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Un regard nouveau sur le monde

4. Un Voyage rêvé ?

4.1 Une poésie exploratrice : une écriture du voyage

4.1.1 Un regard nouveau sur le monde

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Lors de la réalisation d’un voyage, le but premier du voyageur est avant tout de déchiffrer le monde qui l’entoure et d’exposer sa propre vision de ce nouvel univers qui se propose à lui. Par la suite, la rédaction de cette expérience viatique s’avère être une nouvelle étape qui vient poursuivre le voyage par l’écriture. Que ce soit lors de la découverte, lors de descriptions ou encore à travers diverses anecdotes, le regard de l’écrivain-voyageur semble primer sur les autres sens. Le récit viatique exprime cette domination du visuel qui permet d’accéder aux aspects les plus profonds du voyage. En effet, le voyage permet d’atteindre un rapport différent au réel, l’accès à un lien cognitif avec ce décor mêlant exotisme et nouveauté. Au sein du recueil des Fleurs du Mal, Charles Baudelaire propose également un aspect novateur dans sa relation au monde. Tout au long des différents poèmes, le poète emporte le lecteur dans son univers, lui proposant un voyage atypique permettant d’accéder à une nouvelle forme de poésie : une poésie exploratrice. La poésie baudelairienne est moderne dans sa conception de l’Art. Le poète désire créer une poésie synonyme d’unification et de complétude. Dans son voyage poétique, Baudelaire désire créer des liens entre le visible et l’invisible, le concret et l’abstrait, entre-deux constant au sein de son œuvre. De cette manière, le voyage qu’il propose prône également le pouvoir du visuel, mais en l’alliant à la puissance des autres sens que sont l’odorat, le toucher, le goût ou encore l’ouïe. Le poème exposant concrètement cet aspect est sans aucun doute le célèbre Correspondances :

« La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’Homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

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- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.1

»

Ce poème reflète totalement l’esthétique baudelairienne qui désire lier les différents éléments composant le monde. D’emblée, la nature est mise à l’honneur et est liée à une référence religieuse : « La Nature est un temple2

». Le premier quatrain expose cette incompréhension existante entre l’Homme et cette nature environnante. Or, Baudelaire désire franchir ce gouffre dans le but de créer un univers où tous les éléments se feraient écho : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.3 » Le poète crée un lien profond entre le réel et l’imaginaire, entre le visible et l’invisible dans le but de réaliser un voyage atypique, aux confins de l’Art, une véritable exploration. Grace aux synesthésies, ce poème revêt une dimension universelle. En effet, chacun des cinq sens sont mis en avant et sont associés par la plume de Baudelaire. Ainsi, l’omniprésence de la vue est bien évidemment soulignée à travers un fort champ lexical : « observent », « regards familiers » au vers 4, ou encore « couleurs » au vers 8. Mais, à travers ce poème les autres sens sont aussi mis en lumière. L’odorat est ainsi présent à travers un lexique mêlant senteurs et exotisme : «parfums » aux vers 8 et 9, ou encore cette longue énumération présente au vers 13 « Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens », qui souligne clairement cette association d’odeurs riche en connotation exotique. L’ouïe, le toucher ou encore le goût sont également omniprésents. Baudelaire utilise un vocabulaire riche, tentant de relier ces différents éléments. Les sons viennent qualifier cet univers où les résonances et les sonorités sont nombreuses : « Comme de longs échos qui de loin se confondent 4», « les sons se répondent 1» ou encore la

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, IV, Correspondances, Page 11.

2Ibid. Vers 1. 3Ibid., Vers 8. 4Ibid., Vers 5.

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mention d’un instrument de musique au vers 10 « Comme les hautbois ». Le toucher et le goût ont bien évidemment une place importante au sein de ce poème et viennent s’associer à d’autres sens. De cette manière, le son du hautbois devient « doux » au vers 10, et les « parfums frais » sont associés à des « chairs d’enfants », apportant un aspect morbide à cet univers baudelairien. Or, ces cinq sens sont clairement réunis à travers le mot parfum qui est répété au sein de ce poème :

« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme des hautbois, verts comme des prairies,

- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,2 »

Dans les premiers poèmes de son recueil des Fleurs du Mal, Charles Baudelaire établit une première opposition entre deux mondes différents et pourtant complémentaires. Un premier univers céleste correspond à ce monde idéal recherché par le poète. A ce monde idéalisé s’oppose un univers plus terre à terre, celui des Hommes dans lequel les sensations sont décuplées. Ainsi, ces correspondances établies au sein de ce poème exposent une solution au gouffre existant entre ces deux mondes. Le voyage permet l’apparition de cette notion de passage entre ces deux univers. Le mouvement du voyage devient l’élément déclencheur permettant ce franchissement et la découverte d’un monde nouveau. L’élaboration et la réalisation du voyage provoquent une rupture de l’ordinaire et une véritable prise de conscience sur l’univers. Quelle soit humaine ou esthétique, cette perception devient l’élément majeur au centre de la poésie baudelairienne. C’est pourquoi les analogies réalisées par le poète peuvent être assimilées à un mouvement vertical ou horizontal. La verticalité est suggérée par ce lien que Baudelaire souhaite établir entre le monde terrestre et le monde céleste. L’horizontalité, quant à elle, est exprimée par le biais des

1Ibid. Vers 8.

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rapprochements établis entre les différentes sensations relevées précédemment. Ainsi, c’est par le seul biais du poète et de son art que cette communion entre ces deux univers est possible. Il devient « l’homme [qui] passe à travers ces forêts de symboles 1», qui les interprète et les comprend. Déjà, Baudelaire apparait comme le précurseur d’un mouvement qui trouvera son apogée quelques années après sa mort : le symbolisme. Ce mouvement littéraire et artistique va apparaitre dès les années 1870, et le poète Stéphane Mallarmé, grand admirateur de Charles Baudelaire, en sera l’un des instigateurs. Baudelaire fut considéré comme un poète avant-gardiste en proposant une poésie moderne sur laquelle les symbolistes vont fortement s’appuyer. En effet, les défenseurs de ce mouvement prônent une certaine analogie dans le but d’unir abstrait et concret. Les symbolistes ont une conception particulière du monde, similaire à celle de Baudelaire. Derrière une première vision terre à terre du monde, semble se cacher un univers secret, riche en symboles et en sensations, que ces poètes tentent de déchiffrer et d’unir. Un autre poème extrait du recueil des Fleurs du Mal souligne cet aspect. Il s’agit du célèbre pantoum intitulé Harmonie du Soir :

« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige ! Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

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Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !1 »

La construction particulière de ce poème reflète d’ores et déjà une mélodie particulière, exposant le talent de Baudelaire. En effet, le choix de cette forme n’est pas anodin. Cette forme classique et pourtant originale fait directement référence au recueil de Victor Hugo : Les Orientales. En effet, dans une des notes de son ouvrage, Hugo propose un extrait d’un « pantoum malais, d’une délicieuse originalité » :

« Les papillons jouent à l’entour sur leurs ailes ; Ils volent vers la mer, près de la chaine des rochers.

Mon cœur s’est senti malade dans ma poitrine, Depuis mes premiers jours jusqu’à l’heure présente. Ils volent vers la mer, près de la chaine de rochers…

Le vautour dirige son essor vers Bandam. Depuis mes premiers jours jusqu’à l’heure présente,

J’ai admiré bien des jeunes gens : Le vautour dirige son essor vers Bandam ;

Et laisse tomber de ses plumes à Patani. J’ai admiré bien des jeunes gens ;

Mais nul n’est à comparer à l’objet de mon choix. Il laisse tomber de ses plumes à Patani…

Voici deux jeunes pigeons !

Aucun jeune homme ne peut se comparer à celui de mon choix, Habile comme il l’est à toucher le cœur. »

A la fin de ce poème, le poète conclut par la note suivante :

« Nous n’avons pas cherché à mettre d’ordre dans ces citations. C’est une poignée de pierres précieuses que nous prenons au hasard et à la hâte dans la grande mine d’Orient. »

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Ainsi, le choix de Baudelaire reflète à nouveau cet attrait pour les paysages orientaux, véritables sources de sensations et d’inspiration pour le poète. Il propose un voyage aux confins de l’Orient tout en soulignant ce désir profond de dévoiler un univers caché qui veut dévoiler ses secrets. Il expose également une certaine modernité car il prend certaine liberté avec la forme du pantoum tel que le choix des alexandrins entre autres.

Robert-Benoit Chérix dans son ouvrage consacré aux fleurs maladives, propose l’interprétation suivante :

« Elégie musicale entre toutes. Chaque image y atteint un développement s’étendant sur un vers entier, souvent sur deux, ce qui donne à la pièce une solennité de largo. C’est le style même du symbolisme. Tout fait divers, comme toute description objective, comme toute idée

précise, est banni de ce chant voilé, dont les résonnances créent peu à peu, dans les arrière- plans de l’esprit, une suite d’accords aux vibrations indéfiniment prolongées. […] 1

»

Au-delà des échos mélodieux et des sensations frissonnantes, ce poème dévoile une profonde dimension symboliste. En effet, tout comme dans Correspondances, Baudelaire joue sur cette union entre les sens et les sensations comme le montre le vers 3 : « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ».

De cette manière, Charles Baudelaire se propose d’exposer au sein des Fleurs du Mal, une poésie à la fois moderne et avant-gardiste exposant un voyage particulier et original. En effet, au fil de ses poèmes, le poète semble s’appuyer sur un décor exotique et coloré proposant de découvrir une nouvelle forme de voyage, un voyage sensoriel.