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3. Les Fleurs du Mal : une invitation au voyage

3.2 Temps et Mémoire : le retour ou l’envol ?

3.2.3 Ecriture et mémoire

Le voyage est donc soumis à une certaine temporalité. Outre les heures qui défilent inexorablement, le voyageur est aussi influencé dans sa découverte par ses expériences passées. Le voyage c’est aussi cette volonté de saisir le moment présent tout en étant conscient que cette quête est impossible. Le Temps est toujours présent prêt à positionner l’Homme face à la réalité. Grand écrivain et voyageur, Théophile Gautier tout comme Baudelaire désire exposer le diktat du Temps sur la faiblesse humaine. Après un voyage en Espagne, Gautier donnera le jour à un ouvrage poétique dans lequel il exposera ses expériences ibériques :

« Vulnerant omnes, ultima necat.

1OC, Tome 1, Les Fleurs du Mal, XXXVI, Le Balcon, Pages 36-37, Vers 18.

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La voiture fit halte à l'église d'Urrugne, Nom rauque, dont le son à la rime répugne, Mais qui n'en est pas moins un village charmant,

Sur un sol montueux perché bizarrement. C'est un bâtiment pauvre, en grosses pierres grises,

Sans archanges sculptés, sans nervures ni frises, Qui n'a pour ornement que le fer de sa croix,

Une horloge rustique et son cadran de bois, Dont les chiffres romains, épongés par la pluie,

Ont coulé sur le fond que nul pinceau n'essuie. Mais sur l'humble cadran regardé par hasard, Comme les mots de flamme aux murs de Balthazar,

Comme l'inscription de la porte maudite, En caractères noirs une phrase est écrite ; Quatre mots solennels, quatre mots de latin, Où tout homme en passant peut lire son destin : " Chaque heure fait sa plaie et la dernière achève ! "

Oui, c'est bien vrai, la vie est un combat sans trêve, Un combat inégal contre un lutteur caché, Qui d'aucun de nos coups ne peut être touché ; Et dans nos coeurs criblés, comme dans une cible,

Tremblent les traits lancés par l'archer invisible. Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ;

Naître, c'est seulement commencer à mourir, Et l'enfant, hier encor chérubin chez les anges,

Par le ver du linceul est piqué sous ses langes. Le disque de l'horloge est le chant du combat, Où la mort de sa faux par milliers nous abat ; La Mort, rude jouteur qui suffit pour défendre L'éternité de Dieu, qu'on voudrait bien lui prendre. […]1

»

Le voyage c’est ici la découverte, celle d’un lieu encore inconnu. Face à ce lieu, à ce monument, le poète propose d’emblée une légère description avant de se laisser guider par son élan. En effet, ce poème s’intitule également l’Horloge et tout comme Baudelaire, le poète propose sa conception négative du Temps. C’est la vision de cette église dans la ville d’Urrugne qui provoque cette progression vers cette image négative du Temps. Cet extrait expose l’association

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du voyage, de son écriture et du Temps. En effet, la rédaction du récit viatique apporte une nouvelle temporalité ainsi qu’une nouvelle approche du rapport entre Temps et Voyage. A travers sa rédaction, l’écrivain-voyageur doit se souvenir des différentes phases de son itinéraire :

« Que celui-ci [le récit de voyage] articule des structures spatio-temporelles, il s’agit là d’une évidence, mais quel type de relations ces structures entretiennent-elles entre elles, voilà qui méritait examen.

Comme son nom l’indique le récit de voyage, s’il est un récit, implique aussi un voyage, et c’est en quoi s’affirme d’abord son originalité. Un voyage c’est-à-dire un déplacement réel dans l’espace, au long d’une certaine durée, et qui est d’emblée posé comme préalable au récit même. Le syntagme « récit de voyage » pose de façon nécessaire une relation d’antécédence et de tutelle entre ses termes, entre le texte et son objet. […] 1

»

Cette confrontation entre l’acte du voyage et l’après voyage rend possible cette temporalité particulière et propre au genre. Or, cet aspect se retrouve entièrement dans le recueil de Baudelaire. Outre ce mélange des temps, l’écriture apparait comme l’ultime étape du voyage. Dans son processus d’écriture, l’écrivain-voyageur désire contrer l’oubli et créer un véritable travail de mémoire. C’est cette mémoire qui donne un sens au déplacement réalisé. Lorsque le voyage prend fin, l’écrit devient l’instrument principal de l’acte de remémoration. Le XIXème siècle propose un nouveau rapport entre temps et mémoire qui va se répercuter dans la littérature notamment au sein du genre viatique. En effet, le siècle précédent, le XVIIIème, proposait une approche différente. Les voyageurs lors de la rédaction de leurs expériences proposaient une vision impersonnelle et distante davantage centrée sur le savoir. Cette visée purement didactique va évidemment subir un tournant considérable avec l’apparition du mouvement romantique au début du XIXème siècle. L’écrivain va alors davantage exposer sa personne et le voyage va se centrer sur l’expérience. La mémoire se fait personnelle. Cette dimension égotiste est bien évidemment omniprésente au sein des Fleurs du Mal. Charles Baudelaire

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propose une réelle immersion au cœur de son expérience. Le voyage se réalise alors dans l’esprit du poète. Tout comme le récit viatique les Fleurs du Mal possèdent cette volonté de surpasser le Temps dans le but d’acquérir un statut intemporel. Baudelaire semble faire preuve de lucidité quant au but premier de son œuvre. Il sait que Les Fleurs du Mal tout comme son art, n’arriveront pas à contrer la Temps et son issue fatale. Mais, par la création, par l’art, Baudelaire désire allonger le temps dans le but d’acquérir un statut quasi éternel.

Le Temps et la Mémoire sont deux éléments venant appuyer la construction particulière du recueil des Fleurs du Mal. Ils participent à l’organisation de l’itinéraire mis en place par Baudelaire. Ils favorisent l’encadrement du voyage et lui permet d’acquérir une dimension quasi romanesque. En effet, la présence d’un cadre spatio-temporel permet de renforcer la structure établie par Baudelaire.

Au-delà de cet aspect, le recueil des Fleurs du Mal expose une nouvelle proposition artistique. En effet, le recueil tout entier est un appel à l’union des diverses expressions de l’Art.