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L’Imagination au cœur du voyage

4. Un Voyage rêvé ?

4.1 Une poésie exploratrice : une écriture du voyage

4.1.3 L’Imagination au cœur du voyage

« Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières différentes : « Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie excellente de la nature ». Et cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait

être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. A ces doctrinaires si satisfaits de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie

à la trivialité positive » […] 2»

Charles Baudelaire prône le pouvoir tout entier de l’imagination qui est selon lui l’élément indispensable à la création poétique. Cette « reine des facultés » permet d’articuler et de donner vie aux images en leur apportant un mouvement

1 Ibid., Vers 9 à 1

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essentiel au voyage. C’est par le biais de cette imagination que Baudelaire désire représenter et accéder à son Idéal :

« C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle

décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire

cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. […] 1

»

Cette imagination est pour le poète la base de son processus de création. C’est grâce à elle et par son biais que les correspondances se composent et surgissent plus clairement aux yeux de l’homme. Elle est au cœur même de cette volonté profonde du poète d’unir et de recomposer les symboles. Ainsi, la poésie prend tout son sens grâce à l’imagination. Durant son voyage poétique, Baudelaire utilise ce procédé dans le but de pouvoir accéder à un ailleurs et atteindre cet univers purement sensible. En effet, Baudelaire par son expérience du voyage est conscient qu’il ne s’agit pas d’une véritable solution face au spleen. En effet, cette expérience viatique semble n’avoir fait qu’accentuer les différents troubles du poète. Le poète tente de contrer ce fléau en proposant une nouvelle approche du voyage : une rêverie itinérante. Le poème Bohémiens en voyage expose ce mouvement particulier, cher au poète :

« La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis

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Par le morne regret des chimères absentes. Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,

Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

L’empire familier des ténèbres futures.1

»

Baudelaire fait le choix de décrire un groupe de bohémiens, exposant ainsi un tableau précis de leur passage. Au-delà de la référence picturale2, ce sonnet propose une évolution importante soulignant cette volonté pour le poète d’accéder un ailleurs sensible. Tout d’abord, le premier vers fournit des indications importantes : « La tribu prophétique aux prunelles ardentes ». L’utilisation du terme tribu souligne deux aspects. Premièrement, il précise le caractère exotique de ce groupement car au-delà du nombre il met en évidence une organisation sociale complète faisant directement référence à un univers ethnique. L’adjectif prophétique attribué à ce nom apporte une dimension spirituelle voire religieuse. Cependant, la mention des prunelles ardentes souligne une référence plus mystique voire maléfique. En effet, ce peuple fut durant de longues années assimilé à la sorcellerie. A travers le premier quatrain, Baudelaire crée un lien entre les bohémiennes et une certaine animalité. En effet, non seulement ces femmes portent leurs enfants sur le dos mais leurs poitrines sont assimilées à des mamelles. Alors que le premier vers proposait une représentation spirituelle voire biblique, l’enjambement, présent aux vers 2 et 3, semble accompagner le basculement de point de vue du poète qui propose un aspect exotique voire animal de ce peuple :

« Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits ».

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, XIII, Bohémiens en voyage, Page 18.

2Charles Baudelaire se serait inspiré d’une gravure de Jacques Callot intitulé Bohémiens en

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Tout comme le poète, ce peuple apparait en marge de la société. Le visuel, le regard du poète domine tout au long de ce sonnet. Baudelaire tout comme le lecteur suit le mouvement silencieux de ces bohémiens. La description du décor est quant à elle quasiment inexistante. Il est seulement fait mention de quelques éléments amplifiant le climat chaleureux voire estival. Même s’il est fait mention de verdures au vers 11, le paysage désertique domine, renforcé par le chant du grillon qui semble rythmer la marche des bohémiens. Outre cet aspect purement descriptif, Baudelaire désire représenter les émotions profondes de ce peuple. Tout comme chez le poète, une forme du spleen semble s’emparer des différents protagonistes. La tristesse mais aussi l’affliction se lit dans le regard de ces bohémiens :

« Promenant sur le ciel des yeux appesantis, Par le morne regret des chimères absentes1. »

Cet aspect est d’ailleurs clairement accentué par l’allitération de la labiale p ainsi que par le rythme mécanique et régulier de l’alexandrin exposant la lassitude de la marche de ces bohémiens. Cependant, la mention des chimères apporte une nouvelle dimension à cet itinéraire car elles sont synonymes d’illusion et de mirage. Or, ces illusions sont absentes accentuant le caractère fataliste et soulignant une certaine résignation, sans rêves ni espoir. Mais, les derniers vers du sonnet proposent une nouvelle approche de cette marche solennelle. En effet, la mention de la déesse Cybèle au vers 11, confère cette dimension spirituelle effleurée au début du sonnet. La déesse Cybèle, régnant sur la nature sauvage, est considérée comme l’une des plus importantes divinités au Proche-Orient. Ainsi, le simple passage du peuple bohémien provoque une certaine renaissance de la nature tout en procurant une dimension sacrée à cette

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pérégrination. Ce peuple possède les valeurs profondes recherchées par le poète, vivant en totale harmonie avec la nature.

De plus, le trajet de ces bohémiens est accompagné d’événements hors norme montrant une nature décuplée : « Fait couler le rocher et fleurir le désert1 ». La référence biblique est ici incontestable. En effet, cette anecdote fait directement écho au livre de L’exode dans lequel Moïse guide le peuple hébreu hors d’Egypte vers la Terre Promise. Durant ce pèlerinage, le peuple hébreu se retrouve confronté à de nombreuses épreuves. Ainsi, alors que le peuple se retrouve sans eau, Moïse grâce à l’aide de Dieu réussit à faire jaillir de l’eau d’un rocher provenant du mont Horeb :

« Toute l’assemblée des enfants d’Israël partit du désert de Sin, selon les marches que l’Eternel leur avait ordonnées ; et ils campèrent à Rephidim, où le peuple ne trouva point

d’eau à boire.

Alors le peuple chercha querelle à Moïse. Ils dirent : Donnez-nous de l’eau à boire. Moïse leur répondit : Pourquoi me cherchez- vous querelle. Pourquoi tentez-vous l’Eternel ? Le peuple était là, pressé par la soif, et murmurait contre Moïse. Il disait : Pourquoi nous as-tu

fait monter hors d’Egypte, pour me faire mourir de soif avec mes enfants et mes troupeaux ? Moïse cria à l’Eternel, en disant : Que ferai-je à ce peuple. Encore un peu, et ils me

lapideront.

L’Eternel dit à Moïse : Passe devant le peuple, et prends avec toi des anciens d’Israël ; prends aussi dans ta main ta verge avec laquelle tu as frappé le fleuve, et marche !

Voici, je me tiendrai devant toi sur le rocher d’Horeb ; tu frapperas le rocher, et il en sortira de l’eau, et le peuple boira. Et Moïse fit ainsi, aux yeux des anciens d’Israël.2

»

Le peuple bohémien est ainsi directement associé au peuple hébreu dans sa quête de la Terre Promise synonyme d’un ailleurs, d’un idéal. De cette manière, Baudelaire associe la dimension païenne des bohémiens à une référence biblique déjà annoncée dans le premier vers : « Tribu prophétique ». En effet, le voyage des bohémiens revêt une symbolique chère à Baudelaire. La mention des « ténèbres de l’avenir », dans le dernier vers du poème, souligne à nouveau ce

1 Ibid., Vers 12.

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caractère mystique propre au peuple tzigane. Ainsi, par leurs dons de voyance ce peuple acquiert un certain lien avec le monde invisible. Or, ce monde reste obscur pour le reste des Hommes qui restent aveugles face à cet ailleurs. Le peuple bohémien, quant à lui, grâce à leur ouverture d’esprit, à leurs dons, voit cet « empire familier » qui s’ouvre à lui.

De cette manière, cette volonté d’échapper au spleen peut se réaliser par le voyage. Mais, ce voyage est celui des méandres du rêve et de l’imagination. Baudelaire désire avant tout atteindre cet ailleurs synonyme d’union et d’harmonie. L’imagination permet donc au poète de percevoir ce monde invisible qu’il tente de reproduire à travers sa poésie. Ce monde invisible est également omniprésent à travers ce voyage itinérant mêlant rêve et poésie. Ce pouvoir de l’imagination permet de lutter contre le spleen, cet ennui chronique présent chez le poète. Baudelaire prône la multiplication des sensations auditives et visuelles, exposées à travers ses synesthésies. Cependant, cet aspect est également souligné au sein des paradis artificiels du poète. En effet, par le biais de la drogue ou encore de l’alcool, le poète plonge dans un univers hallucinatoire proposant une représentation de cet Idéal illusoire. Le poème du Haschich illustre clairement cet aspect :

« Ceux qui savent s’observer eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construite leur baromètre spirituel, ont eu parfois à

noter, dans l’observatoire de leur pensée, de belles saisons, d’heureuses journées, de délicieuses minutes. Il est des jours où l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui

avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles. L’homme gratifié de

cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce qu’il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l’esprit et des sens, que je puis appeler sans exagération, si je le compare aux

lourdes ténèbres de l’existence commune et journalière, c’est qu’il n’a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir. […] Parmi les drogues les plus propres à créer ce que je nomme l’Idéal artificiel, laissant de côté les liqueurs, qui poussent vite à la fureur matérielle

et terrassent la force spirituelle, et les parfums dont l’usage excessif, tout en rendant l’imagination de l’homme plus subtile, épuise graduellement ses forces physiques, les deux

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plus énergiques substances, celles dont l’emploi est le plus commode et le plus sous la main, sont le haschisch et l’opium. […]1

»

A travers cet extrait, l’utilisation de ces substances permet au poète d’atteindre cet Idéal tant désiré. L’opium ou encore le hachisch permettent à Baudelaire d’oublier son mal être. Cependant, ces sensations et ce sentiment profond se révèlent être éphémères, ne durant que le temps d’un voyage dans l’univers des drogues. Grâce à l’utilisation de ces essences prohibées, Baudelaire réalise un nouveau voyage mêlant imaginaire et irréel.

A travers l’utilisation de ces différents éléments, l’itinéraire proposé par Charles Baudelaire acquiert une dimension nouvelle. Le voyage entrepris par le poète semble soumettre une proposition novatrice et atypique guidant le lecteur vers un univers fantasmé, idéalisé. Baudelaire désire représenter un monde où toutes les expressions artistiques, tous les sens seraient liés. Cet aspect est d’autant plus mis en avant par le biais des substances illicites omniprésentes dans la poésie baudelairienne. L’utilisation de ces essences ou encore la résurgence des souvenirs provoquent la naissance du voyage baudelairien. Mais, le désir de fuir la réalité de ce monde par le bais du voyage est également lié au mal être profond du poète.