• Aucun résultat trouvé

4. Un Voyage rêvé ?

4.3 Un Voyage quête

4.3.3 L’échec d’une quête ?

Le voyage de Charles Baudelaire réalisé au sein des Fleurs du Mal oscille entre rêve et imaginaire. En effet, le poète désire atteindre un paradis perdu par le bais de la poésie. Tour à tour, Baudelaire s’appuie sur des références religieuses ou mythiques dans le but de revoir ce monde idéal. Cependant, cette quête est à mainte reprise entravée par les démons profonds du poète. Les paradis artificiels sont au centre des préoccupations du poète comme l’exposent les poèmes

1Op. Cit., Prière, Page 125.

168

composant les sections Le Vin et Fleurs du Mal. Ces éléments sont une solution éphémère pour le poète dans le but d’accéder momentanément à cet Eden. Par le biais de l’alcool ou encore des plaisirs charnels, le poète s’évade durant quelques instants et tente d’échapper au spleen. Cependant, Baudelaire désire avant tout acquérir une plénitude spirituelle. En effet, l’itinéraire que propose le voyage des Fleurs du Mal est centré sur un désir profond d’atteindre un paradis perdu dans lequel le poète trouverait enfin sa place.

Baudelaire se détourne alors de Dieu, qui n’a su répondre à ses attentes et progressivement plonge dans le monde de Satan, véritable prince déchu tout comme le poète.

La dernière section venant clore le recueil intitulée La Mort indique le véritable but du voyage rêvé entrepris par le poète. Les différents poèmes composant cette section sonnent comme le dernier espoir s’offrant au poète. Le poème Le Voyage est l’élément essentiel du recueil, véritable clé de la quête du voyage baudelairien :

I

« Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, L’univers est égal à son vaste appétit.

Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! Un matin nous partons, le cerveau plein de flammes,

Le cœur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers : Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ; D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,

Astrologues noyés dans les yeux d’une femme, La Circé tyrannique aux dangereux parfums. Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent

D’espace et de lumière et de cieux embrasés ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,

169

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la force des nues, Et qui rêvent, ainsi, qu’un conscrit le canon, De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils

La Curiosité nous tourmente et nous roule Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où ! Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse, Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ; Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »

Une voix de la hune, ardente et folle, crie : « Amour…gloire…bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie Est un Eldorado promis par le Destin ;

L’Imagination qui dresse son orgie Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin. Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !

Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques

Dont le mirage rend le gouffre plus amer ? Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,

Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ; Son œil ensorcelé découvre une Capoue Partout où la chandelle illumine un taudis.

170

Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !

Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers. Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !

Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,

Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. Dites, qu’avez-vous vu ?

IV

« Nous avons vu des astres

Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ; Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,

Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici. « La gloire du soleil sur la mer violette, La gloire des cités dans le soleil couchant, Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète

De plonger dans un ciel au reflet alléchant. « Les plus riches cités, les plus grands paysages,

Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux De ceux que le hasard fait avec les nuages Et toujours le désir nous rendait soucieux ! « -La jouissance ajoute au désir de la force. Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,

Cependant que grossit et durcit ton écorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin, Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

« Nous avons salué des idoles à trompe ; Des trônes constellés de joyaux lumineux ; Des palais ouvragés dont la féérique pompe

171

« Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ; Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »

V

Et puis, et puis encore ? VI

« Ô cerveau enfantin !

« Pour ne pas oublier la chose capitale, Nous avons vu partout et sans l’avoir cherché,

Du haut jusques en bas de l’échelle fatale, Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché : « La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,

Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ; L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,

Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ; « Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;

La fête qu’assaisonne et parfume le sang ; Le poison du pouvoir énervant le despote, Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

« Plusieurs religions semblables à la nôtre, Toutes escaladent le ciel ; la Sainteté, Comme en un lit de plume un délicat se vautre,

Dans les clous et le crin cherchant la volupté ; L’Humanité bavarde, ivre de son génie, Et, folle maintenant comme elle était jadis,

Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie : « Ô mon semblable, ô mon maitre, je te maudis ! »

«Et les moins sots, hardis amants de la Démence, Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,

Et se réfugiant dans l’opium immense ! -Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »

172

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :

Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;

Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres, A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres

Qui savent le tuer sans quitter le berceau. Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,

Nous pourrons espérer et crier : En avant ! De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,

Les yeux fixés au large et les cheveux au vent, Nous nous embarquerons sur la mer de Ténèbres

Avec le cœur joyeux d’un jeune passager. Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger « Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange

Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ; Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? » A l’accent familier nous devinons le spectre ; Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. « Pour rafraichir ton cœur nage vers ton Electre ! »

Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. VII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

173

Au fond l’Inconnu pour trouver du nouveau ! 1

»

Ce long poème venant clore le recueil souligne l’aboutissement du parcours réalisé par Baudelaire tout au long du recueil. Ce poème est divisé en huit chapitres à travers lesquels le poète expose sa vision du voyage. Premièrement, le poète souligne l’un des thèmes majeurs du voyage : l’évasion. Le désir profond des Hommes de partir vers un ailleurs est au cœur de ces premiers vers. Que ce soit dans une perspective de découverte ou de fuite, les Hommes possèdent cette volonté de partir loin de leur quotidien. D’emblée, Baudelaire s’appuie sur des éléments fondateurs du voyage tel que la référence directe à l’œuvre d’Homère, L’Odyssée. En effet, par la mention du personnage de Circé au vers 12, le poète ouvre le réseau intertextuel au cœur de ce poème :

« La Circé tyrannique aux dangereux parfums. Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent D’espace et de lumière et de cieux embrasés La glace qui mes mord et les soleils qui les cuivrent,

Effacent lentement la marque des baisers.2 »

Ainsi, Baudelaire choisit de se référer à l’une des figures dominantes du voyage : Ulysse. Ce personnage représente non seulement le voyageur mais aussi l’exilé et l’homme en quête de son Idéal. En effet, Ulysse vogue sur les mers dans le but de retrouver son île d’Ithaque sur laquelle se trouvent sa femme Pénélope et son fils Télémaque.

Cependant, l’enthousiasme du poète n’est que de courte durée. Dès le deuxième chapitre, Baudelaire souligne les dangers et l’inanité du voyage. Le ton du poète se durcit comme l’expose l’accumulation des phrases exclamatives exposant également son émoi :

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, CXXVI, Le Voyage, Pages129-134.

174

« Ô le pauvre amoureux des pays chimériques ! Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, Ce matelot ivrogne, inventeur des Amériques Dont le mariage rend le gouffre plus amer ? 1»

De plus, le terme horreur présent au vers 25 accentue la vision négative du poète, d’autant plus que le mot est placé à la césure de l’hémistiche du vers :

« Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule »

Baudelaire semble n’avoir d’estime que pour un genre précis de voyageur mentionné dans la première partie du poème :

« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! 2»

Ces voyageurs sont ceux de l’inconnu, de véritables aventuriers qui partent sans but précis vers un ailleurs.

Par la suite, Baudelaire énumère les différentes raisons qui entrainent l’Homme à entreprendre un voyage à travers de nombreux exemples. Ainsi, il souligne les décors, les costumes mais aussi l’exotisme omniprésent véritable attraction pour l’homme-voyageur.

Cependant, l’idée principale dominant ce poème est l’échec du voyage. En effet, Baudelaire souligne le fait que toute entreprise d’évasion, de découverte se conclut par une amère déception. Ce revers est accentué par un style exposant la dimension négative du voyage notamment à travers l’utilisation d’un lexique particulier : « cruel » au vers 28, « enfer » au vers 36, « ivrogne » au vers 43, « vieux vagabond » au vers 45, « désastres » au vers 59, « tyran » au vers 91 […]

1 OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, CXXVI, Le Voyage, Pages129-134.,Vers 41-44. 2 Ibid., Vers 17-20.

175

L’Homme est constamment tenté par le voyage mais ce dernier semble inutile et décevant car jamais l’Homme ne réussit à atteindre l’objectif premier de ce voyage : un lieu synonyme d’Idéal. La quête baudelairienne semble donc se conclure sur un échec car le poète ne trouve pas de point d’ancrage, de point d’arrivée à la fin de son parcours.

Baudelaire désire alors entreprendre un voyage suprême qui quant à lui le mènerait sur le chemin du bonheur et de la plénitude : la Mort. En effet, la dernière partie du poème se révèle être une véritable louange envers la mort :

« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond l’Inconnu pour trouver du nouveau ! 1

»

L’émoi du poète se fait plus intense comme le souligne les nombreuses exclamations et les apostrophes adressées directement à la mort devenue le véritable protagoniste de ce poème.

Le poète devient alors semblable à la figure mythique d’Orphée, véritable héros voyageur. Après la mort de sa femme, Eurydice, Orphée inconsolable décide de descendre aux Enfers afin de la ramener du royaume des Morts. Hadès, Dieu des Enfers, accepte de laisser repartir la belle Eurydice à condition qu’Orphée ne pose ses yeux sur elle qu’une fois sorti des Enfers. Cependant, alors que le jeune héros s’apprêtait à sortir des Enfers, Orphée ne put résister à la tentation de contempler la jeune femme, voyant ainsi Eurydice disparaitre sous ses yeux.

176

Tout comme le personnage d’Orphée, Baudelaire considère le voyage vers la Mort comme l’ultime solution. Ce voyage final résonne comme l’amorce d’un renouveau reflétant la libération et la plénitude.

Ce nouveau voyage résonne comme le dernier espoir pour le poète rappelant ce vers extrait du poème en prose Anywhere Out Of The World :

« Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Comme le souligne Robert-Benoit Chérix dans son ouvrage :

« Les Fleurs du Mal s’ouvraient sur le voyage de l’adolescent dans les mers ensoleillées. Mais toutes les tempêtes ont foncé sur celui dont la demeure était, tel un roi de l’azur, au-dessus des nuages… Le livre se ferme sur un autre voyage, et le pèlerin, épuisé par mille défaites, voire par mille vaines conquêtes, sur un océan ténébreux, navigue au-devant de la Mort. Elle est sa

dernière espérance. 1»

1 Robert-Benoit CHENIX, Commentaire des « Fleurs du Mal », Essai d’une critique

177