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L’anarchiste, une menace sociale sociale

Camillo Berneri selon l'Ovra

1.1.12 L’anarchiste, une menace sociale sociale

Selon les théories du criminologue Lombroso, le militant anarchiste représente dans son essence une menace pour la société377. Même dans le cas de Camillo Berneri, la police italienne construit progressivement une image correspondant à cette vision théorique du criminologue italien. Nous venons de voir que le premier aspect du militantisme politique de Camillo Berneri qui justifie un étroit contrôle de la police est son hostilité à la guerre. Dès le mois de juillet de 1916, la police a une autre raison pour intensifier le contrôle qu'elle exerce sur les activités de Camillo Berneri : le ministère de l'Intérieur est informé de l'intention du jeune militant d'abandonner le mouvement socialiste au profit de la « setta anarchica ».378 Les conséquences de ce choix politique de Berneri sont immédiates : la police rédige une fiche biographique « in considerazione anche che aveva iniziato propaganda delle teorie libertarie.»379

Visiblement, les autorités italiennes surveillent surtout Berneri pour les actions dont il pourrait être l’instigateur à l'avenir tandis que les activités de propagande réalisées par celui-ci jusqu'à cette période donnée apparaissent moins menaçantes. En effet, à ce moment-là, le comportement du jeune militant ne semble pas très dangereux pour la société : « non ha mai subito condanne, nè è stato proposto per l'ammonizione o pel domicilio coatto » et « verso le autorità serba contegno indifferente. »380 En outre, Berneri ne s’est rendu coupable d’acte violent et son activité de propagande n'a pas donné beaucoup de résultats à cause de l'isolement du mouvement anarchiste en Émilie.

En dépit de son profil inoffensif, Camillo Berneri est fiché par la police italienne et « può considerarsi per le sue attività, intelligenza e fermezza elemento pericoloso. »381 . Il est évident que l'appartenance au mouvement libertaire est une raison suffisante pour le considérer comme une menace pour la société. D'autant plus que le jeune miltant avait déjà essayé de parler en publique à Gênes en 1915, ce qui contribue à le considérer comme quelqu'un « capace di tenere conferenze ». A cette occasion, le jeune militant a été interrompu pendant son discours, car il a été « fatto segno a violenze da parte degli interventisti

377 Cesare Lombroso, Gli anarchici, op.cit., p.31

378 Communication de la préfecture de Reggio d'Émile, 3-91916, in Acs, Cpc, D.537, F.1, 379 Notation de la Préfecture de région d'Émilie, in Acs, Cpc, D.537, F.1.

380 Fiche biographique de Camillo Berneri in Acs, Cpc, D.537, F.1. 381 Ibidem.

121 presenti »382 mais cela faisait tout de même de lui un propagandiste plus dangereux que les autres parce qu'il possédait les capacités d'influencer les masses grâce à son éloquence.

Le Service d'information suit continuellement le parcours du militant anarchiste : pendant la période où il fréquente l'Université de Florence et enseigne dans plusieurs villes de l'Italie centrale, l’homme est observé. Naturellement, comme nous l’avons souligné précédemment, les autorités fascistes supportent difficilement la présence d'un militant anarchiste parmi les enseignants travaillant pour les institutions de l'État italien. C'est pour cela que, selon le témoignage d'un dirigeant fasciste de Camerino, Berneri est « stangato di santa ragione dal fascista Lorenzetti »383. C’est vraisemblablement cet épisode, la stricte surveillance de la police et la fascisation de l’État italien qui ont persuadé Berneri de la nécessité de s’expatrier.

En exil, l'image que la police italienne donne de Berneri évolue notablement car les informations recueillies par ses espions alarment les responsables de la Division police politique. En mars 1927, selon le ministère de l'Interieur italien, Berneri serait prêt à rentrer en Italie pour « compiere un attentato »384 d'où l’urgence de l'intercepter à la frontière de l'État italien pour qu'il soit examiné et arrêté. Après cet évènement, les forces de sécurité de l'État ne considèrent plus Camillo Berneri comme un simple propagandiste des théories anarchistes, mais comme un personnage « subversif » capable de mettre en danger le statu quo. Le statut de Berneri s’est modifié au sein de la police, comme le démontre le fait que, le 24 mars 1927, le Casellario politico Centrale demande de réaliser 130 copies de la photo de l'anarchiste italien à la division photographique afin de les faire circuler dans toutes les préfectures des douanes du Royaume d'Italie. Même ceux qui sont en contact avec lui doivent être placés sous surveillance, car ils sont susceptibles de détenir des informations permettant de neutraliser les projets du séditieux. C'est dans cette optique que, pour pouvoir mieux contrôler ses déplacements, le ministère de l'Intérieur demande à la Préfecture de Reggio Emilia de vérifier les numéros de passeports des membres de la famille de l'anarchiste italien. Ces mesures sont la conséquence des informations concernant les projets les plus nocifs de l'intellectuel anarchiste. La police soupçonne Berneri de planifier une série d'actions violentes dont l'anarchiste serait l’exécuteur direct. C'est ainsi que, même si la source n'est pas considérée comme très crédible, la police italienne prend au sérieux une communication qui lui est

382 Fiche biographique de Camillo Berneri in Acs, Cpc, D.537, F.1.

383 Lettre manuscrite de Vittorio Moneta, 22-7-1928, in Acs, Cpc, D.537, F.2.

384 Communication du Ministère de l'Intérieur pour « Prefetti confine Terra e Mare », 27-3-1927, in Acs, Cpc, D.537, F.1.

122 parvenue le 14 avril 1928385. Selon ce message, plusieurs antifascistes seraient prêts à organiser un attentat à la Chambre des députés et au Popolo d'Italia, l'organe officiel du parti fasciste. Les individus nommés et prêts à passer à l'action seraient Berneri, Nenni et Bergamo : en conséquence, les agents des services secrets italiens sont alertés. L’anarchiste aurait comme cibles des représentants des institutions italiennes à l'étranger. En outre, le 24 mai 1928, une rencontre est prévue entre le député Bisi et l'Ambassadeur à l'Hotel Lutezia à Paris. Selon un informateur, Berneri a déjà préparé le matériel nécessaire pour réaliser un attentat contre les participants de cette réunion. Toutefois, l'anarchiste italien se désiste car la Loge maçonnique intervient pour éviter un désastre386. Nous avons vu que, selon la police italienne, cette organisation souteraine est l’un des soutiens les plus importants de l'activité clandestine de Berneri en exil.

Dans la même année, Emilio Bottiglia, un commerçant milanais au service de la police italienne, affirme avoir entendu une conversation entre deux anarchistes parlant d'un attentat à organiser. Un des deux protagonistes se présentait comme Caleffi et déclarait avoir besoin de l'aide de quelques hommes de confiance pour réaliser une action terroriste387. Bottiglia, plus connu dans les services secrets italiens comme « Pandolfini », aurait mieux compris la situation lorsqu'il a su par l'espion Cremonini que Caleffi était aussi le nom de la femme de Berneri. Évidemment, selon les informateurs de la police italienne, l'anarchiste italien utilisait aussi le nom de famille de son épouse pour tromper les agents de l’État.

L'espion Menapace donne plus de détails sur les projets criminels du lombard. L'ancien combattant fiumano a su que « De Rosa con Berneri avevano giurato di dover uccidere Rocco ». Menapace soutient que le militant anarchiste aurait essayé de réaliser personnellement ce projet : « Berneri ha detto di essere stato tre giorni ad aspettare S.E. il Ministo Rocco a Ginevra, che colà doveva recarsi, per ucciderlo e che lui entro una quindicina di giorni scomparirà facendomi capire che rientrerà in Italia »388. Les suppositions de Menapace concernant les activités de Berneri arrivent rapidement à la Division police politique du ministère de l'Intérieur. Cette dernière décide d'informer la Division des Affaires générales et réservées389. Cette branche du ministère de l'Intérieur résume ainsi la situation psychologique de l'anarchiste :

385 Note confidentielle, 14-4-1928, Acs, Cpc, D.537, F.1. 386 Note confidentielle, 30-5-1928, Acs, Cpc, D.537, F.1. 387 Note confidentielle, 15-10-1928, in Acs, Cpc, D 537, F 2. 388 Information confidentielle, 21-12-1928, in Acs, Cpc, D 537, F 2.

389 Communication de la Divisione Polizia politica pour la Divisione Affari generali e riservati, 26-12-1928, in Acs, Cpc, D 537, F 1.

123 « Il Berneri, irritato ed esasperato ancora di più dai provvedimenti della polizia francese, va manifestando propositi sempre più violenti e , fra gli altri quello di portarsi egli stesso in Italia con alcuni compagni fidati per tentare qualche colpo che possa gettare il disordine nel Paese e la caduta del Fascismo. A tal fine egli cercherebbe di far perdere le sue tracce, in modo che nessuna possa avere sue notizie.»390

Au fil des ans, selon la Division police politique italienne, les mesures prises par les institutions politiques des pays où Berneri se réfugie deviennent de plus en plus contraignantes afin d'empêcher la réussite des redoutables projets de l'anarchiste. L’intellectuel libertaire est désormais considéré comme un dangereux extrémiste dans plusieurs États européens et cela l'oblige à changer de domicile constamment. Malgré ces vicissitudes, en juillet 1930 un informateur anonyme relate que « Berneri, per sue stesse dichiarazioni, continuerà ad organizzare dei "colpi " contro il Fascismo. »391 Pour cela il estime que « egli rappresenti sempre il maggiore pericolo per la sicurezza e l'ordine. » En mai 1932, la Direction Générale de la police italienne présente Berneri encore une fois comme un des militants antifascistes les plus motivés à réaliser des actions violentes afin d’ébranler les assises sociétales du Fascisme : « Si sta componendo un gruppo esiguo di anarchici che, al di sopra di ogni particolare tendenza, siano disposti e pronti all'azione. […] Berneri fa parte del gruppo e Evangelisti si è assunto il compito di essere fra coloro che agiranno all'Estero.»392 Le principal objectif de ce groupe serait la réalisation d'attentats contre des personnalités fascistes se rendant à l'étranger. Parallèlement à ce but, les militants antifascistes appartenant à ce comité voudraient qu’en Italie se forme aussi une cellule anarchiste capable d'agir dans la même direction. Ces plans d’action ammènent la police fasciste à scruter tous les déplacements suspects de Berneri. Finalement, en octobre 1932, un télégramme annonce que l'intellectuel anarchiste est prêt à réaliser une action directe contre le Fascisme : « noto pericoloso anarchico Berneri Camillo avrebbe deciso recarsi clandestinamente nel Regno per uccidere qualche alta personalità fascista »393. Cette communication a été envoyée par le ministère de l'Intérieur à toutes les préfectures italiennes.

Vers la fin du mois de juin 1935, la Division police politique soutient que, grâce à la collaboration de la franc-maçonnerie, Berneri est en mesure de perpétrer l’assassinat de

390 Ibidem.

391Note confidentielle, 28-7-1930, in Acs, Ministero dell'interno, Dir. Gen. p. s. , Divisione Polizia politica,

Fascicoli personali Serie A 1927-1944,D. 11, f. Berneri.

392 Note de la Direction Générale de la police italienne, 6-5-1932, in Acs, Cpc, D.537, F.2. 393 Télégramme du Ministère de l'intérieur, 20-10-1932, in Acs, Cpc, D.537, F.2.

124 Benito Mussolini. Le Grand Maître Ottavio Corgini a donné son accord pour l’exécution d’un projet de Berneri « circa un'azione decisiva di pochissimi elementi contro S.E. il capo del Governo »394. Brichetti soutient aussi que Berneri lui a parlé d'une action importante à réaliser contre le Fascisme mais il s'agit dans ce cas-là d’un projet de grande envergure apparemment: « L'azione sarà fatta con aeroplani, e contemporaneamente alla frontiera si darebbe una concentrazione di uomini (a Parigi vi sono molti anarchici di Carrara e a Parigi moltissimi di Ancona). Insomma l'azione dovrebbe essere grandiosa e di carattere decisivo e tale da rovesciare il Regime. »395

Dans toutes les communications de la police italienne que nous venons de mentionner, Berneri apparaît comme un homme d'action prêt à n'importe quel sacrifice personnel pour mettre en danger l'existence du régime totalitaire présent en Italie. En réalité, cette image de révolutionnaire dangereux n’est présente que dans une petite partie des notes de la police regardant les projets séditieux dans lesquels Berneri est impliqué. Nous allons remarquer qu’aux yeux du service secret italien, Berneri tient souvent un rôle different au sein l’antifascisme italien.

1.1.13 Il « “ Deus ex machina”