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2. Charles Baudelaire : un poète voyageur

2.2 Le second voyage de Charles Baudelaire : la fuite vers la Belgique (avril 1864-

2.2.2 L’Ultime voyage

L’année 1864 fut riche en désillusions pour Charles Baudelaire. Les échecs successifs ont fini par avoir le dessus sur le poète. Deux ans auparavant, la faillite de son éditeur Poulet-Malassis et la suspension de la publication d’extraits du Spleen de Paris dans le journal La Presse, amorcèrent cette période trouble et agitée. Ce désir de partir pour la Belgique était présent chez le poète dès 1863 après l’exil de son éditeur pour la capitale belge. Il lui écrit le 8 août de cette même année : « Je vous écrirai, dans quelques jours, de Bruxelles. Je logerai, sans doute, à l’hôtel du Grand Miroir.1 » Il souhaite également s’exiler

vers la Belgique pour des raisons professionnelles comme il l’indique dans cette lettre destinée à Victor Duruy, alors ministre de l’Instruction Publique :

« Monsieur le Ministre,

Je sollicite de votre Excellence une entrevue dans un délai que votre bienveillance rendra sans doute aussi bref que possible.

Je suis au moment de quitte la France pour quelques temps, dans le but de donner dans des cercles étrangers des conférences publiques sur des sujets relatifs à la peinture et à la littérature.

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Je prie votre Excellence de vouloir bien agréer l’assurance de mon profond respect.

Charles Baudelaire 22 rue d’Amsterdam Auteur des Fleurs du Mal, des Paradis Artificiels, &c. &c... &c. et traducteur des œuvres d'Edgar Poe. »

Ruiné, abattu, Baudelaire fait le choix de partir pour la Belgique dans l’espoir de se renouveler et de trouver un nouveau départ. Baudelaire s’ennuie en France, il rêve de partir vers d’autres horizons où son talent sera enfin reconnu. Le poète est plein d’espoir lors de la réalisation de ce voyage. Il a pour principale ambition de visiter et de découvrir la Belgique, de participer à l’élaboration d’articles pour le célèbre journal L’Indépendance belge et de tenter de faire connaitre sa propre poésie.

Arrivé à Bruxelles le 24 avril 1864, Baudelaire est tout d’abord émerveillé par le pays : « Dans une ville qu’on ne connait pas, tout est beau et excitant ; j’ai passé la journée d’hier à errer.1 »

Les nouveaux paysages qu’il découvre sont synonymes de renouveau et d’inspiration. Le poème en prose Le Tir et le Cimetière est contemporain de cet exil. A travers ce poème, Baudelaire expose son premier contact avec le paysage belge :

« -A la vue du cimetière, Estaminet.- « Singulière enseigne, -se dit notre promeneur,- mais bien faite pour donner soif ! A coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les

poètes élèves d’Epicure. Peut-être même connait-il le raffinement profond des anciens Egyptiens, pour qui il n’y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie. » Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et

fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l’herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil. En effet, la lumière et la chaleur y faisait rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis

de fleurs magnifiques engraissées par la destruction.2 […] »

1PICHOIS Claude et ZIEGLER Jean, Baudelaire, Page 645.

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La mention du lieu dès la première ligne renvoie directement au pays d’accueil. En effet, un estaminet est un débit de boisson généralement de bière mais proposant aussi du tabac se trouvant principalement dans le nord de l’Europe, notamment en Belgique. Il est également fait mention d’un cimetière. Ces deux indications expriment une nouvelle position adoptée par le poète qui est celle du promeneur, du découvreur. Claude Pichois rapporte cette anecdote dans son ouvrage en précisant les conditions de l’écriture de ce poème :

« Il est probable qu’Arthur Stevens sera venu chercher le poète au Grand Miroir1 pour l’accompagner. Par la rue du Singe, les deux amis débouchent rue de la Putterie, où, de l’estaminet Au Duc Jean, part, quatre fois par jour, la diligence d’Uccle. [...]. Après un moment d’arrêt à une ginguette rustique entourée de beaux arbres, on repart par la chaussée d’Alsemberg, elle-même bordée d’arbres. Sa pente raide oblige les chevaux à la gravir au pas.

Baudelaire a tout le loisir d’examiner le paysage. Quel n’est pas son étonnement lorsque, sur la droite, il aperçoit un estaminet qui domine le coteau descendant la vallée de la Senne ;

l’enseigne porte : « A la vue du Cimetière » ! 2

»

Ce poème est donc l’illustration parfaite de ce premier contact entre le poète et la Belgique, pays de l’exil. Baudelaire y retrouve ses démons parisiens puisque l’ivresse et le plaisir sont omniprésents. La mention d’Epicure à la ligne 5 confirme cet attrait pour la fantaisie et pour la volupté. Prônant un certain hédonisme, l’association avec la dimension mortuaire du cimetière est ici atypique mais propre à Charles Baudelaire. En effet, le poète se réjouit de l’excentricité du lieu comme le montre la première partie du poème, véritable discours direct à travers lequel le poète fait la louange du lieu tout en s’extasiant de son originalité. Cette découverte est également synonyme de renaissance. Paradoxe, car le poète émet ce sentiment alors qu’il se trouve dans une sépulture :

« En effet la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense

bruissement de vie remplissait l’air, -la vie des infiniment petits,- coupé à intervalles réguliers

1Hôtel dans lequel Baudelaire résidait lors de son voyage en Belgique. 2

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par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des

bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine. […]1

»

Cette révélation semble provoquer un véritable renouvellement de sa poésie. En associant de cette manière la vie et la mort, Baudelaire conserve cette contradiction fondatrice de sa poésie dans laquelle il prône cet entre-deux constant. La fascination du poète pour cet univers morbide est clairement soulignée. Baudelaire réussit l’association inattendue entre cette dimension sombre et le Beau. Il parvient à rendre poétique et chantant un coup de feu mais aussi ce lieu obscur qu’est le cimetière :

« Un immense bruissement de vie remplissait l’air,- la vie des infiniment petits,- coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme

l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine. Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l’atmosphère des ardents

parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s’était assis.2

»

La vision de de cimetière belge semble fournir à Baudelaire de nouvelles images venant nourrir sa poésie. Cette source d’inspiration est considérable car un autre poème faisant également référence à ce lieu est présent dans le recueil Les Epaves : Un cabaret folâtre 3 :

« Vous qui raffolez des squelettes Et des emblèmes détestés,

Pour épicer les voluptés, (Fût-ce de simples omelettes !)

Vieux Pharaon, ô Monselet ! Devant cette enseigne imprévue,

J’ai rêvé de vous : A la vue

Du Cimetière, Estaminet ! »

La poète rédige ce poème très proche de la forme en prose dans lequel l’influence est similaire. Le sous-titre accompagnant le poème « Sur la route de

1OC, Tome 1, Le Spleen de Paris, Le Tir et le Cimetière, Pages 351-352, lignes 13 à 21.

2Ibid. lignes 16 à 25. 3

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Bruxelles à Uccle », confirme cette idée de mouvement. L’élaboration du poème semble être simultanée avec celle du voyage. Cette découverte entre dans le processus même du mouvement viatique car Baudelaire se retrouve confronté à un décor nouveau qui apporte un nouvel élan à sa création poétique. La référence à Monselet dans ce poème est révélatrice de l’univers noir de Baudelaire. En effet, Charles Monselet était un poète et auteur dramatique français qui s’était indigné devant la poésie macabre de Charles Baudelaire. Cet écho renvoie également au poème en prose vu précédemment dans lequel ce modèle morbide est davantage exposé. Cet exil en Belgique se révèle être bénéfique pour le poète qui trouve dans ce pays de nouveaux décors qui viennent illustrer sa poésie. Cependant, ce départ pour ce nouveau pays, cet isolement choisi, résonnent également comme une volonté de prendre un nouveau départ. Baudelaire souhaite être reconnu en tant que poète et artiste et espère atteindre cet objectif en fuyant la France pour lui préférer la Belgique. A sa venue en 1864, Charles Baudelaire aspire à trouver à Bruxelles, cette reconnaissance et ce public qu’il n’a su acquérir en France. Pour cela, le poète désire marquer les esprits en affichant ses projets professionnels seulement quelques jours après son arrivée. C’est précisément le 29 avril 1864 que le journal L’Etoile Belge annonce une conférence orchestrée par Baudelaire ayant pour sujet principal le peintre Eugène Delacroix. L’évènement eut finalement lieu le 2 mai, le poète portant de nombreux espoirs sur cette première représentation publique dans son nouveau pays d’accueil :

« Messieurs, il y a longtemps que j’aspirais à venir parmi vous et à faire votre connaissance. Je sentais instinctivement que je serais bien reçu. Pardonnez-moi cette fatuité. Vous l’avez

presque encouragée à votre insu.

Il y a quelques jours, un de mes amis, un de vos compatriotes, me disait : c’est singulier !

Vous avez l’air heureux ! Serait-ce donc de n’être plus à Paris ?

En effet, Messieurs, je subissais déjà cette sensation de bien-être dont m’ont parlé quelques- uns des Français qui sont venus causer avec vous. Je fais allusion à cette santé intellectuelle, à

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nous autres Français, nous sommes peu accoutumés, ceux-là surtout, tels que moi, que la France n’a jamais traités en enfants gâtés […] 1

»

A travers cet extrait du discours, préambule à l’exposition réalisée sur Eugène Delacroix, Charles Baudelaire expose ce premier contact positif avec la Belgique. Il se sent revivre dans ce pays encore peu connu et son changement d’attitude est clairement représenté par le contraste avec son état d’esprit en France. Le poète flatte et multiplie les compliments vis-à-vis du peuple belge. L’accueil chaleureux ainsi que la découverte d’un panorama riche en images poétiques et en découvertes favorisent ce bien-être étranger pour Baudelaire. Ce premier congrès fut un succès encourageant pour le poète l’incitant à poursuivre cette démarche de séduction sur son nouveau public belge.