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 Les enjeux

[42] La majeure partie du sort des demandes d’AMM se joue désormais à l’échelon européen. Le champ d’application obligatoire des AMM centralisées et le pouvoir décisionnaire de la Commission européenne (cf. tableau 1 paragraphe 1.2 supra) opèrent un déplacement évident des centres décisionnels stratégiques en faveur de l’échelon communautaire. La capacité d’expertise et d’influence d’un Etat s’avère déterminante face à la collégialité européenne. Un consensus existe manifestement à l’agence autour de ce constat. Il ne s’agit pas seulement du transfert des lieux de décision et des stratégies d’influence et d’alliance qu’il convient en conséquence de savoir mener pour faire valoir son point de vue. Il s’agit aussi du déplacement des lieux et niveaux de confrontation de l’expertise. Ainsi, de nombreux interlocuteurs considèrent que la qualité de l’évaluation réalisée par l’échelon national est garantie par l’émulation résultant de la perspective de l’appréciation qui sera portée le moment venu sur cette évaluation par les autres Etats membres. Cette confrontation est tout d’abord celle des commentaires respectifs des deux pays rapporteur et co-rapporteur entre eux, puis de leur position commune avec celle du peer reviewer13, puis avec celle des autres pays, dits destinataires, au sein du CHMP.

[43] L’expérience montre en effet que, même lorsqu’il est seulement destinataire, un pays peut emporter un renversement de l’avis au CHMP s’il dispose d’arguments scientifiques robustes, ce qui tend à renforcer l’exigence de qualité des commentaires portés sur des demandes d’AMM revêtant un risque sanitaire aux yeux de la France14. In fine, s’il n’a pu emporter la décision, un pays peut encore recourir à la voie du « minority statement ». Cette procédure qui formalise les motifs de désaccord d’un pays, motifs qui seront joints à la décision, ne permet pas de contrecarrer la décision européenne d’AMM mais permet, par exemple, aux autres autorités nationales de régulation (HAS notamment en France) d’en tenir compte dans leurs propres décisions (prix, conditions de prescription, de remboursement…). Enfin, lorsqu’un Etat veut retirer un médicament de son marché, il peut procéder uniquement, à titre conservatoire, à une suspension temporaire. A terme, un retrait passe nécessairement par une demande de révision de la part de l’EMA.

[44] La question se pose également de savoir s’il existe des divergences d’appréciation entre Etats membres sur la notion de bénéfice/risques (BR). Sur le plan juridique, une lecture littérale des dispositions communautaires devrait conduire à procéder à une analyse du « BR absolu » c’est-à-dire sans considération des bénéfices supplémentaires du nouveau médicament comparé à ceux qui sont déjà sur le marché pour les mêmes indications. Il apparait que si les Etats Unis raisonnent effectivement de la sorte, la pratique européenne repose en réalité sur une approche par le « BR relatif », consistant à ne pas attribuer d’AMM pour un médicament qui ferait « moins bien que l’existant ». Elle s’appuierait pour ce faire sur la « guideline non infériorité de l’EMA ». La revue Prescrire, pour sa part, nuance cette appréciation. Elle craint que la stratégie politique portée actuellement par l’EMA vise à accélérer les processus de délivrance des AMM, et à privilégier l’incertitude et la gestion du risque par la surveillance, au détriment d’une politique de précaution.

Celle-ci devrait conduire selon ses auteurs à refuser une AMM, chaque fois qu’au vu des risques qu’il

13 Etat membre désigné pour relire les travaux du rapporteur et du co-rapporteur = évaluation critique par les pairs.

14 Ce fut le cas pour Esmya®, spécialité de gynécologie, dans le cadre du PRAC (suspension des initiations et surveillance de la fonction hépatique des patientes en cours de traitement suite à remontée de cas d’atteintes hépatiques graves, avec insuffisance hépatique aiguë ayant nécessité une transplantation, chez des patientes traitées) ; les Pays Bas et la Suède ont tout d’abord voté contre une suspension de mise sur le marché proposée par la France, qui s’est achevé, après que la France ait argumenté le dossier, sur un vote où seule la Suède s’est finalement opposée à la suspension. A l’inverse ; La France s’est retrouvée isolée dans le cadre de l’interdiction nationale d’une spécialité, remise en cause au niveau européen faute d’un portage suffisant du dossier au niveau communautaire (Actos®).

présente, il n’est pas fait la démonstration que le médicament apporte un plus par rapport aux spécialités déjà sur le marché.

[45] En résumé, il apparait que les enjeux de sécurité sanitaire se dénouent de plus en plus à l’échelon européen, ce qui appelle une stratégie européenne de l’agence.

 La stratégie européenne de l’agence

[46] L’agence a adopté des axes stratégiques en vue d’une prise de rapporteurship au CHMP ou au comité d’évaluation du risque en matière de pharmacovigilance15 (PRAC en anglais16) dont elle s’efforce de ne s’écarter que sur justification d’enjeux spécifiques ou lorsque les exigences stratégiques ont été raisonnablement satisfaites. Ces axes la conduisent à candidater comme Etat rapporteur ou co-rapporteur dans les spécialités qu’elle juge prioritaires et de pondérer ses investigations sur les dossiers destinataires.

[47] Trois niveaux de priorité ont ainsi été retenus : Priorité systématique (rang I), priorité possible (rang II) et absence de priorité (rang III). Les cibles de volume d’activité dans les trois catégories sont de 70% pour les priorités systématiques, 20% pour les priorités possibles et 10%

pour les non-priorités.

classement des priorités et conséquences Prise de position Systématique I Toujours sauf

impossibilité justifiée Systématique et approfondie sauf si justification

Envisagée systématiquement au gré d’alliances fixes Possible II Possible si priorité

stratégique pour Non prioritaire III A priori pas de prise de

position sauf en cas de médicaments dérivés du sang et recombinants), la neurologie, les maladies infectieuses (virologie) et les vaccins. Les priorités de rang II sont l’endocrinologie, la gynécologie, les traitements de l’obésité, la pneumologie, les maladies orphelines métaboliques. Toutes les autres thématiques sont de rang III (antalgiques, cardiologie, dermatologie, diabétologie, gastro-entérologie, néphrologie, ophtalmologie, ORL, psychiatrie, radio pharmaceutiques et médicaments diagnostiques, rhumatologie, stomatologie).

[49] Ces choix résultent d’un ensemble de considérations croisant le volume d’activité de l’agence européenne dans un domaine, l’expertise, et la réputation d’excellence de la France dans le domaine considéré (vaccins), l’importance de la thématique sur le plan de la santé publique dans des aires de besoin non couvertes, l’attention médiatique et politique, la cohérence avec les plans

15Le comité d’évaluation du risque en matière de pharmacovigilance est en charge de la gestion du risque de l’utilisation des produits médicamenteux à usage humain, ce qui inclut la détection, l’évaluation, la réduction et la communication relative aux risques d’effets indésirables. Il doit également porter une appréciation sur la conception et l’évaluation d’études post AMM et enfin les audits de pharmacovigilance des autorités compétentes.

16 En anglais « Pharmacovigilance Risk Assessment Committee »

nationaux (Plan Cancer, plan Alzheimer…), l’importance des dépenses en France, le caractère innovant du médicament.

[50] La décision de se porter rapporteur ou non ou de faire des commentaires ou pas face à un dossier entrant, est donc fonction du niveau de priorité attribué à la thématique et influencée par des facteurs positifs (poussant à intervenir plus) ou négatifs (justifiant un traitement moindre) tels que (liste non exhaustive) :

○ Enjeux spécifiques de santé publique, par exemple risque tératogène (facteur +) ;

○ Innovation, par exemple un premier dans la classe (+) ou un me too (-) ;

○ Portée de la procédure ex arbitrage B/R (+) ou repeat use17 (-) ;

○ Caractéristiques associées portant un intérêt signalé (biosimilaire (+), maladie rare (+), thérapie génique (+))

○ Niveau de la confiance accordée aux autres pays concernés (-) …

[51] L’agence peut ainsi être conduite à être Etat de référence dans une procédure de reconnaissance mutuelle d’un médicament de dermatologie malgré un niveau de priorité III, sur justification liée par exemple au profil de sécurité du médicament avec un fort enjeu de santé publique. A l’inverse, elle peut s’abstenir de commenter une procédure centralisée pour un antiviral malgré un niveau de priorité élevé si la procédure ne vise qu’à aligner le résumé des caractéristiques du produit (RCP) sur les autres médicaments de la classe dans un simple but de cohérence.

[52] La décision de s’écarter de la conduite associée a priori à la classification de priorité du dossier (consultation superficielle sans commentaires ou envoi de commentaires détaillés après lecture approfondie) doit faire l’objet d’une démarche coordonnée selon des process préétablis. A la date de l’audit, ces process n’étaient pas encore formalisés.

[53] En pratique toutefois, les choix européens de l’ANSM sont aussi guidés par la disponibilité des équipes administratives et scientifiques au point que la gestion de la pénurie tient le plus souvent lieu de stratégie. De fait, l’activité et la présence de l’agence au niveau européen ont été jusqu’à maintenant en décroissance : actuellement on dénombre seulement 2 dossiers annuels en tant qu'Etat de référence devant le CMDH (procédures décentralisées et de reconnaissance mutuelle), ce qui place l’ANSM au niveau des agences de Chypre et Malte par exemple. L'activité centralisée de l'ANSM (CHMP et PRAC) a considérablement diminué amenant l'agence au dixième rang environ, malgré un nombre de dossiers encore significatif18 (dix à quinze par an).

[54] En dernier lieu toutefois, le contexte du Brexit conduit l’agence, conformément aux vœux de son directeur général, à renforcer substantiellement son influence à l’échelle européenne suite à la réattribution de l’instruction de dossiers d’AMM par l’EMA aux agences des Etats membres. En acceptant de traiter 23 dossiers centralisés en 2018 (soit 9 dossiers supplémentaires par rapport aux 14 dossiers initialement prévus), l’ANSM a obtenu l’autorisation de recruter 10 ETP en CDD hors plafond, qui seront affectés au CPSE de la DSSE.

[55] Préconisation : au regard du coût d’entrée constitué par l’investissement de l’agence dans un nombre substantiellement supérieur de demandes d’AMM, il y aura lieu, outre la pérennisation des

17 Procédure de reconnaissance mutuelle utilisée après la fin d'une première procédure de reconnaissance mutuelle ou d'une procédure décentralisée pour la reconnaissance d'une AMM par d'autres Etats Membres pour le même médicament.

Cette procédure peut être utilisée dans des Etats Membres Concernés qui n'ont pas été inclus dans la procédure initiale

18 Toutefois, l’activité de l’ANSM ne se limite pas aux seuls dossiers attribués chaque année ; il lui revient également d’assurer les évaluations et réévaluations afférentes aux dossiers pour lesquelles elle a été désignée pour l’AMM initiale les années précédentes.

ressources humaines et financières correspondantes, de stabiliser et fiabiliser l’organisation qui permettra de maintenir durablement l’effort d’ instruction des dossiers.

 L’implication et l’influence perceptibles de la France au sein du CHMP

[56] Indépendamment des tests effectués par sondage sur 6 dossiers d’AMM, la mission d’audit a souhaité évaluer l’implication et l’influence globales de la France dans les votes finaux au sein des instances européennes, y compris dans les cas où elle était uniquement pays destinataire. Il s’agissait d’apprécier le nombre de fois où la France a participé aux décisions en produisant des commentaires ainsi que les cas où la position française n’aurait pas été conforme au vote final européen19. Il s’agissait enfin d’apprécier dans quelle mesure la place de la France en tant que rapporteur et co-rapporteur était conforme à sa stratégie européenne.

[57] La mission a ainsi observé le résultat des votes finaux émis sur l’ensemble des procédures d’AMM centralisée sur la période d’avril 2017 à mars 2018 (nouvelles demandes et variations d'AMM). A partir des données de traçabilité disponibles, elle a retenu pour chaque demande d’AMM, la position de la France (rapporteur, destinataire...), la priorité du dossier, l’avis de l’agence au CHMP, l’avis du CHMP et l’émission ou non d’un minority statement 20 en cas d’avis contraire (cf. PJ 1).

Dossiers AMM centralisés traités en CHMP entre avril 2017 à mars 2018

Statut Instruction ANSM

Niveau Priorité Destinataire Rapporteur Co-rapporteur Total

Priorité 1 63 6 7 76

Priorité 2 3 1 1 5

Priorité 3 67 2 3 72

Total 133 9 11 153

Production d'un Minority Statement par l'ANSM

Non 131 9 11 151

Oui 2 2

Total 133 9 11 153

Source : ANSM/DSSE ; traitement IGAS

[58] Il résulte des données recueillies que sur 153 dossiers centralisés, 96 portant sur des demandes initiales d’AMM et 47 sur des demandes d’extension d’indication, la France a été désignée rapporteur dans 9 cas (dont 4 AMM initiales) et co-rapporteur dans 11 cas (dont 8 AMM initiales).

Elle était donc Etat destinataire dans les 133 autres cas (dont 84 AMM initiales). L’agence a par ailleurs obtenu le rapporteurship en Peer Review sur 8 dossiers en 2016 et 2 dossiers en 2017 (les procédures qui ont effectivement commencé et pour lesquelles la France a le rapporteurship sont respectivement de 4 et 6 en 2016 et 2017).

[59] Sur les 20 cas dans lesquels la position de rapporteurship (rapporteur ou co-rapporteur) a été attribuée par l’EMA (13% des dossiers), 13 concernaient des dossiers de priorité 1 et 5 des dossiers de priorité 3. Dans 92% des cas où la France a exprimé une opinion défavorable, le CHMP s’est prononcé dans le même sens. Dans 94% des cas où elle a exprimé un avis favorable, le CHMP s’est prononcé dans le même sens. Au total, 2 dossiers ont donné lieu, in fine, à l’établissement d’un

19 Ce qui revient à considérer les cas où l’AMM aurait été refusée pour des raisons de sécurité sanitaire en France si celle-ci avait été seule décideuse

20 Opinion minoritaire exprimant explicitement une position contraire

minority statement de la part de la France, soit moins de 2% des cas. A noter que dans 80 cas, le représentant ANSM a voté sans avoir déposé de commentaires écrits des directions produits (75 fois favorablement, 5 fois défavorablement),

[60] L’agence respecte donc globalement ses cibles sur les plans quantitatif (nombre de dossiers rapportés en procédure centralisée) et qualitatif (peut-être à peine moins s’agissant du partage des procédures et de la répartition des priorités).

[61] Des commentaires de l’agence sont formalisés dans près de la moitié des cas et les votes du représentant français au CHMP sont, dans presque la totalité des cas, conformes à ceux adoptés par ce dernier. La mission constate en revanche l’absence de traçabilité de l’avis des directions produits dans les cas où la France est seulement destinataire et la part relativement conséquente de votes des représentants au CHMP ne s’appuyant sur aucun commentaire des directions expertes, ne serait-ce que pour acter leur accord ou leur absence d’opposition.

[62] Préconisation : formaliser toutes les positions des directions produits avant la tenue du CHMP