• Aucun résultat trouvé

Camillo Berneri selon l'Ovra

1.1.5 Un corrupteur de consciences

En tenant compte de la préparation intellectuelle de Camillo Berneri, la police politique fasciste considère que l'anarchiste peut devenir le point de référence de plusieurs

73

40 jeunes militants qui sont prêts à passer à l'action mais qui n'ont pas encore la base idéologique nécessaire pour justifier des actes subversifs. Pour cette raison, les espions de la police donnent toujours beaucoup de poids aux discours que Berneri fait à ses camarades: « Si è tenuti a dare una certa importanza alle sue affermazioni sia per la serietà e e la convinzione con le quali le dice sia per la suggestione che potrebbe esercitare su certi giovani che dessero esecuzione agli ordini di questo feroce spergiuro della propria patria. »74

Même dans les premières notes informatives de la police, il apparaît comme quelqu'un capable d'influencer négativement ses camarades. Dans une note qui date de 1916, les surveillants de l'anarchiste annoncent avec soulagement que les effets de l'action de Berneri dans la politique de Reggio Emilia seront certainement très limités, car le jeune homme devra probablement suivre sa mère et quitter la province à la suite d'une mutation professionnelle liée à son travail d'enseignante. L'alarme suscitée par la présence de l'anarchiste dans le territoire est motivée principalement par la mauvaise influence que Berneri exerce sur ses camarades. En effet, les autorités policières pensent que, après le départ de l'anarchiste de Reggio Emilia, « qualche giovane che lo segue, venendo a restare privo della sua influenza ritornerebbe certamente a far parte dell'ambiente studentesco. »75

La préoccupation des autorités locales s'accentue, lorsque l'anarchiste devient professeur de lycée. Un manuscrit de Vittorio Moneta, un dirigeant fasciste de Camerino, décrit le comportement répréhensible du nouveau professeur : « Fu durante la visita di S.M il Re a Macerata che il Berneri palesamente si manifestò anarchico. Faceva lezione in quel giorno ed agli alunni che gli chiesero vacanza per recarsi col fascio a Macerata a rendere omaggio al sovrano, rispose con parole offensive sia a S.M.che al Regime. »76 Il est évident que les fascistes de la ville des Marches pensent que la conduite négative de Berneri influence ses élèves. Pour cette raison, ils décident d'isoler l'intellectuel lombard et de le battre, en l'obligeant à abandonner finalement sa charge.

Même pendant son exil, Berneri est considéré par la police comme un instigateur de violence. Par exemple, selon une note confidentielle, en avril 1928 Berneri et Alberto Giannini77 se seraient rendus à Bruxelles pour continuer « una nefanda propaganda

74 Camillo Berneri, « L'Okrana fascista in Francia » in Germinal, 2 juillet 1928, p.2.

75 Communication de la préfecture de Reggio d'Émile, 16-5-1916, in Acs, Cpc, D.537, F.1.

76 Lettre manuscrite de Vittorio Moneta, 22-7-1928,in Acs, Cpc, D.537, F.2.

77 Au début, Alberto Giannini est un adversaire du régime fasciste mais en exil change ses positions et devient le directeur de Il Merlo, un journal satirique très critique à l'égard des dirigeants antifascistes. Il arrivera à soutenir que Camillo Berneri était un informateur de l'Ovra.

41 sobillatrice specialmente fra gli elementi anarchici squilibrati-fanatici per eccitare gli animi ed indurli ad agire. »78 Dans la même année, un informateur insiste sur la nécessité de « vigilare e scoprire se e in quale misura Berneri c'entri nel progetto di alcuni scalmanati i quali insistono ad affermare che in occasione del processo di Modugno e del Pavan sapranno dare una dura lezione ai Fascisti. »79 En 1932, selon la police italienne, l’anarchiste travaille pour le compte de Giustizia e Libertà afin de trouver des militants disponibles à réaliser des actions terroristes. Le mouvement de Carlo Rosselli continuait de chercher « i soliti elementi anarchici esaltati per inviarli in Italia, sempre coll'aiuto del Fantozzi e del Berneri. »80 C'est pourquoi la police italienne essaie toujours de surveiller les personnes qui sont en contact avec l'intellectuel libertaire : « Sono stati segnalati come frequentatori del noto pericoloso anarchico Berneri Camillo […] i seguenti sovversivi : 1) Spotti Aureliano […] domiciliato Fidenza muratore ; 2) Beccalori Eduardo […] commerciante generi alimentari. Stop pregasi rigorosa vigilanza frontiera per terra e mare per rintraccio arresto predetti informandone questo Ministero »81.

La police est convaincue que Berneri peut inciter des jeunes hommes d'idéologie révolutionnaire à réaliser des actes terroristes, parce que ses sources lui ont déjà mentionné plusieurs épisodes où l'anarchiste a tenu à ce propos un rôle ambigu. Tout d'abord, nous avons déjà fait référence à la reconstitution des faits présentée par le préfet Rizzo au Tribunale

Speciale per la difesa dello Stato. Dans le témoignage de Bibbi, Berneri est présenté comme

« un educatore di coscienze anarchiche » qui influence négativement Gino Lucetti, l'anarchiste qui attente à la personne du duce. C'est Berneri qui annonce à Bibbi l'arrivée de Lucetti à Milan : « Un giorno del mese di giugno 1926 [Berneri]mi inviò una lettera in cui mi segnalava la partenza del Lucetti per Milano con l'incarico di venirmi a trovare. »82 Quand Lucetti arrive chez Bibbi, il lui avoue que le vrai but de son voyage est « di attentare alla vita del Presidente. Gli dissi che ciò non poteva giovare alla nostra causa e mi meravigliai di

78 Note confidentielle, 13-4-1928, in Acs, Cpc, D.537, F.1.

79 Camillo Berneri, « L'Okrana fascista in Francia » in Germinal, 2 juillet 1928, p.2

80

Note confidentielle, 13-8-1932, in Acs, Ministero dell'interno, Dir. Gen. p. s., Divisione Polizia politica,

Fascicoli personali Serie A 1927-1944,dossier 11, f. Berneri.

81 Télégramme du Ministère de l'intérieur, 11-10-1932, in Acs, Cpc, D.537, F.2.

82 Actes concernant la dénonciation de Camillo Berneri, les frères Molinari et Nella Giacomelli par le préfet Rizzo au Tribunale speciale pour leur implication dans deux attentats advenus en 1926 à Rome et en 1928 à Milan contre Benito Mussolini, in Acs, Tribunale speciale per la difesa dello Stato, D.1155, p.5-6

42 Berneri »83. Il est clair que Berneri est présenté comme celui qui organise l'attentat contre Mussolini, en incitant des camarades plus jeunes à agir contre l'ennemi fasciste.

Même la relation que Berneri entretient avec Fernando De Rosa, un jeune militant antifasciste, éveille les soupçons de la police italienne. Déjà en octobre 1928, un informateur voit Berneri discutant d'une action subversive à réaliser avec un inconnu.84 La Division police politique découvre rapidement qu'il s'agit de l'antifasciste Fernando De Rosa85. La police surveille aussi Zaccaria, un ami de Berneri, et réalise même des perquisitions chez lui pour vérifier si l'anarchiste avait rencontré De Rosa. Ses soupçons ont été éveillés par une lettre de Berneri interceptée par la police. Dans ce document, l'anarchiste italien aurait mentionné la visite d'un « fanciullo » chez Zaccaria mais l'anarchiste lombard faisait référence à un autre jeune suisse envoyé par lui pour avoir des nouvelles à propos de la famille d'un ami. Suite à ces explications, les agents de la police ont décidé de ne pas continuer l'enquête sur cette affaire.

La police italienne est très attentive au comportement de Berneri et de Fernando de Rosa car Menapace lui a communiqué que la relation entre les deux peut représenter un risque très grave pour le régime fasciste. Tout d'abord, selon l'informateur de la police, Berneri a déjà poussé De Rosa à revenir à Lugane pour attenter contre le duce car il pensait que Mussolini s'y trouvait, mais il avait été mal informé. En outre, Menapace soutient que « De Rosa con Berneri avevano giurato di dover uccidere Rocco ». Pour cette raison, il recommande à ses interlocuteurs la plus grande prudence si le Ministre de la Justice italien décidait de venir à l'étranger. Finalement ces suppositions se concrétisent, lorsque Fernando De Rosa, le 24 octobre 1929, tente de tuer le prince Umberto de Savoie à Bruxelles. Cinq jours plus tard l'espion Menapace écrit que les soupçons de la police française vont se porter sur Berneri étant donnée sa relation d'amitié avec Fernando de Rosa86 . Selon Menapace, l'anarchiste reconstruit ainsi sa dernière rencontre avec l'auteur de l'attentat : « De Rosa fu arrestato a la Republique, appena lasciatomi e c'eravamo incontrati alla citè, dove avevano, alla stessa ora, una chiamata della polizia. » Berneri craint que ses ennemis politiques profitent de cette situation pour le traîner dans la boue. Apparemment, Menapace a cette

83 Ibidem, p. 6.

84 Note confidentielle, 15-10-1929, in Acs, Cpc, D 537, F 2.

85 Communication de la Divisione polizia politica, 27-11-1928, in Acs, Ministero dell'interno, Direzione

generale pubblica sicurezza,Divisione polizia politica Fascicoli personali Serie A 1927-1944,dossier 11, f.

Berneri.

43 intention, vu que l'informateur de la police italienne espère être bientôt interrogé par les enquêteurs transalpins sur cette affaire pour démontrer la culpabilité de Berneri et le faire arrêter. Menapace est convaincu de pouvoir accuser l’anarchiste parce que De Rosa, auteur de l'attentat, n'a pas parlé de ses propos avec d'autres personnes : « il De Rosa troppo bene conosceva la leggerezza dei componenti la Concentrazione e quindi è certo che con nessuno parlò di quanto fece. ». Ainsi Menapace espère-t-il que la police française va croire plus facilement à la version des faits qu'il pense suggérer.

L'espion de la police soutient que la relation entre Berneri et De Rosa est si étroite que, après la détention de son ami, Berneri écrit une lettre à Montasini, en lui demandant de se mettre en contact avec lui parce qu'il a besoin de lui parler à propos d'un projet concernant De Rosa. D’après Menapace, l'anarchiste veut essayer de libérer son ami de prison. Pour réaliser ce projet, Berneri « intenderebbe essere informato dall'avvocato difensore del De Rosa su quando il De Rosa venga condotto dalle carceri al Palazzo di Giustizia per essere interrogato. »87

Selon la police italienne, Camillo Berneri a un rôle assez important aussi dans l'homicide de l'espion fasciste Savorelli car Alvise Pavan, un jeune homme républicain, a décidé d'accomplir cet acte sous l'influence de l'intellectuel anarchiste. Ermanno Menapace soutient cette thèse dans Tra i fuorusciti, le livre que l'informateur fasciste publie en 1930. Dans la reconstitution des faits de l'ancien combattant fiumano, Berneri et ses camarades avaient convaincu le jeune homme républicain de tuer Savorelli, en lui reprochant des aides financières que Pavan avait reçues de la part de l’Etat italien. Ensuite, l'intellectuel anarchiste l'avait complètement abandonné à son destin, lorsque Pavan se trouvait en prison et avait demandé son soutien. Même Antonio Bonito, un camarade de Camillo Berneri, génère beaucoup de soupçons sur la conduite de l'intellectuel anarchiste à l'époque de l'homicide de Savorelli. En 1934, ce militant antifasciste est interrogé par la police italienne et, lorsque on lui demande une reconstitution de l'assassinat de Savorelli, Bonito affirme que Camillo Berneri avait de grandes responsabilités dans l'affaire, puisque « il Berneri ebbe molto ascendente sul Pavan »88.

Il est évident que, dans la documentation recueillie par la police italienne et ses collaborateurs, l'importance de Berneri dépend aussi de sa capacité à influencer négativement

87 Note confidentielle, 30-10-1929, in Acs, Cpc, D 537, F 2.

88

Pétition d’Antonio Bonito à Mussolini, 26-3-1934, in ACS, Cpc, D.537, F.2. Cf texte intégral in Annexe n.26, p.578.

44 les jeunes générations. De Rosa, Lucetti, Bibbi et Pavan arrivent à réaliser ou à mijoter des délits contre les institutions italiennes et leurs représentants pour satisfaire la volonté de Camillo Berneri, un professeur charismatique qui profite de son ascendant sur eux pour manipuler leurs jeunes consciences. La culture et la préparation intellectuelle de l’anarchiste deviennent ainsi des instruments criminels au service de l'antifascisme militant qui n'hésite pas à sacrifier les idéaux et la morale de jeunes hommes italiens pour réaliser ses objectifs.