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Une architecture spécifique : un récit de voyage ?

3. Les Fleurs du Mal : une invitation au voyage

3.1 Un recueil structuré

3.1.1 Une architecture spécifique : un récit de voyage ?

Le recueil des Fleurs du Mal offre une organisation particulière par sa composition en diverses sections, six au total : Spleen et idéal, Tableaux

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parisiens, Le Vin, Fleurs du mal, Révolte et La Mort. Baudelaire lui-même vantera la qualité structurelle de son ouvrage en affirmant :

« Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album et qu’il possède un commencement et une fin »

Barbey d’Aurevilly, romancier et grand ami du poète encensera l’opuscule en revendiquant le talent de Baudelaire face à cette architecture cachée, proposant un découpae préétabli et cohérent dans le but d’exposer une certaine évolution tout au long de la lecture des cent vingt-six poèmes composant l’œuvre.

Baudelaire, traducteur d’Edgar Poe, confirme cette même idée dans l’introduction de l’ouvrage Nouvelles Histoires extraordinaires, valorisant l’importance d’une organisation et d’une structure :

« Dans la composition toute entière, il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tente, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. […]

La construction, l’armature, pour ainsi dire, est la plus importante garantie de la vie mystérieuse des œuvres de l’esprit. »

Ainsi dans le recueil des Fleurs du Mal, chaque poème semble être disposé à une place qui lui est propre selon un ordre particulier exprimant un schéma voulu par Charles Baudelaire. De cette manière, l’ouvrage débute par un prologue servant d’introduction au recueil, à travers le poème Au Lecteur 1

:

« La sottise, l’erreur, le péché, la lésine, Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

Et nous alimentons nos aimables remords, Comme les mendiants nourrissent leur vermine. Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ; Nous nous faisons payer grassement nos aveux, Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,

Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste

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Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste […]1

»

Sa place dans le recueil revêt une importance considérable servant à la fois de présentation et d’ouverture pour les Fleurs maladives de Baudelaire. Ce poème liminaire sert d’exorde mais permet également au poète d’exposer les thèmes majeurs de sa poésie et de son esthétique. Véritable réquisitoire, ce premier poème virulent met le lecteur face à ses fautes comme l’indique le premier vers du poème : « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine ». Employant un ton vif et acerbe, Baudelaire désire interpeler en plein cœur son lectorat.

Les nombreuses exclamations associées à un vocabulaire violent et brut exposent cet appel tout en montrant un visage sombre de la condition humaine. Baudelaire, fidèle à sa poésie obscure et provocante, utilise cette vision moderne associant le Beau et le Mal. Ce premier poème ouvrant le recueil, expose cette conception particulière visant à montrer cet univers sombre et morbide venant qualifier la condition humaine. Le champ lexical du mal, de la damnation est omniprésent avec la mention à la fois de « Satan » au vers 9 et du « Diable » au vers 13.

La force du nom de Satan est d’ailleurs amplifiée par l’utilisation du terme « Trismégiste » signifiant « trois fois très grand ». De plus, cet adjectif était utilisé durant l’Antiquité pour qualifier une des divinités de l’Olympe, Hermès, compagnon et éclaireur des voyageurs mais également guide des âmes vers les Enfers.

Cette association renforce la référence ténébreuse. La mention des « Enfers » au vers 15, des « ténèbres » au vers 16, de « Démons » au vers 22, ou encore de « monstres » au vers 31, associé à un vocabulaire mêlant l’horreur et l’avilissement, l’abjection : «vermine » au vers 4, « bourbeux » au vers 7, « répugnant » au vers 14, « puent » au vers 16, « débauché » ou encore « baise »

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au vers 17, « martyrisé » et « catin » au vers 18, « helminthes » au vers 21, « plaintes » au vers 24, « le viol », « le poison », « le poignard » et « l’incendie » au vers 25, « piteux destins » au vers 27, « les lices » au vers 29, « glapissants », « hurlants », « grognants », et « rampants » au vers 31, « infâme » et « vices » au vers 32, « laid » et « immonde » au vers 33, ou encore « débris » au vers 35, renforcent cette dimension profondément sombre et hostile qui apparait tout au long du poème. Au-delà de ce vocabulaire assurément noir et revendiqué par Baudelaire, le poème expose également des thèmes essentiels et récurrents tout au long des Fleurs du Mal. La mort, le péché, la religion, la condition humaine entre autres, sont omniprésents tout au long du recueil. L’ennui est également au cœur des préoccupations de Charles Baudelaire qui tente de prévenir le lecteur contre cet obstacle, comme le montre le dernier quatrain du poème :

« C’est l’Ennui ! – l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, -Hypocrite lecteur, - mon semblable,- mon frère ! »

Le rôle introductif est donc totalement assuré par ce poème Au Lecteur servant de préliminaire au recueil. Le poème suivant intitulé Bénédiction 1 suit ce schéma, proposant une certaine évolution et présentant le poète, personnage principal de cet ouvrage. En effet, le poème en lui-même présente l’évolution du poète de sa naissance à l’âge adulte et expose sa relation complexe au monde :

« Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le poète apparait en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié : -« Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,

Plutôt que de nourrir cette dérision ! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

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Où mon ventre a conçu mon expiation ! Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes

Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes Comme un billet d’amour ce monstre rabougri […] 1

»

D’emblée, le statut du poète est exposé. Sa connexion avec le monde extérieur semble fixée dès sa naissance comme le montrent les premiers vers du poème. De plus, le poète est comparé à un être divin exposant sa supériorité sur l’Homme lambda. Cette position hors du commun confirme la place toute particulière du poète dans cet univers.

Au-delà de la condition et de la situation du poète, ce poème revêt un rôle particulier au sein du recueil car il introduit la place particulière du poète et introduit l’élément principal du recueil avec cette dimension religieuse toujours omniprésente. Ce premier poème du recueil succédant au poème liminaire Au Lecteur, tient entièrement son rôle d’exposition.

Cette véritable structure apparente au sein des Fleurs du Mal, permet de démontrer de quelle manière Charles Baudelaire a voulu organisé son recueil dans une perspective didactique. Cet agencement est a rapproché de la structure même des récits de voyage dont l’architecture et la rédaction sont véritablement codifiées. Tout comme le voyage en lui-même, la poésie de Baudelaire suit un déroulement précis et agencé. En effet, l’écrivain-voyageur est soumis aux aléas du voyage, subissant à la fois une certaine chronologie et un certain ordre spatial. Le terme même de récit sous-entend cette structure nécessaire voire indispensable. Le récit viatique alterne entre passages narratifs et descriptifs laissant le voyage guider l’écrivain. Tout comme le voyage, le récit comporte un début et une fin, un départ et un retour. L’évolution du récit de voyage au XIXème siècle a également permis la mise en place d’une certaine codification dans un but de revalorisation du genre. En effet, l’argumentation se fait précise

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alternant avec des descriptions profondes permettant de suivre le déroulement complet du voyage :

« S’il est une spécificité du texte viatique, elle réside sans doute dans son principe de composition. Montage de genres, de voix, de textes, le Voyage est comme prêt à accueillir

l’ensemble des discours du monde et le tour du relationnaire varie, selon ce que

Chateaubriand appelait dans l’une des préfaces de son Itinéraire « le mouvement de la pensée et de la fortune » […] 1»

Le lien entre l’œuvre poétique de Baudelaire et le genre viatique est clairement exposé d’un point de vue structurel. En effet, Les Fleurs du Mal comporte une véritable construction stratégique visant à créer un fil conducteur tout au long des poèmes. Ce développement rappelle clairement celui du voyage dont chaque étape devient un élément fondateur du récit.