Chapitre 2 - Repères épistémologiques et méthodologiques méthodologiques
1. Trois paradigmes de recherche
Le but de ma recherche, comme de toute recherche, est de parvenir à répondre aux questions que je me pose concernant le problème général soulevé. L'approche privilégiée pour arriver à mes fins dépend du paradigme de recherche auquel je vais adhérer. En référence à Kuhn (1972, traduit en 2008), j’entends par paradigme une conception théorique, un ensemble de convictions, partagées par une communauté scientifique, à une certaine époque, qui délimite pour chacune le champ et les procédures d'investigation. Deux traditions scientifiques essentiellement s'opposent sur la manière de considérer le rapport entre l'objet de la recherche et le sujet chercheur : d'un côté, le paradigme positiviste, de l'autre, le paradigme interprétatif, soit deux façons de considérer le réel et, partant, deux manières de faire la science. Leur opposition n'est pas tant méthodologique qu'épistémologique. Ma volonté n'est pas de les renvoyer dos à dos, une vision manichéenne n'aurait pas de sens car ces deux options ne visent pas le même type de production de connaissances. Pour l'un des paradigmes, il s'agit de connaître et prédire un phénomène, un comportement, ce que Delorme (1982) qualifie de paradigme nomothétique. Pour l'autre, le paradigme dit herméneutique, il s'agit de chercher à le comprendre. L'un ne saurait remplacer l'autre. En revanche, du choix de l'un dépend l'arsenal des méthodes et techniques mobilisées par les chercheurs. Les choix doivent être adaptés aux données à traiter et à la nature des résultats attendus. Par ailleurs, dépassant les clivages qui peuvent exister, des recherches de plus en plus nombreuses s'appuient sur leur complémentarité (Paquay et al., 2006) et loin de l'opposition schématique que nous pourrions faire, il existerait entre ces deux pôles paradigmatiques un continuum méthodologique (Miles et Huberman, 2003) sur lequel viendrait s'adosser un troisième paradigme qualifié de critique, dont la finalité serait l'agir (Savoie-Zajc et al., 2000).
1.1. Le paradigme positiviste
D'après le philosophe Auguste Comte, le plus illustre représentant du positivisme (Grawitz, 2001), le caractère fondamental de la philosophie positive « est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables » (ibid., p.47). Ce paradigme a pour ambition de dégager des lois et des principes à portée générale pour expliquer et prédire des phénomènes ou des comportements. Il tire ses origines des sciences de la nature qui prônent que la réalité existe en dehors du sujet. Il n'existerait qu'une seule réalité concrète, indépendante de toute opinion, qui attendrait d'être découverte et explorée. Les êtres humains ne seraient qu’un produit des forces externes de l’environnement auxquelles ils sont exposés,
c’est-à-dire que leurs actions sont dictées par des lois générales de cet environnement. L'enjeu consiste donc à découvrir ces lois générales, ces relations prévisibles.
Ce paradigme conduit à des méthodes qui s'appuient sur des instruments ou des techniques de recherche quantitatives de collecte de données dont, en principe, la fidélité et la validité sont assurées. L'objet de recherche est en général soumis à une observation ou une expérimentation qui est approchée de façon la plus neutre et la plus objective possibles. Il s'agit d'une science à caractère expérimental qui privilégie les plans expérimentaux, les mesures standardisées et l'analyse statistique des données. Son usage repose essentiellement sur une démarche hypothético-déductive et/ou expérimentale aboutissant à des données chiffrées qui permettent de faire des analyses descriptives, des tableaux et graphiques, des analyses statistiques de recherche de liens de causalité entre des variables, des analyses de corrélation ou d'association, etc. Avec ce modèle, on parvient à expliquer des processus, des phénomènes mais on n’arrive pas nécessairement à comprendre le sens de ceux-ci. On s’attache à leur extériorité. On apporte la preuve, on vise l’explication d’une loi ou d'une théorie.
1.2. Le paradigme interprétatif
Le paradigme interprétatif, aussi qualifié de compréhensif, herméneutique, qualitatif..., sans qu'il y ait de séparation définitionnelle claire ou consensuelle entre tous ces qualificatifs, se veut plus humaniste. Il s'enracine dans la pensée du sociologue allemand Max Weber qui avançait l'idée que les sciences humaines devraient surtout se préoccuper de la question de comprendre les situations humaines. Plutôt que de chercher à expliquer un phénomène par la recherche de relations de cause à effet entre des variables constitutives du phénomène, la recherche vise à comprendre le sens qu'une personne donne à son expérience, la signification de ses interactions avec son environnement. La réalité ne peut être appréhendée ici en dehors des représentations des acteurs. L'objectif est d'éclairer le sens que les individus donnent à leur vécu en se penchant sur leurs motivations, leurs raisons, leurs croyances, etc. Le savoir produit est enraciné dans un contexte historique et culturel, le sens attribué à la réalité est vu comme étant construit entre le chercheur, les participants à l'étude et même les utilisateurs des résultats de la recherche (Savoie-Zajc et al., 2004).
Sur le plan méthodologique, le chercheur doit découvrir le sens explicite et implicite que les acteurs donnent à leur actions, notamment par l'obtention et l'analyse de données qualifiées de qualitatives car la mesure est rendue difficile du fait de leur nature : des mots, des comportements, des signes... Il doit aussi construire une interprétation globale et compréhensive de l’action, à partir de la confrontation des intersubjectivités. La démarche ne
s’appuie plus nécessairement sur l’énoncé préalable d’hypothèses, mais avant tout sur des entrevues et/ou une observation empirique de la réalité. La démarche est typiquement inductive et itérative. La validité est assurée par la saturation et le croisement de données, obtenus grâce à la pluralité du recueil.
1.3. Le paradigme critique
Ce paradigme est présenté séparément (Astolfi, 1993, Savoie-Zajc, 2000) ou parfois inclus dans le paradigme compréhensif (Miles et Huberman, 2003). Qualifié également de
praxéologique (Dufays et al, 2001), il apparaît comme une alternative car sa visée est
différente : elle est « émancipatrice » (Riverin-Simard et al., 1997), elle vise la transformation des pratiques et des représentations des acteurs impliqués dans le protocole. Il ne s'agit plus uniquement de produire des connaissances mais d'intervenir et d'agir sur celles-ci. Le chercheur est un investigateur, une personne qui agit conjointement et facilite la compréhension et l'analyse critique des situations vécues. Il connaît a priori ce qui a besoin d’être transformé, mais la transformation repose sur les participants eux-mêmes.
Les recherches de type recherche-action, recherche-intervention ou recherche-formation s'appuient sur ce paradigme. Le(s) chercheur(s) construisent les grandes lignes d'une « expérience de terrain », envisagées comme une stratégie visant des changements (par exemple, la modification d'un processus de travail ou l'évolution d'une mission). Chaque étape du processus est négociée et validée avec l'ensemble des acteurs à partir des données colligées qui leur sont communiquées.
1.4. Comparaison des épistémologies dominantes en sciences humaines et sociales
J’ai consolidé dans le tableau suivant les éléments de comparaison des paradigmes issus des textes précédemment cités. Pour le réaliser, je me suis appuyé sur les tableaux de Van Der Maren (1996, p.67 et p.73), Astolfi (1993, p.6) et Savoie-Zajc et Karsenti (2004, p.115).
Table 6 : comparaison des épistémologies dominantes en sciences humaines et sociales
Vision de la réalité
Positiviste – Elle est objective et neutre, indépendante mais déterminée.
Elle existe indépendamment du chercheur et peut être réduite et divisée en variables à étudier.
Interprétative – La réalité est construite par les acteurs d'une situation,
elle est subjective, intersubjective et non déterminée. Elle est appréhendée pour être comprise.
masquée par un ensemble de structures à dénoncer, car elles impliquent des rapports de domination et de pouvoir entre les personnes, structurés par le genre, par l'ethnie, par les rôles sociaux ou culturels, politiques. Nature du
savoir
Positiviste – On cherche à produire des généralisations (règles, lois), car
la vérité est unique et le rôle du chercheur est de la découvrir peu à peu.
Interprétative – Le savoir produit est intimement rattaché aux contextes à
l'intérieur desquels il a été produit. Le savoir est vu comme transférable à d'autres contextes que celui de la recherche.
Critique – Le savoir produit permet de mettre au jour les structures que
l'individu utilise spontanément pour comprendre sa réalité. Le savoir est approché comme un instrument d’émancipation.
Finalité de la recherche
Positiviste – Rechercher des régularités, des lois, « comment les choses
sont ». Caractériser des éléments, des relations, des processus isolables et reproductibles afin de prédire l’occurrence d'un phénomène par l'étude des causes qui entraînent des effets dans certaines conditions.
Interprétative – Dégager du sens, obtenir une théorie ou un modèle,
« pourquoi les choses sont ». Comprendre la dynamique du phénomène étudié grâce à l'accès privilégié du chercheur à l’expérience de l'autre.
Critique – Adapter, améliorer, transformer des pratiques et des
représentations. « Ce qu'il faut faire ou faudrait faire » est rendu possible par une prise de position critique face aux savoirs utilisés dont les utilisateurs doivent se distancier.
Place du chercheur dans la recherche
Positiviste – Chercheur objectif et neutre, extérieur à la situation analysée
qu'il manipule et contrôle, il ne laisse pas ses valeurs influencer ses décisions et ses façons de considérer sa recherche.
Interprétative – Chercheur subjectif et impliqué qui ne prétend pas
pouvoir se dégager de ses valeurs, qui révèle ses approches face à sa recherche et qui cherche à objectiver ses données issues d'un contexte appréhendé dans sa diversité.
Critique – Chercheur-acteur, partie prenante des transformations qu'il
suscite auprès de praticiens réflexifs en action.
Méthodologie Positiviste – Recherche quantitative, démarche explicative (causalités) et
hypothético-déductive, plutôt linéaire.
Interprétative – Recherche qualitative, démarche d'interprétation et de
théorisation de nature empirique, inductive et itérative.
Critique – Une démarche évaluative (explorer des possibles, analyser les
effets d'un dispositif) ou productive d'innovations (technologiques, sociales...). Ex. certaines formes de « recherche-action ».
Hypothèses de recherche
Positiviste – Hypothèse réaliste, préconstituée et déterministe à tester. Interprétative – Hypothèse relativiste, intentionnaliste, ancrée dans le
milieu et orientée vers la découverte et l'exploration.
Critique – Hypothèse relativiste, intentionnaliste, apte au projet de
transformation à réussir. Formulation
de la recherche
Positiviste – « Pour quelles causes... »
Interprétative – « Pour quelles raisons les acteurs... » Critique – « Pour quelles finalités... »
Types de données
Positiviste – Issues d'expériences en situation réelle ou de laboratoires ou
extraites de cohortes. Essentiellement numériques, rigoureuses et répliquables.
Interprétative – Données empiriques : Formes diverses (narratives,
visuelles), riches et « en profondeur ».
Critique – Issues du dispositif à construire, des évaluations, des pratiques
sociales de référence, des discours... Traitement des
données
Positiviste – Traitement mathématique, statistique... Interprétative – Analyse de discours, de contenu...
Critique – Varié, adapté à la situation vécue : Analyse de système,
résolution de problème... « Objets
trouvés » et attendus
Positiviste – Caractérisation du réel, administration de la preuve,
production de règles ou de lois accompagnées des dispositifs répliquables qui les ont rendues possibles.
Interprétative – Construction de sens, production d'études de cas.
Critique – Détermination du possible, production d'outils et de situations
pour éclairer les pratiques et innover. Valeurs de la
connaissance, critères de validité
Positiviste – Vérificabilité, confirmabilité, réfutabilité.
Interprétative – Idiographie, empathie (révèle l'expérience vécue par les
acteurs)