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3. Les Fleurs du Mal : une invitation au voyage

3.2 Temps et Mémoire : le retour ou l’envol ?

3.2.2 Le bercement

Le Temps semble lier étroitement le recueil de Charles Baudelaire avec le genre viatique. Au-delà de cette angoisse et de cette considération pour le Temps communes, l’écrivain-voyageur et Baudelaire sont guidés dans leur démarche et dans sa progression par cette temporalité. Par définition, le voyage est l’expression du temps qui passe. Au cours de son itinéraire, le voyageur est soumis aux heures qui s’enchainent interminablement. Un mouvement

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particulier et propre au voyage est omniprésent au sein des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire : le bercement. Ce déplacement répétitif et ininterrompu est fondateur du voyage. En effet, ce va et vient cons tant rappelle cette oscillation particulière, vécue notamment lors d’un voyage en mer. Baudelaire tente de reproduire ce mouvement caractéristique à travers sa production poétique. Le poème La Musique est significatif de ce balancement :

« La musique souvent me prend comme un mer ! Vers ma pâle étoile,

Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés Comme de la toile,

J’escalade le dos des flots amoncelés Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions D’un vaisseau qui souffre ;

Le bon vent, la tempête et ses convulsions Sur l’immense gouffre

Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir De mon désespoir !1 »

Dans une lettre adressée au compositeur Richard Wagner datée du 17 février 1860, Charles Baudelaire loue le talent du musicien tout en décrivant son ressenti après l’écoute d’un de ses concerts, où fut joué notamment le très contesté Tannhaüser :

« […] Ensuite le caractère qui m'a principalement frappé, ç'a été la grandeur. Cela représente le grand, et cela pousse au grand. J'ai retrouvé partout dans vos ouvrages la solennité des

grands bruits, des grands aspects de la Nature, et la solennité des grandes passions de l'homme. On se sent tout de suite enlevé et subjugué. L'un des morceaux les plus étranges et

qui m'ont apporté une sensation musicale nouvelle est celui qui est destiné à peindre une extase religieuse. L'effet produit par l'Introduction des invités et par la Fête nuptiale est immense J'ai senti toute la majesté d'une vie plus large que la nôtre. Autre chose encore : j'ai

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éprouvé souvent un sentiment d'une nature assez bizarre, c'est l'orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à

celle de monter dans l'air ou de rouler sur la mer […] »

Baudelaire était donc réellement fasciné par la musique wagnérienne qui semble lui avoir directement inspiré ce poème La Musique. Au-delà de la référence maritime, véritable leitmotiv au cœur du recueil baudelairien, la construction particulière de ce poème rappelle d’emblée ce mouvement de balancier. Ce parallèle entre la mer et la musique est d’ailleurs savamment orchestré à travers une organisation rythmique travaillée. L’alternance entre alexandrins et pentasyllabes rappelle l’instabilité du navire qui ne cesse de tanguer suivant le mouvement des vagues. Fasciné par la musique, Baudelaire tente de reproduire une véritable symphonie à travers ce poème. Le premier vers expose cette musicalité avec l’allitération en m qui vient accentuer cette dimension : « La musique souvent me prend comme une mer ». Le choix minutieux des rimes, croisées puis plates dans le dernier tercet, associé à une alternance entre rimes féminines et masculines montre l’exercice rigoureux rempli par Baudelaire. Le rythme est également très important dans la volonté de représenter ce bercement. Les trois premières strophes semblent répéter le même rythme, montrant le caractère redondant de ce balancement. Cependant, le dernier tercet qui vient clore le poème propose un certain bouleversement rythmique. En effet, le rythme est renversé et s’oppose à l’aspect répétitif des premières strophes. Le mouvement se fait plus dense comme le montre l’emploi de la forme exclamative. De plus, l’enjambement utilisé par le poète, renforce ce brusque changement de rythme :

« Sur l’immense gouffre

Me bercent. D’autres fois, calme et plat, grand miroir De mon désespoir !1 »

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Mais au-delà de ce mouvement, ce bercement est également lié au temps. Le voyageur, tout comme le poète, semble se mouvoir constamment entre plusieurs temporalités. Le voyage en lui-même se réfère au moment présent, vécu de manière immédiate. Le récit de voyage par définition respecte la temporalité de manière chronologique dans le but d’exposer une certaine progression. Baudelaire quant à lui, utilise le temps de manière à donner un certain itinéraire à son recueil. Il utilise et mélange les différentes temporalités et relie ce mouvement à nouveau au rythme de la mer :

« Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes, Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,

Je l’entends dans le rire énorme de la mer.1

»

Les méandres de son esprit sont liés au mouvement de la houle des vagues qui ne cessent de mouvoir le poète en avant, et en arrière, dans le futur et le passé. Ce passé est d’ailleurs omniprésent laissant une large place aux souvenirs enfouis du poète. Le poème L’Horloge expose clairement cette vision du temps :

« Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible, Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi ! »

Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le Plaisir vaporeux fuira l’horizon Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ; Chaque instant te dévore un morceau de délice A chaque homme accordé pour toute sa saison. Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote : Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.) Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

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Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. Le jour décroit ; la nuit augmente ; souviens-moi !

Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide. Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard, Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge, Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !) Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! 1»

La structure du poème évoque la mécanique même du temps qui passe. En effet, Baudelaire propose un poème très rythmé où les répétitions et les échos sont omniprésents. De plus, la construction profonde de ce poème fait directement écho au Temps et à son écoulement. En effet, Baudelaire a fait le choix d’une forme libre réalisée sur la base de six quatrains. Or, cette association donne la production, loin d’être anodine, de vingt-quatre vers, soit le nombre exact d’heures composant une journée. Il semble que cette construction atypique fasse directement écho à l’horloge, thème principal de ce poème.

Les six strophes composant ce poème semblent suivre le même schéma de construction. Chaque quatrain est composé d’alexandrins donnant cette impression d’équilibre parfait, accentué par l’effet des rimes croisées et l’alternance entre rimes féminines et masculines. Cette variation harmonieuse rappelle à nouveau ce mouvement de balancier propre aux aiguilles d’une pendule. Au-delà de ce premier aspect, ce mouvement oscillant est également exposé au cœur même de la temporalité présente dans ce texte. Le leitmotiv de la phrase « Souviens-toi ! », accentué par sa typographie en italique, vient appuyer cette présence du passé. L’utilisation de l’impératif montre cette domination du Temps sur l’Homme. Baudelaire semble être hanté par ce passé qui ne cesse de se manifester au sein du recueil. Dès le début des Fleurs du Mal,

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le poète commence à se replonger dans son enfance, dont les souvenirs sont douloureux. Mais, ces souvenirs sont également exposés à travers la figure de la femme comme l’expose le poème Le Balcon :

« Mère des souvenirs, maitresse des maitresses, Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi tous mes devoirs !

Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maitresse des maitresses !

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs de roses. Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !

Nous avons dit souvent d’impérissables choses Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! Que l’espace est profond ! que le cœur est puissant !

En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! […] 1»

Le souvenir de la femme aimée provoque chez le poète un certain élan poétique et lyrique exposé à travers la multiplication des formes exclamatives accentué par l’emploi récurrent de l’adverbe exclamatif que ou encore des apostrophes. Mais, cette remémoration du passé est représentée de manière méliorative : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses2

». Cependant, le poète est conscient du caractère éphémère de ce moment comme le montre l’interrogation de la dernière strophe :

« Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaitront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,

Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après d’être lavés au fond des mers profondes ?3

»

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, XXXVI, Le Balcon, Pages 36-37, Vers 1 à 15.

2Ibid., Vers 21. 3 Ibid., Vers 26 à 29.

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Cet aspect transitoire est également effleuré à travers l’utilisation de termes sombres venant obscurcir le bonheur de cette remémoration : « Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !1 ».

Ce poème expose clairement cette oscillation constante entre les diverses temporalités. Si Baudelaire évoque son passé, il y fait également mention de son avenir comme le montre la dernière strophe avec l’emploi du futur : «Renaitront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes2 ». De plus, la répétition au sein des quatrains du premier vers provoque un aspect cyclique rappelant celui du temps. Ce poème propose un véritable bercement entre passé, présent et futur, à l’image du recueil des Fleurs du Mal. Ce retour constant dans les souvenirs renforce l’angoisse du poète. Baudelaire est d’autant plus conscient des erreurs commises et prend conscience de cette fuite du temps qu’il ne peut contrôler.