat trouvé

ESSAI DE TYPOLOGIE

C INQUIEME C HAPITRE

4. L’accès au bien-être ou l’écoute attentive du corps

Luc Boltanski identifie les différences entre classes sociales dans la verbalisation des sensations corporelles et des maladies auxquelles les individus font face. Hormis Aurélie qui, à vingt-sept ans, est dans l’action à tous les niveaux, voit l’avenir de manière très sereine et n’écoute pas spécialement son corps, les enquêtés sont particulièrement attentifs. Ils n’hésitent pas à prendre soin d’eux-mêmes et ne viennent généralement pas dans l’espace du spa thermal par hasard : beaucoup ont déjà mis un pied dans un centre de soin ou de bien-être. Les propos volontaristes de Bernadette (cinquante-huit ans) sont ainsi éclairants : « Le corps c’est le

premier outil, son premier outil. Donc l’outil par rapport aux autres, l’outil pour bouger, pour vivre, donc effectivement faut en prendre soin. Faut pas non plus se regarder le nombril en permanence. C’est pas ça. Mais faut avoir une relation saine avec son corps. Déjà il faut s’accepter […] et puis après voilà, il faut s’en occuper ! ».

La moyenne d’âge des interviewés est située autour de soixante ans. On ne sera pas surpris de constater qu’ils entretiennent avec leur corps un rapport qui a largement évolué tout au long de leur vie. Le témoignage d’Huguette traduit cette évolution et le passage d’un corps visible à un corps sensible12 : « La place avec mon corps, elle a beaucoup évolué dans ma vie. Parce que

j’avais quand j’étais jeune une très forte pilosité notamment au niveau du visage ! Euh… J’ai fait de l’épilation électrique, déjà j’ai eu que mon mari me regarde avec beaucoup d’amour quand on s’est connu, sans jugement c’était très nouveau pour moi, parce que plutôt

12

KAUFMANN Jean-Claude, « Le corps dans tous ses états : corps visible, corps sensible, corps secret » in BROMBERGER Christian, DURET Pascal, KAUFMANN Jean-Claude, LE BRETON David, DE SINGLY François, VIGARELLO Georges, Un corps pour soi, Paris, PUF, 2005, p. 67.

les garçons c’était "t’as vu la barbe qu’elle a". C’était très, très difficile, donc bah je l’ai rejeté [elle fait allusion à son corps], je peux vous dire que je l’ai plutôt rejeté Après, ça c’est un peu amélioré et puis, le laser fait des merveilles donc voilà. Je suis maintenant très attentive à mon corps dans la mesure où je me dis, d’abord il faut qu’il reste, qu’il soit encore en vie, qu’il soit pas… Donc je ne veux pas prendre trop de poids même si depuis l’intervention [chirurgicale pour une prothèse de cheville] j’en ai pris, euh, voilà, je vais voir une esthéticienne, je me masse, voilà, je prends soin de moi ».

Jean-Claude Kauffman souligne que « nos sociétés individualistes démocratiques sont devenues d’immenses machineries à continuellement fabriquer du normal »13. Il parle ainsi de « tyrannie de la beauté ». Huguette a souffert de celle-ci quand elle donnait une importance capitale à son corps visible. Aujourd’hui, elle a basculé dans un rapport sensible à son corps et y est devenue attentive. Alain évoque également avec regrets de ne pas avoir eu cette approche assez tôt dans sa vie : « Ce qui est malheureux, c’est ce qu’on dit toujours, c’est seulement

quand il vous arrive un pépin que vous prenez conscience que son corps il faut s’en occuper. Il faut pas attendre comme moi j’ai du le faire. Bon j’ai toujours fait attention, mais pas suffisamment. Je faisais attention à ma morphologie, beaucoup de choses, mais par contre où je n’ai pas fait attention, c’est que je lui ai trop demandé, hein, il aurait fallu que je m’arrête plus tôt, beaucoup plus tôt […]. Il a fallu que je tombe malade pour m’en rendre compte que j’étais allé trop loin. Maintenant c’est revenu alors là je n’ai plus du tout le même état d’esprit

». Son itinéraire de vie et notamment cette maladie qui l’a frappée sans prévenir l’ont poussé à se remettre en question14. Lui qui, dans la vie active, n’écoutait pas son corps mais privilégiait la dureté au mal à travers un travail omniprésent est maintenant entrain de se remettre en cause perpétuellement : « Son corps, il faut le connaitre, il faut le connaitre, il faut être à l’écoute, ça

c’était une réflexion de Florian [un ancien coach sportif de l’établissement B’o resort], "Sois à l’écoute de ton corps", toujours être à l’écoute de ton corps. Il avait tout à fait raison, le corps commande. Le corps commande, il n’y a pas de doute […]. Si vous demandez de trop, si vous demandez pas assez il va être cool, c’est pas grave mais si la pression monte, il va y avoir un retour ».

François de Singly indique que « le modèle de l’individu moderne est souvent représenté sous la forme de deux cercles. Le premier, le plus extérieur, désigne les "apparences" et le second, le plus intérieur, la vérité de soi. Pour répondre à l’impératif social de devenir lui- même, l’individu ne doit pas se fier au premier cercle mais doit tenter de

13 Ibidem, p. 74.

connaitre le second »15. Michèle entre dans ce cas de figure. Curiste depuis deux années et après avoir successivement subi un AVC et un dysfonctionnement de la tyroïde entrainant une perte de poids, elle a développé un rapport avec son corps plus étroit. « Je suis très attentive, et, en

fait je ressens avant même le diagnostic du médecin, je ressens que ça ne va pas. Souvent, je suis à l’écoute en fait. Je suis à l’écoute, et c’est vrai que quand je vais voir le médecin je lui dis, j’ai ça, ça et ça, et je pense que ça peut être… elle me dit "oui, oui c’est ça". Et quand on se connait bien c’est pas difficile. […]. Je pense qu’au fur et à mesure des années, mon corps entre guillemets s’use un petit peu et commence à manifester des dysfonctionnements. On est un peu obligé de s’y intéresser quand même ».

Dans cette perspective, venir au spa thermal s’inscrirait dans le prolongement d’une connaissance de son corps entrainant une connaissance de soi. Être conscient de son corps, le connaitre et y être attentif serait une première étape dans la quête du bien-être et ainsi permettrait de se conformer aux canons véhiculés dans la société. D’ailleurs, à soixante-dix- sept ans, Claudine représente cette évolution. Elle indique, en effet, qu’elle recherche aujourd’hui un bien-être corporel plus qu’une importance donnée aux apparences : « Je veux me sentir à l’aise,

je veux me sentir en pleine forme. Si j’ai des problèmes d’agilité ça me perturbe, je me fiche pas mal de vieillir, d’avoir des rides. Ça, je m’en fiche mais par contre perdre mon agilité, ça me peine. Je voudrais garder mon agilité et c’est pour ça d’ailleurs que je fais de l’aquagym le plus longtemps possible ! ».

Que les curistes viennent avec l’optique de soulager des douleurs corporelles ou afin de « chouchouter » leur corps, le B’o Spa est le lieu d’un rapprochement intime avec son corps nécessaire à un épanouissement recherché. Néanmoins, cette relation évolue avec le temps. Par conséquent, l’âge des clients fréquentant l’établissement apparaît comme une dimension particulièrement importante à considérer. Si le B’o spa thermal cherche à attirer des publics très variés, la clientèle se caractérise toutefois par un âge moyen plutôt avancé de sorte que ce sont des corps vieillissants qui s’exposent.

15 DE SINGLY François, « Le soi dénudé : sur l’inscription corporelle de l’identité intime » in BROMBERGER Christian, DURET Pascal, KAUFMANN Jean-Claude, LE BRETON David, DE SINGLY François, VIGARELLO Georges, op cit., Paris, PUF, 2005, p. 115.