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Le temps : un outil structurant

3. Les Fleurs du Mal : une invitation au voyage

3.2 Temps et Mémoire : le retour ou l’envol ?

3.2.1 Le temps : un outil structurant

Véritable préoccupation pour Charles Baudelaire, la notion de temps est omniprésente au sein du recueil des Fleurs du Mal. Bien évidemment, le Temps structure véritablement l’ouvrage en marquant les différentes étapes et

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l’itinéraire même des Fleurs maladives. De cette manière, le poète utilise cet élément afin d’accélérer, ralentir ou suspendre le mouvement de son recueil. Tout comme le voyage, le poème et son créateur sont soumis au temps. Ce concept est d’ailleurs au centre des réflexions de Charles Baudelaire comme l’expose ce célèbre vers : « L’Art est long et le Temps est court.1

»

Le poète expose une certaine angoisse vis-à-vis du Temps contre lequel il tente de lutter assidûment. Cette inquiétude, ce questionnement sont notamment exposés dans le poème L’Ennemi2 :

« Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils ; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées, Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux

Pour rassembler à neuf les terres inondées, Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? -Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,

Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! »

Cet Ennemi c’est le Temps mais aussi l’Ennui qui vient ronger la vie et le quotidien du poète. Ce sonnet expose une progression nette à travers la métaphore filée des saisons. En effet, le climat est omniprésent et vient rythmer les étapes de la vie du poète. Le premier vers met en avant la jeunesse de l’écrivain qui peut être assimilée au printemps. Cette période est représentée à

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, XI, Le Guignon, Page 17, Vers 4.

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travers cet entre-deux constant fondateur de la poésie baudelairienne constitué de moments de peines et de joies exposés par le biais des éléments climatiques : « Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, / Traversé çà et là par de brillants soleils1 ». Les images du jardin et de la culture sont soulignées à travers ces premiers vers. Ce leitmotiv sera présent tout au long du sonnet, s’associant à la métaphore des saisons. Après le printemps vient l’automne dès le second quatrain, à travers lequel ce jardin baudelairien apparait comme dévasté par les eaux. Cette vision négative est celle du Temps qui progressivement vient poser son joug sur l’existence de l’Homme. Ce dernier se retrouve impuissant face au Temps et l’image de la mort est annoncée dès cette deuxième strophe avec l’emploi de termes renvoyant à l’enterrement, à l’ensevelissement d’un corps : « pelle », « râteaux » au vers 6, ou encore « trous » et « tombeaux » au vers 8. Le premier tercet propose une vision de renouveau et d’espoir, annoncée à travers le premier vers : « Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve ». Ce regain semble être associé à l’inspiration poétique. En effet, ces trois vers font directement références au recueil en lui-même. Les fleurs, ici citées, semblent être les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Le poète semble à travers ce tercet vouloir s’ouvrir vers un avenir certain. La nature est toujours présente en arrière- plan venant appuyer les idées du poète. La grève est affiliée à l’image de la pureté synonyme d’une certaine authenticité recherchée par Baudelaire. Mais, le doute n’est jamais loin et l’alternance entre crainte et espoir est constante. En effet, l’emploi du verbe rêver au vers 9, éloigne le projet baudelairien de la réalité et d’une éventuelle concrétisation. Le dernier tercet évoque clairement les sentiments et les peurs du poète vis-à-vis de ce Temps insaisissable. L’anaphore associée à l’apostrophe renforce le caractère pathétique du jeune poète :

« Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie »2.

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, X, L’Ennemi, Page 16, vers 1 et 2.

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En effet, Baudelaire est conscient du caractère irrémédiable du temps qui passe et l’exprime clairement à travers ce vers dont la ponctuation excessive expose la souffrance et renforce cette dimension pathétique. Cependant, le poète crée également une progression dans la réception même de son poème. Dans les derniers vers du sonnet, Baudelaire propose un discours général avec la mention de la première personne du pluriel au vers 12 « nous ». La première partie du poème est davantage centrée sur la personne même du poète car les marques de la première personne du singulier dominent : « ma jeunesse » au vers 1, « mon jardin » au vers 4, « j’ai touché » au vers 5, ou encore « je rêve » au vers 9. Progressivement, le poète bascule d’un point de vue personnel vers une vision générale en y incluant notamment le lecteur : « Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! ». Baudelaire se sait vaincu par le Temps et est conscient qu’il ne peut que rester impuissant. Cette dimension pathétique est d’autant plus exacerbée car le poète est conscient que seule la Mort apparait comme le seul échappatoire possible, capable de lutter contre l’inexorabilité du Temps. Au-delà de cet aspect, Baudelaire construit ses poèmes avec cette volonté de montrer la présence de cette temporalité. De cette manière, le poète crée un véritable itinéraire au sein de son recueil avec cette idée de progression constante, similaire au voyage. Mais, le poète tente également de déjouer le Temps en tentant de capturer l’instant et de l’exposer à travers un poème. Cette volonté de saisir le moment est à rapprocher du voyage et notamment de la description omniprésente dans les récits viatiques. De nombreux écrivains, utilisent ce procédé dans le but d’exposer ce paysage nouveau et exotique et de l’appréhender dans un moment précis comme si le temps s’était arrêté. Le poème A une passante expose cette même volonté de saisir un moment précis, da capturer le temps :

« La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

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Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair…puis la nuit ! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! 1

»

La ville est au centre du poème et devient le lieu essentiel des réflexions baudelairiennes. Elle est également l’endroit privilégié pour les rencontres. Le poète se retrouve face à une jeune femme qui devient l’objet de ses fantasmes. Ce poème expose un instant quasi figé, tout en représentant paradoxalement, un certain mouvement, celui de la jeune femme. Le temps semble alors suspendu lorsque le poète pose son regard sur la passante. La comparaison des deux premiers vers expose cette sensation de temps suspendu comme immobilisé :

« La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse. »

En effet, le premier vers expose une rue personnifiée sonore, phénomène accentué par la présence de deux hiatus dans le même vers, symbolisant le vacarme environnant cette rencontre. L’apparition de la femme est alors mise en avant et le poète semble l’apercevoir au milieu de la foule. Le sonnet suit le mouvement du regard du poète. Il semble hypnotisé par cette forme qui se démarque au cœur de la foule. La description couvre d’ailleurs quatre vers de manière continue montrant le mouvement rapide de la jeune femme qui, comme

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l’indique le titre, ne fait que passer dans la rue. Cet aspect éphémère est amplifié par le premier vers du premier tercet : « Un éclair…puis la nuit ! – Fugitive beauté ». La construction particulière du vers associée à la ponctuation renforce cette apparition fugace. A partir de ce court instant, de cette brève manifestation, Baudelaire va construire son poème tentant de reproduire cette rencontre transitoire. Ce spectre va devenir un véritable outil de fascination pour le poète comme l’expose la dernière strophe du poème. Le poète se laisse totalement emporter par ses sentiments et ses sensations. L’accumulation des exclamations et des apostrophes associée à un rythme saccadé souligne cette frénésie :

« Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! 1

»

Ce sonnet expose un mouvement particulier celle d’une jeune femme qui passe sous le regard de Baudelaire. Le poète est d’emblée fasciné, crispé, par cette apparition. Le mouvement est ici au centre du poème et confirme cette volonté du poète de proposer une évolution particulière au sein de son recueil. De plus, Baudelaire désire réaliser une certaine pause, saisir ce moment sacré qui présente à ses yeux ce spectre provocateur de cette vision fantasmée.