• Aucun résultat trouvé

2. Charles Baudelaire : un poète voyageur

2.2 Le second voyage de Charles Baudelaire : la fuite vers la Belgique (avril 1864-

2.2.1 L’éloignement de Paris

Dandy à l’allure et au tempérament particulier, il est certain que Charles Baudelaire n’était pas connu pour sa sobriété. Fréquentant les cafés du boulevard Montmartre, le poète était un authentique parisien vouant une véritable passion à la capitale. Le Spleen de Paris est l’exemple probant du lien particulier existant entre la ville et le poète. Il semblerait que ce soit lors de la découverte de tableaux du peintre et graveur Charles Méryon, que Baudelaire ait

34

ressenti l’envie profonde de consacrer son œuvre et sa poésie à la capitale parisienne1 :

« Et puis Méryon ! Oh! Ça, c’est intolérable. Delâtre me prie de faire un texte pour l’album. Bon ! Voilà une occasion d’écrire des rêveries de dix lignes, de vingt ou trente lignes, sur de belles gravures, les rêveries philosophiques d’un flâneur parisien. Mais M. Méryon intervient,

qui n’entend pas les choses ainsi. Il faut dire : à droite, on voit ceci ; à gauche, on voit cela. Il faut chercher des notes dans les vieux bouquins. Il faut dire : ici, il y avait primitivement douze fenêtres, réduites à six par l’artiste ; et enfin il faut aller à l’Hôtel de Ville s’enquérir de

l’époque exacte des démolitions. M. Méryon parle, les yeux au plafond, et sans écouter aucune observation. »2

Moderne dans sa manière d’évoquer et de décrire la ville, Baudelaire propose une nouvelle approche de l’urbanisme à la fois personnelle et faisant écho au mal être d’une société en pleine expansion. Dans son désir de représenter ce Paris dans sa pure réalité, Baudelaire revêt le costume du flâneur, témoin de l’effervescence de la vie parisienne. Evoluant dans le Paris du milieu du XIXème siècle, le poète est confronté aux nombreux changements subis par la capitale. L’urbanisation, motivée par l’industrialisation et l’exode rural, participe à cette métamorphose. Ce constat est représenté à travers le poème Les foules dans lequel le poète est confronté directement à cette masse le renvoyant davantage à son propre isolement :

« Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la

passion du voyage. »3

Tout au long du poème, le poète défini par sa solitude existentielle est opposé à ce mouvement de foule, fondateur de la vie urbaine. Baudelaire évoque à nouveau la place caractéristique du poète qui se distingue du reste de la population. Il se qualifie de « promeneur solitaire » à la ligne 18, baladant son regard sur ce qui l’entoure.

1ANNEXE n°5.

2Lettre à POULET-MALASSIS datant du 16 Février 1860.

3

35

Cette même idée est également présente dans le journal intime du poète, Mon cœur mis à nu où il exprime cette relation paradoxale qu’il entretient avec la ville :

« Etude de la grande Maladie de l’horreur du Domicile. Raisons de la Maladie. Accroissement progressif de la Maladie. »

« L’Homme aime tant l’homme que quand il fuit la ville, c’est encore pour chercher la foule, c’est-à-dire pour refaire la ville à la campagne ».1

Ces quelques phrases suggèrent la relation conflictuelle entre Charles Baudelaire et Paris, ville muse du poète. En effet, malgré sa fascination profonde et son amour pour la capitale, source des plaisirs et de l’inspiration poétique, Baudelaire ressent également une certaine frustration face à cette ville en constante mutation. Les changements architecturaux ordonnés par Haussmann dès 1854 ont participé à cette vision nouvelle. Ce mal être du poète dans cette ville qui lui devient progressivement étrangère est aussi accentué par son statut d’Homme de Lettres :

« Enfin ! Seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! La tyrannie de la

face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. Enfin ! Il m’est donc permis de me délasser dans le bain des ténèbres ! […]

Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre […], m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié

quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un

parfait drôle ; ouf ! Est-ce bien fini ? […]2

De plus, après l’accueil peu chaleureux des deux éditions des Fleurs du mal, Baudelaire apparait comme un marginal dont le talent n’est encore que peu reconnu.Mais, ce procès et cette condamnation eurent une incidence particulière sur la carrière du poète. Après la condamnation de l’ouvrage en 1859 par la justice de Napoléon III, le poète a certes gagné en notoriété mais sa poésie reste

1OC, Tome 1, Mon cœur mis à nu, XXI, Page 689.

2

36

peu populaire, cantonnée à un certain milieu littéraire. Seuls certains Hommes de Lettres ont pu vanter les qualités de ce recueil, comme Victor Hugo qui a mentionné à l’égard de l’ouvrage : « Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles » tout en ajoutant que le recueil apportait un « frisson nouveau » à la littérature.

Au-delà de la valorisation de la part de certains grands auteurs contemporains, Baudelaire essuie de nombreuses critiques et doit affronter de nombreux détracteurs.

Incompris, rejeté, Baudelaire ne trouve plus sa place dans son propre pays. Ce sentiment est exposé dans de nombreux poèmes montrant la condition particulière du poète dans le monde. Tout comme cette figure du poète, Baudelaire ne trouve pas sa place. Cette sensation provoque chez le poète une volonté de fuir, d’échapper à cette situation étouffante. Le voyage devient alors une nécessité pour le poète. Le poème Any Where Our Of The World1, expose

cette volonté profonde de partir afin de prendre un nouveau départ :

« Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.

Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.

« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous

les arbres. […]2

»

La métaphore filée de l’hôpital présente tout au long du poème, expose la vision pessimiste de l’existence pour le poète. Sa vie parisienne semble ne plus lui convenir et il désire s’éloigner de cette situation par le biais du voyage. L’emploi du verbe vouloir expose cette forte volonté de fuir tandis que l’intention de voyage est confirmée par l’idée du déménagement qui sous-entend

1OC, Tome 1, Le Spleen de Paris, XLVIII, Any Where Out Of The World, Pages 356-357.

2

37

ce mouvement, ce déplacement. Baudelaire propose diverses destinations, le Portugal avec Lisbonne, synonyme de soleil et de paresse, puis les Pays-Bas avec Rotterdam référence à un pays emprunt à la béatitude et à la paix ou encore Batavia, aujourd’hui Jakarta, synonyme de dépaysement et d’exotisme, Tornéa - et non Tornéo-, dans l’Europe de l’Est à la frontière de la Suède et de la Finlande avant de choisir le cap le plus extrême en évoquant le pôle, montrant cette volonté de fuir le plus loin possible.

De cette manière, le voyage devient l’équivalent d’une fuite pour Baudelaire mais aussi le symbole du désir d’un nouveau départ.