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3. Les Fleurs du Mal : une invitation au voyage

3.3 Poésie et peinture : de l’idéal à la représentation réaliste ?

3.3.2 Le culte des Images

« Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).2 »

Les Fleurs du Mal confirment parfaitement cette citation de Charles Baudelaire. Les nombreux poèmes composant le recueil exposent cette fascination du poète pour la peinture mais surtout pour les images. Baudelaire dans sa création poétique, valorise le rôle des couleurs mais aussi les nuances d’ombres et de lumières. Dans son désir profond d’unir les différentes formes d’Art, le poète souhaite apporter cette dimension picturale à ses poèmes. En effet, de nombreux poèmes exposent des éléments picturaux précis qui laissent dévoiler derrière la création poétique, un véritable tableau. Le poème L’Aube spirituelle expose le goût du poète pour l’alliance particulière des couleurs :

« Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille Entre en société de l’Idéal rongeur,

Par l’opération d’un mystère vengeur

1OC, Tome 2, Exposition universelle (1855), III, Eugène Delacroix, Page 595.

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Dans la brute assoupie un ange se réveille. Des Cieux spirituels l’inaccessible azur, Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,

S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre. Ainsi, chère Déesse, Etre lucide et pur, Sur les débris fumeux des stupides orgies Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,

A mes yeux agrandis voltige incessamment. Le soleil a noirci la flamme des bougies ; Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,

Ame resplendissante, à l’immortel soleil !1 »

En partant de la description singulière de l’aube, Baudelaire propose une véritable représentation poétique et picturale de ce phénomène. Ce poème expose également cette dualité baudelairienne entre idéal et profusion du vice. En effet, cette aube semble faire référence de manière directe à cet Idéal comme le montre les deux premiers vers :

« Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille Entre en société de l’Idéal rongeur2

».

Or, le choix de l’objet représentant cet Idéal ne semble pas anodin. L’aube fait tout d’abord référence au renouveau, au commencement du jour qui se répète de manière circulaire. Les premières lueurs du jour représentent cette alliance subtile et somptueuse de tons, allant du rouge, au rose en passant par le jaune, un dégradé incontournable de couleurs. Le premier vers ouvrant le poème expose cet aspect particulier : « Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille ». La couleur blanche vient contraster avec le rouge rubicond exposant cette opposition et cette association de nuances, phénomène propre à l’aurore. Progressivement, Baudelaire semble suivre ce mouvement accompagnant les

1Op.Cit., Les Fleurs du Mal, XLVI, L’aube spirituelle, Page 46. 2 Ibid., Vers 1 et 2.

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prémices du jour. En effet, la lumière et son éclat se font de plus en plus présents. Le premier tercet fait déjà état du caractère éphémère de cette aurore :

« Sur les débris fumeux des stupides orgies Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,

A mes yeux agrandis voltige incessamment. 1»

Le souvenir de ce phénomène est lié à celui de l’être aimée, mentionné au vers 8 : « Ainsi, chère Déesse, Etre lucide et pur, ». La couleur rose, moins éclatante, vient remplacer le rouge vif du premier vers, exposant les contrastes de l’aube et l’arrivée imminente du soleil. En effet, l’éclat se fait de plus en en plus présent jusqu’à l’apogée du dernier tercet :

« Le soleil a noirci la flamme des bougies ; Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,

Ame resplendissante, à l’immortel soleil ! 2

»

L’aube a laissé place au soleil, dont le flamboiement vient animer la fin du poème. Le choix de Baudelaire est donc révélateur de son attrait pour ces jeux de couleurs et de lumière, qu’il tente de faire apparaitre au sein de sa poésie. Cet aspect est également omniprésent lors de la réalisation d’un voyage. En effet, avant tout il s’agit d’un déplacement dans l’espace et l’image apparait comme la retranscription de ce mouvement. L’image se révèle être un véritable tableau car le voyageur-écrivain désire saisir un moment précis qui a subjugué son regard. Au-delà de cet aspect, il existe également un parallèle entre la réalisation d’un tableau et l’élaboration d’un voyage. En effet, le processus de création sous- entend une méthode précise à suivre et un enchainement d’étapes, deux éléments présents également au sein de la conception viatique. Chez Baudelaire ce lien est également très présent notamment dans le poème Don Juan aux Enfers :

1 OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, XLVI, L’aube spirituelle, Page 46, Vers 9 à 11.

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« Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,

D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

Derrière lui trainaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages

Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

Près de l’époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

Se tenait à la barre et coupait le flot noir ; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir.1 »

Au-delà de la référence à la pièce de théâtre de Molière, Baudelaire propose à travers ce poème une véritable construction digne d’un tableau de maître. Tout d’abord, la première strophe propose une immersion totale au cœur du sujet. Baudelaire utilise un ton narratif, par l’emploi récurrent du passé simple, dans la volonté de mettre en scène le personnage central de son poème : Don Juan. Le poète semble vouloir poursuivre l’œuvre de Molière en mettant en scène cette catabase du héros. Symbole du péché et du blasphème, le choix de ce personnage mythique est révélateur de l’état d’esprit du poète. La scène exposée à travers ce poème représente un mouvement principal descendant, proposant un nouveau genre de voyage, un voyage vers un lieu alternatif : les Enfers. La dimension picturale est omniprésente car Baudelaire réalise une représentation

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détaillée de cette descente aux Enfers. Il mentionne également de manière précise les autres protagonistes de la pièce de théâtre de Molière c’est-à-dire, Sganarelle, le fidèle serviteur de Don Juan, Elvire, la femme trompée et délaissée, Don Luis, le père indigné ou encore la célèbre statue du commandeur qui vient annoncer le destin funeste du héros. Baudelaire propose une véritable ekphrasis de cette scène en l’exposant tel un véritable tableau. L’hypotypose est à son paroxysme à travers les deux derniers vers, venant clôturer le poème :

« Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir.1 »

En effet, Baudelaire expose une scène réaliste, n’hésitant pas à mettre en avant les failles de son héros. Le lecteur semble suivre le déroulement de ce voyage en Enfer de manière immédiate et s’identifie dans le périple de Don Juan. En effet, Baudelaire remplace le passé simple utilisé au début du poème par de l’imparfait, laissant une place importante à la description :

« Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

Derrière lui trainaient un long mugissement.2 »

Cependant, Baudelaire se différencie des écrivains-voyageurs monopolisant le style descriptif et proposant une approche pittoresque de leur environnement. En effet, le poète utilise la description de manière à renforcer la dimension réaliste de ce tableau. Ce poème expose clairement cette volonté profonde de saisir une scène particulière et de la représenter de manière précise et réaliste. Il veut extraire cette esthétique sombre et cette beauté à partir de la représentation d’un lieu sombre et morbide : les Enfers.

1 OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, XV, Don Juan aux Enfers, Pages 19-20, Vers 19-20. 2Ibid.,Vers 5 à 8.

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