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2. Charles Baudelaire : un poète voyageur

2.3 L’appel de l’ailleurs

2.3.1 Le désir de mouvement

De nombreuses influences ont inspiré la poésie baudelairienne. Parmi elles, Baudelaire a su s’appuyer sur certains auteurs contemporains. Le poète a su puiser cette inspiration tout en se démarquant pour élaborer sa propre poésie. Le XIXème siècle est une période de voyages, propice au mouvement des Hommes. Chateaubriand fut l’un des premiers écrivains connus et reconnus à ressentir ce désir de partir à la découverte d’un ailleurs. Un grand nombre d’Hommes de Lettres vont suivre cet exemple, tels que Victor Hugo, Gérard de Nerval ou encore Théophile Gautier entre autres. Ces trois écrivains vont d’ailleurs avoir une incidence toute particulière sur la poésie baudelairienne. Le poète vouera une véritable fascination pour ce trio d’écrivains et leurs écrits viatiques peuvent être considérés comme un modèle, une référence. Cependant, le XIXème siècle fait aussi écho à cet attrait pour l’Orient, espace qui semble attirer l’Homme depuis l’émergence des premières croisades :

« Au siècle de Louis XIV, on était helléniste, maintenant, on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d'intelligences n'ont fouillé à la fois ce grand abîme de l'Asie… Le statu quo européen, déjà vermoulu et lézardé, craque du côté de Constantinople. Tout le

continent penche à l'Orient.1 »

Cette popularité correspond également avec certaines trouvailles archéologiques du début du siècle. Cette période concorde en effet avec le voyage de Bonaparte en Egypte qui semblent avoir favorisé l’attirance pour cette partie du monde. La

1Les Orientales, Les feuilles d’automne, Victor Hugo, Les classiques de Poche, Le livre de

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découverte de nombreux hiéroglyphes par le célèbre égyptologue Jean-François Champollion va également accentuer cet intérêt.

Cette tentation de l’Orient se répercute sur la production littéraire de l’époque. Tout à tour, Les Orientales de Victor Hugo mais aussi le Voyage en Orient de Gérard de Nerval ou encore L’Orient de Théophile Gautier viennent séduire le public français en apportant cette touche d’exotisme tout en assouvissant cette soif de curiosité. L’Orient devient une véritable source de références pour les auteurs de l’époque. Les voyages se multiplient et chaque escapade orientale se traduit par la mise en écrit de ces expéditions. Les pays orientaux deviennent le principal centre d’intérêt des écrivains. Mais au-delà du simple voyage dans ces contrées éloignées, c’est davantage l’image fantasmée du lieu qui incite et provoque ce départ. L’Orient est associé à diverses représentations qui fascinent les auteurs de l’époque. A la fois écho à la naissance de la religion, à l’évolution de l’Homme ou à la confrontation avec un ailleurs synonyme de découvertes et d’exotisme, l’Orient envoûte. Les auteurs romantiques seront les inaugurateurs de ces voyages en Orient et leur influence sur la littérature de l’époque sera considérable. Ce périple vers un ailleurs devient une étape à passer pour certains dans le but d’accéder à la connaissance et aux symboles. Cet engouement pour cet ailleurs fait aussi référence à la mentalité colonisatrice et à cette volonté de retourner aux sources des anciennes civilisations. Le voyageur romantique du XIXème siècle est nostalgique de cette époque.

De plus, les expériences viatiques des romantiques sont associées à un objectif particulier. Si, René de Chateaubriand réalise son Itinéraire de Paris à Jérusalem, c’est avant tout dans une perspective religieuse. L’élaboration de ce pèlerinage aura pour principal objectif la rencontre avec la Terre Sainte et la retranscription de cette expérience à travers ce journal de voyage. Sous forme de récit, le poète réalise un ouvrage associant ses idéaux et la description précise de cet Orient. Lamartine, quelques années plus tard, réalisera son Voyage en Orient dans une visée plus philosophique et humaniste :

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« Ceci n’est ni un livre, ni un voyage ; je n’ai jamais pensé à écrire l’un ou l’autre. Un livre, ou plutôt un poème sur l’orient, M de Chateaubriand l’a fait dans l’Itinéraire ; ce grand écrivain et ce grand poète n’a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours la trace du génie sur cette poudre que tant de siècles ont remuée. Il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la bible, l’évangile et les croisades à la main. J’y ai passé

seulement en poète et en philosophe ; j’en ai rapporté de profondes impressions dans mon cœur, de hauts et terribles enseignements dans mon esprit […]1

»

Chez Charles Baudelaire, ce désir de mouvement est aussi présent au sein du recueil des Fleurs du Mal. La rédaction de cet ouvrage exprime cette tension vers un ailleurs qui semble être un lieu idéalisé empreint d’exotisme. Son célèbre poème L’invitation au voyage2, expose cette contrée mêlant exotisme et

idéal. Mêlant lyrisme et effets musicaux, Baudelaire propose la découverte d’un ailleurs :

« Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble !

Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes

Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes. Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe calme et volupté. […]3

»

La musicalité atypique de ce poème provoqué par l’alternance entre pentasyllabes et heptasyllabes, entrecoupés par un refrain qui se répète à trois reprises, permet ce sentiment d’évasion vers cet ailleurs. Cette harmonie est renforcée par le choix des rimes mais aussi par les jeux de sonorités. Baudelaire utilise de nombreuses rimes intérieures permettant d’amplifier cet effet, comme

1Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient

2OC, Tome I, Les Fleurs du Mal, LIII, L’invitation au voyage, Pages 53-54.

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le montre la répétition de la rime en eur aux vers 18 à 20, également répétée au vers 23 :

« Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l’ambre,

Les riches plafonds, La splendeur orientale,

Tout y parlerait A l’âme en secret Sa douce langue natale. 1»

Cette strophe est d’ailleurs renforcée par la répétition de la nasale an : « luisants », « ans », « chambre », « mêlant », «senteur », « ambre », « splendeur », « orientale » ou encore « langue ». Au-delà de cet habile maniement de la langue et des vers, Baudelaire semble vouloir invoquer cet ailleurs à travers la description d’un paysage attirant et coloré. Baudelaire utilise également ces images de l’Orient qui viennent illustrer ce décor paradisiaque :

« La splendeur orientale, Tout y parlerait A l’âme en secret Sa douce langue natale. 2»

Il est intéressant de souligner que la référence à l’Orient est synonyme d’un certain retour aux origines. Tout comme ses contemporains, Chateaubriand ou Nerval, Baudelaire utilise cette figure de l’Orient comme un phénomène de retour aux sources de la civilisation judéo-chrétienne à la fois berceau culturel et religieux. Cette idée peut être confirmée par l’association des rimes « orientale » et « natale » qui viennent appuyer cette proximité (vers 23 et 26).

L’omniprésence de la couleur et des parfums est également fondatrice de ce poème. L’alliance des nuances chaudes alliée aux nombreux reflets et à une certaine luminosité viennent appuyer cette dimension paradisiaque : « Brillant »

1OC, Tome I, Les Fleurs du Mal, LIII, L’invitation au voyage, Pages 53-54, Vers 18 à 26.

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au vers 12, « luisants » au vers 15, « miroir » au vers 22, « hyacinthe » et « or » au vers 38 ou encore « chaude lumière » au vers 40.

Outre ce décor somptueux, ce pays idéalisé est également celui du silence. En effet, le calme semble être de mise dans ce paysage fastueux où semble régner la plénitude tant recherchée par Baudelaire :

« Le monde s’endort Dans une chaude lumière. Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté. 1»

Baudelaire décrit un pays idéalisé qui cependant reste inaccessible. Le désir de s’y rendre est au centre du poème mais cette volonté semble n’être qu’une projection. Le poète transmet cette idée du mouvement vers un ailleurs, cependant, la réalisation de ce voyage semble uniquement se réaliser dans l’imaginaire du poète. L’emploi du verbe « songer » dès l’amorce du poème, « Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble », confirme cette impression onirique.