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Deux éditions : une structure nouvelle

3. Les Fleurs du Mal : une invitation au voyage

3.1 Un recueil structuré

3.1.2 Deux éditions : une structure nouvelle

La première édition des Fleurs du Mal parait en 1857 et d’emblée provoque une réaction controversée car le recueil est rapidement condamné. Le jugement rendu, six poèmes de l’édition originale seront supprimés : Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées et Les Métamorphoses du vampire. Face à cette réaction considérable, Charles Baudelaire ne se laisse pas détruire et répliquera quatre ans plus tard avec une nouvelle édition de ses Fleurs maladives.

« Les Fleurs de 1861 constituent une édition originale presque au même titre que celles de 1857. Elles ne contiennent pas seulement un tiers de poèmes en plus. Leur structure a été réorganisée et souvent la valeur de situation des pièces a changé ; enfin les sections passent de

cinq à six, selon un ordre qui a été modifié […]2 »

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ANTOINE Philippe et GOMEZ-GERAUD Marie-Christine, Roman et récit de voyage, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, Page 5.

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La première édition du recueil comporte les cinq sections initiales1 tandis que l’édition de 1861 sera agrémentée d’une nouvelle section, Tableau parisien composée de dix-huit poèmes ayant pour thème principal : la ville. L’ajout de cette partie au sein du recueil, expose l’évolution même de l’esthétique baudelairienne. Dans sa perspective de modernité, Baudelaire s’attache à la ville et à ses ressources dans le but d’apporter à sa poésie un souffle nouveau.

Le paysage urbain devient la source d’éléments nouveaux venant appuyer les idées déjà élaborées dans la première édition. Le réagencement de son œuvre apporte une dimension inédite tout en conservant une structure travaillée. Baudelaire porte une attention toute particulière à l’organisation de son recueil désirant exposer une poésie organisée et émettrice d’un message. Ces changements opérés apportent une nouvelle approche de l’œuvre qui se révèle plus précise. Au-delà des poèmes, les sections elles-mêmes sont réagencées. L’édition de 1857 présente le schéma suivant : Spleen et Idéal, Fleurs du Mal, Révolte, Le Vin, La Mort tandis que l’édition revisitée de 1861 voit au-delà de l’adjonction des Tableaux parisiens, l’apparition de quelques modifications concernant l’architecture du recueil : Spleen et Idéal, Tableaux parisiens, Le Vin, Fleurs du Mal, Révolte, La Mort. Ces changements apportent un nouveau visage au recueil qui semble prôner un message plus fort et plus assumé par le poète.

L’édition de 1857 propose une structure déjà cohérente. Après une oscillation constante entre le Spleen et l’Idéal, indissociables dans la poésie baudelairienne, la rupture est consommée dès le début de la deuxième section. Le chapitre suivant, éponyme Fleurs du Mal débute par un poème virulent et significatif La destruction 2:

« Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ; Il nage autour de moi comme un air impalpable ;

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Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon Et l’emplit d’un désir éternel et coupable. Parfois il prend, sachant son grand amour de l’Art,

La forme de la plus séduisante des femmes, Et, sous de précieux prétextes de cafard, Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes […]1

»

Ce poème de transition reflète la volonté profonde de Baudelaire de détruire ce monde qui l’entoure. Le poète semble finalement trouver un certain contentement dans cette prolifération du mal avant de se révolter à travers une série de poèmes à visée religieuse (Révolte) et de trouver une échappatoire à travers le Vin et finalement la Mort. Le recueil de 1857 se terminait sur le poème La Mort des artistes dont le dernier quatrain révèle les pensées profondes de Baudelaire. La mort semble être le dernier remède à ses maux, paradoxalement, la seule renaissance possible :

« N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole ! C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,

Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ! 2

»

L’édition de 1861, propose une construction à la fois similaire et différente. Le début du recueil est très proche de la première édition si ce n’est l’ajout ou le remplacement de certains poèmes. Mais, la disposition nouvelle des différentes sections Tableaux parisien, Le Vin et Fleurs du mal, apportent une nouvelle facette au recueil. En effet, la scission est moins virulente. Baudelaire semble proposer plusieurs issues à ce Spleen récurrent. Par le biais de la ville, élément moderne par excellence, par le divertissement, par les paradis artificiels que sont le vin ou les diverses drogues, Baudelaire renouvelle sa poésie en lui apportant davantage de solutions. Cependant, la chute est toujours présente. Les poèmes composant les sections de la Révolte puis de La Mort viennent assombrir les aspirations du poète. Néanmoins, Baudelaire apporte une nouvelle teinte

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, CIX, La destruction, Page 111, Vers 1 à 8.

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d’espoir à la clôture de son recueil. Le long poème Le Voyage succède à La mort des artistes, apportant une proposition nouvelle aux Fleurs du Mal. La mort apparait à nouveau comme la solution ultime mais l’espoir est ici plus important proposant une certaine évasion :

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !1

»

Le parallèle avec le voyage est également profondément ancré. En effet, chaque section propose une nouvelle étape dans la proposition poétique de Baudelaire, faisant référence au parcours viatique jalonné également de différentes phases. De plus, l’organisation des poèmes a également été revisitée avec l’ajout de trente-deux poèmes dans cette nouvelle édition de 1861. Grand nombre de ces poèmes inédits seront insérés dans la première section des Fleurs du Mal, Spleen et Idéal 2mais dix se retrouveront tout de même dans la nouvelle section Tableau parisien 3et trois dans la dernière section du recueil La Mort. Baudelaire va également déplacer certaines de ses pièces initialement présentes dans la section Spleen et Idéal, pour les disposer dans la nouvelle section Tableau parisien. Le Soleil, A une mendiante rousse, Le crépuscule du soir, Le jeu, Je n’ai pas oublié, voisine de la ville…, La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse…, Brumes et pluies et Le crépuscule du matin sont donc des pièces rapportées dans cette section inédite. L’image de la ville y est omniprésente laissant présager que cette thématique était déjà grandissante dans l’esprit du poète dès 1857, date de la parution de la première édition :

1

OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal ,CXXVI, Le Voyage, Pages 134, Vers 143-144.

2 L’Albatros, Le Masque, Hymne à la beauté, La chevelure, Duellum, Le Possédé, Un

fantôme, Semper Eadem, Chant d’Automne, A une madone, Chanson d’après-midi, Sisina, Sonnet d’Automne, Une gravure fantastique, Obsession, Le goût du Néant, Alchimie de la douleur, Horreur sympathique et L’Horloge.

3Paysage, Le Cygne, Les Sept vieillards, Les petites vieilles, Les aveugles, A une passante, Le

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« Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures Les persiennes, abri des secrètes luxures, Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,

Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,

Trébuchant sut les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés […] 1

»

Baudelaire choisit également de remanier la position de certains de ses poèmes en leur choisissant une place bien spécifique au sein du recueil. De cette manière, le poème L’Albatros vient remplacer Le Soleil au début du recueil, à la suite du premier poème, Bénédiction. Ce choix et l’insertion de ce poème inédit permet de mieux comprendre la direction poétique choisie par Baudelaire. Il n’est pas surprenant que ce poème Le Soleil ait initialement été placé à l’ouverture du recueil. Sa ressemblance avec L’albatros peut paraitre à première vue difficile à établir, pourtant tous deux sont des symboles de la figure du poète. Ce poème continue de préciser la position atypique du poète dans le monde et appuie cette construction en étapes recherchée et voulue par le poète. La figure du soleil, et parallèlement celle de la ville, sont à rapprocher de celle de l’écrivain comme le montre la dernière strophe du poème :

« Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes, Il ennoblit le sort des choses les plus viles, Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets, Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.2 »

Au-delà de cette première approche, ce poème expose clairement le thème de la ville avec la mention de termes spécifiques au paysage urbain : « faubourg », « masure » au vers 1, « persiennes » au vers 2, « ville », « toits » au vers 3 ou encore « pavés » au vers 7. Ce poème a été composé durant les jeunes années de Charles Baudelaire et montre déjà son attrait pour le décor urbain. Lors de la

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, LXXXVII, Le Soleil, Page 83, Vers 1 à 8.

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création de la deuxième édition des Fleurs du Mal, il est incontestable que la place de ce poème devait entrer au cœur de la section Tableau parisien dans laquelle la ville est mise à l’honneur, annonçant la création des futurs poèmes en prose de Baudelaire dans le Spleen de Paris.